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bonne, c'est une chose considérable assurément; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu'il est très bon de ne s'y point frotter... George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m'est effroyable maintenant, et je n'y rentre point sans y trouver quelque chagrin.

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Hé bien! George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite. Voilà ce que c'est d'avoir voulu épouser une Demoiselle l'on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger, et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L'égalité de condition laisse du moins à l'honneur d'un mari liberté de ressentiment; et si c'étoit une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tåter de la noblesse, et il vous ennuyoit d'être maître chez vous.

Vous l'avez voulu, vous l'avez voulu, George Dandin, vous l'avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut; vous avez justement ce que vous méritez 1.

Telle est la plainte qui retentit tout au long de cette œuvre; tel est le leitmotiv de cette symphonie doulou

reuse.

« Douloureuse », ai-je dit? Eh! oui, depuis la comédie larmoyante et les déclamations romantiques, nous sommes devenus plus sensibles; depuis la Révolution française, nous sommes devenus plus démocrates; et de ce pauvre mari qui souffre, de ce bourgeois accablé par des hobereaux, nous sommes constamment tentés d'avoir pitié. De plus, 5, que voyons-nous dans les œuvres de notre temps où un mari comme George Dandin est victime d'une coquine comme Angélique ? L'action est grave, le dénouement est plus grave encore; au dernier acte, ou bien le mari s'inspire de l'Évangile, et il pardonne, avec des gestes solennels; ou bien il s'inspire de la tirade fameuse de Dumas fils : « tue-la », et il met pour jamais sa femme hors d'état de le trahir : il y a, parmi les auteurs, l'école du

1. Acte I, sc. I; acte I, sc. 1; acte I, sc. VII.

bénitier et l'école du revolver, comme a dit spirituellement M. Chantavoine. Comment toutes ces influences: sensibilité croissante, démocratie montante, souvenir de drames poignants, n'assombriraient-elles pas pour nous George Dandin? Un jour, un éminent acteur de la Comédie-française, Got, s'est laissé aller à jouer George Dandin dans la manière noire : c'était triste à mourir, nous ont dit ceux qui l'ont entendu; cela réalisait tout à fait le mot de Michelet: «< George Dandin est douloureux ».

Michelet et Got auraient fort étonné Molière. Le comique de Molière, comme celui de ses contemporains, est volontiers cruel, mais il reste du comique; les nasardes pleuvent sur la tête des Dandin, des Pourceaugnac, des M. Jourdain, mais Molière ne se laisse pas aller à l'attendrissement; la comédie qu'on nous donne confine au drame, mais elle est intimement mêlée à une farce le Paysan mal marié ferait pleurer, mais le Mari confondu fait rire aux éclats.

Et ce mélange du drame et de la farce, dont nous venons de signaler l'importance pour le ton général de l'œuvre, est remarquable aussi pour ce qui concerne sa composition.

La vieille farce française, que Molière avait cultivée en province, au lieu d'une intrigue ne comportait guère qu'une situation. Lors donc que Molière voulait développer et mettre en trois actes une de ses anciennes farces, il avait le choix entre deux procédés ou bien corser la situation par les préliminaires et les menus incidents. qu'elle comportait, ou bien la répéter en la variant. Il avait usé du premier procédé dans le Médecin malgré lui, c'est du second qu'il use dans George Dandin.

Lubin révèle maladroitement au mari qu'Angélique est là dehors pendant la nuit, en conversation avec Clitandre; le mari mande son beau-père et sa belle-mère pour leur faire constater la conduite de leur fille. Cepen

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dant, Angélique veut entrer dans la maison, Dandin s'y oppose; elle fait semblant de se tuer, il sort; la porte entrebâillée livre passage à Angélique, qui la referme sur son mari; quand les beaux-parents arrivent, c'est lui qui a l'air d'un coureur et qui reçoit les plus vifs reproches; on le force même à demander pardon à Angélique. C'est à peu près la Jalousie du Barbouillé, et c'est le troisième acte de George Dandin.

