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ses courtisans qui pouvaient être choqués par l'étalage des petites misères de notre humanité; l'espèce de gêne que nous éprouvons devant les apothicaires de Molière, alors même que nous rions d'eux le plus bruyamment, les plus grands personnages d'alors ne l'éprouvaient pas. Une sourde irritation contre nos maladies et nos faiblesses, un constant souci de la propreté nous font cacher ce qu'il y a de moins noble dans nos besoins et dans nos actes; sommes-nous obligés d'en parler, nous en rougissons. D'ailleurs, le progrès des temps a presque supprimé certains ustensiles et presque rendu gothiques certains mots : le docteur Eguisier a démodé les seringues; on ne parle presque plus de lavements, mais de douches ascendantes et d'irrigations. On était singulièrement loin de cet état de choses au XVIIe siècle. Héroard, médecin de Louis XIII, notait chaque jour avec un soin religieux la couleur, la densité, la quantité des évacuations de son auguste client. Autant, ou à peu près, en faisaient les médecins de Louis XIV. « Le Roi prit à son réveil un bouillon purgatif...., duquel il fut purgé... jusques à neuf fois, de matière très louable.» Telle est une des mentions du Journal de la santé du Roi, où l'on en trouverait un bien grand nombre d'analogues, car les jours de médecine revenaient souvent pour Louis XIV. Son père, en une seule année, s'était senti infliger quarante-sept saignées, deux cent douze lavements et deux cent quinze purgations: pourquoi les médecins se seraient-ils moins occupés du fils? Et ne croyez pas que toute cette médication restait un secret entre le Roi d'une part, ses médecins et ses apothicaires de l'autre. L'étiquette exigeait que toute la cour fût au courant des purgations royales, et le souverain ne pouvait accorder de plus grande faveur à un courtisan que de le recevoir alors qu'il était assis sur certain meuble très familier. Ainsi, au reste, recevaient Mme de Maintenon, la duchesse de Bourgogne et d'autres princesses. Fort nom

breuses, parfois fort luxueuses, les chaises percées jouaient un grand rôle à Versailles, et quelques-unes de nos pudeurs les plus naturelles y étaient à peu près inconnues. Citerai-je un passage de Saint-Simon touchant la duchesse de Bourgogne? Je ne l'oserais pas, s'il n'était si caractéristique et si instructif :

J'ai décrit ailleurs la position ordinaire où le Roi et Mme de Maintenon étoient chez elle. Un soir qu'il y avoit comédie à Versailles, la princesse, après avoir bien parlé toutes sortes de langages, vit entrer Nanon, cette ancienne femme de chambre de Mme de Maintenon dont j'ai déjà fait mention plusieurs fois, et aussitôt s'alla mettre, tout en grand habit comme elle étoit et parée, le dos à la cheminée, debout, appuyée sur le petit paravent entre les deux tables. Nanon, qui avoit une main comme dans sa poche, passa derrière elle et se mit comme à genoux. Le Roi, qui en étoit le plus proche, s'en aperçut, et leur demanda ce qu'elles faisoient là. La princesse se mit à rire, et répondit qu'elle faisoit ce qu'il lui arrivoit souvent de faire les jours de comédie. Le Roi insista. « Voulez-vous le savoir, reprit-elle, puisque vous ne l'avez point encore remarqué? C'est que je prends un lavement d'eau. Comment s'écria le Roi, mourant de rire, actuellement, là, vous prenez un lavement ? Eh! vraiment oui, dit-elle. Et comment faites-vous cela ?» Et les voilà tous les quatre à rire de tout leur cœur. Nanon apportoit la seringue toute prête sous ses jupes, troussoit celles de la princesse, qui les tenoit comme se chauffant, et Nanon lui glissoit le clystère. Les jupes retomboient, et Nanon remportoit sa seringue sous les siennes ; il n'y paraissoit pas. Ils n'y avoient pas pris garde, ou avoient cru que Nanon rajustoit quelque chose à l'habillement. La surprise fut extrême, et tous deux trouvèrent cela fort plaisant... Depuis la découverte, elle ne s'en contraignit pas plus qu'auparavant1.

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S'étonnera-t-on maintenant que le grand Roi fût disposé à rire de ce qui ferait plutôt pleurer M. Bergerat? et trouvera-t-on encore que le goût de Molière pour la scatologie est inexplicable? Après lui, le théâtre comique a exploité la même veine. Le Géronte du Légataire universel se médicamente autant qu'Argan, et il est infiniment moins plaisant, parce que sa maladie n'est nullement ima

1. Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon, éd. Chéruel, t. X, 1857, p. 86.

ginaire; M. Purgon, M. Fleurant et les deux Diafoirus avaient des noms assez expressifs, mais que dire du Clistorel de Regnard, et surtout de cet apothicaire du dramaturge magistrat Nolant de Fatouville M. Visautrou, << le premier homme du monde pour mettre un lavement en place »?

Ainsi les facéties médicales de Molière ne sont pas plus risquées que celles de ses successeurs, elles ont été tout à fait naturelles en leur temps, et elles nous amusent aujourd'hui. A bon droit? Oui, parce qu'elles sont relevées par des caractères remarquables, dont je dois ici indiquer un certain nombre en quelques mots.

C'est d'abord ce qu'il y a d'ample, de démesuré, j'allais dire d'épique dans quelques-unes de ces fantaisies. « Il ne faut jamais craindre d'être exagéré, a dit Flaubert, tous les très grands l'ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière. Il s'agit de faire prendre un lavement à un homme (dans Pourceaugnac), on n'apporte pas une seringue, non, on emplit le théâtre de seringues et d'apothicaires; cela est tout bonnement le génie dans son vrai centre, qui est l'énorme. Mais, pour que l'exagération ne paraisse pas, il faut qu'elle soit partout continue, proportionnée, harmonique à elle-même; si vos bonshommes ont cent pieds, il faut que les montagnes en aient vingt mille, et qu'est-ce donc que l'idéal si ce n'est ce grossissement-là? » Flaubert a raison encadrée par les fourberies énormes des Sbrigani et des Nérine, par la naïveté énorme du gentilhomme limousin, par l'énorme clameur des soi-disant enfants de Pourceaugnac : « mon papa, mon papa », l'énorme poursuite des apothicaires devient quelque chose comme l'idéal de la grosse bouffonnerie gauloise.

Ailleurs, la fantaisie n'est pas dans la mise en scène, mais dans un trait, dans un mot, d'une drôlerie imprévue et irrésistible. « Allez, Monsieur », riposte Béralde à une impolitesse de M. Fleurant, «< allez, Monsieur, on voit bien

que vous n'avez pas accoutumé de parler à des visages. » Ailleurs, c'est avec une sorte de poésie que le fanatisme des médicastres s'exprime sur le compte de leurs préparations. Quoi de plus délicat que le mémoire de M. Fleurant : « Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter et rafraîchir les entrailles de Monsieur ». Et quelle majesté dans les plaintes de M. Purgon : « Je viens d'apprendre là-bas, à la porte, de jolies nouvelles qu'on se moque ici de mes ordonnances, et qu'on a fait refus de prendre le remède que j'avois prescrit... Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d'un malade contre son médecin... Un clystère que j'avois pris plaisir à composer moi-même..., inventé et formé dans toutes les règles de l'art..., et qui devoit faire dans des entrailles un effet merveilleux » !

Et voici encore l'outrance, mais l'outrance dans la peinture de la naïveté, de la prévention, de la sottise. Avec quel regret Argan, cédant aux railleries de Béralde, fait-il éloigner le clýstère que lui apportait M. Fleurant, et avec quelle passion le redemande-t-il quand les menaces de M. Purgon l'ont effrayé ! Quelle foi témoigne l'apothicaire de Pourceaugnac dans les remèdes de son ami le médecin, lequel pourtant a déjà expédié trois de ses enfants dans l'autre monde! « Il ne me reste plus que deux enfants, dont il prend soin comme des siens; il les traite et les gouverne à sa fantaisie, sans que je me mêle de rien; et le plus souvent, quand je reviens de la ville, je suis tout étonné que je les trouve saignés ou purgés par son ordre. » Vous reconnaissez ce ton c'est celui de la comédie << rosse » contemporaine; et vous voyez ce que, sous cette fantaisie débordante, se cachent d'observations sur l'âme humaine, en même temps que de renseignements sur les médecins et sur la médecine, tels que les concevait Molière.

:

III

Sur la valeur de la science médicale elle-même, nous trouvons dans les œuvres de Molière des textes contradictoires. << La médecine est un art profitable », dit la préface du Tartuffe en 1669, <<< et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons. » Mais Don Juan avait dit en 1665 : « C'est une des grandes erreurs qui soit parmi les hommes »; et Béralde devait répéter en 1673: « Je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes. » Qui faut-il croire? Don Juan, étant impie en tout sauf en arithmétique, pouvait bien être aussi impie en médecine, sans que Molière prît son opinion à son compte; mais, d'autre part, la préface du Tartuffe est un acte de politique, où le poète, enfin vainqueur de la cabale qui opprimait son chefd'œuvre, cherche à consolider sa victoire en amadouant ses ennemis; encore ne le fait-il pas sans malignité, puisque la phrase à l'éloge de la médecine est aussitôt suivie de cette autre : « et cependant il y a cu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes ». - Béralde, en cette affaire, a le grand tort de parler à la veille de la mort de Molière, alors que le poète, à bout de forces, et ne trouvant dans la médecine aucun secours, devait naturellement en vouloir à une science qu'il trouvait aussi impuissante. Il semble que cette rancune se trahisse dans le passage où Béralde se permet de parler au nom de Molière lui-même. << Tant pis pour lui, dit Argan, s'il n'a point recours aux remèdes. » Et Béralde : «< II a ses raisons pour n'en point vouloir, et il soutient que cela n'est permis qu'aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie; mais que,

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