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Comment sont faits les deux actes précédents? de la même façon dans chacun nous avons une confidence de Lubin, un appel de Dandin à son beau-père et à sa bellemère, une confusion et une amende honorable du mari. Cela est monotone, au fond; mais cela est plaisant par la variété des incidents, des attitudes et des paroles (voilà pour la farce). Et cela est profondément philosophique et triste par l'audace croissante de la femme et l'enlisement progressif du mari (voilà pour la comédie ou pour le drame). Figurez-vous un ouvrier pris sous des décombres : il fait un mouvement pour se dégager, et la masse qui est sur lui augmente et pèse davantage; un second mouvement, le péril s'aggrave; un troisième, et il est écrasé. C'est l'histoire de George Dandin. Un galant a envoyé un billet doux à sa femme, et, pour avoir voulu protester, il a dû faire ses excuses au galant; - le galant a fait visite à sa femme, et, pour avoir trouvé la chose mauvaise, il a été sa femme est sortie en pleine nuit pour parler à son Clitandre, et, pour avoir jugé que c'en était trop, le voilà à genoux devant la coquine à lui demander pardon. C'est en vain qu'à plusieurs reprises il a eu l'espoir singulier espoir, bouffon et lugubre — de prouver son infortune: « Dieu merci! mon déshonneur est si clair maintenant, que vous n'en pouvez douter. O ciel! seconde mes desseins, et m'accorde la grâce de faire voir aux gens que l'on me déshonore. » Maintenant, c'est fini le : pauvre Dandin est écrasé : « Ah! je le quitte

bâtonné et humilié;

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maintenant, et je n'y vois plus de remède; lorsqu'on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu'on puisse prendre, c'est de s'aller jeter dans l'eau la tête la première.

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Ira-t-il? Non, car ce dénouement ne serait à la fois ni assez bouffon, ni assez triste. L'opéra pastoral dont nous avons parlé reprend ; les amis de Bacchus entraînent Dandin avec eux; au milieu des éclats de rire, Coupeau va oublier ses soucis à l'Assommoir.

Si l'étude du sujet, du ton, de la composition nous montre ainsi dans George Dandin la fusion intime d'une farce et d'une comédie plus sérieuse, autant en ferait l'étude des personnages. Clitandre est le bellâtre titré, dont toute pièce de ce genre a encore besoin, et c'est aussi le M. de la Hannetonnière ou le M. de la Papillonnière de notre ancien théâtre. Lubin et Claudine ont des rôles de farce. Angélique, fine, distinguée de manières et de langage, foncièrement perverse, est un personnage admirablement étudié qui pourrait figurer dans un drame. Nous connaissons bien maintenant les deux faces de Dandin. Et quant aux Sotenville, ce sont des caricatures fort amusantes, mais qui devaient au xvir siècle paraître criantes de vérité: couple inséparable, comme un M. et une Mme Denis dont les ancêtres seraient allés aux croisades; ne s'adressant l'un à l'autre qu'avec des « mamour », des « mon fils » et des « monsieur de Sotenville »; parlant de leur noblesse assez pauvre et gueuse avec un respect profond, et n'ayant à la bouche que des termes de blason mâles, femelles, forligner, forfaire; annonçant leur venue par des «< corbleu ! » qui paraissent au vieux hobereau du meilleur ton; offrant à Clitandre de courre un lièvre, bien que leur meute doive être fort misérable, et s'efforçant vainement d'apprendre à leur lourdaud de gendre comment on parle à des gentilshommes.

IV

Et maintenant, n'ai-je pas quelques réserves à faire sur la moralité des deux œuvres que je viens d'étudier?

Sauf en quelques rares endroits, l'Amphitryon de Molière est une merveille de finesse et d'ingéniosité littéraire, et l'auteur, si délicat lui-même, du livre sur la Délicatesse dans l'art, Constant Martha, n'a pas manqué d'y insister. << Dans la comédie, dit-il, il faut laisser beaucoup à deviner, par la raison que la nature vulgaire des sujets risque toujours d'entraîner l'auteur au delà des justes limites. C'est là que l'agrément consiste souvent dans la mesure et dans les sous-entendus. Le chef-d'œuvre en ce genre est l'Amphitryon de Molière, où, du commencement à la fin, le plaisir du spectateur est de découvrir ce que le poète a si bien voilé. Même on peut dire que tout le charme de cette comédie est dans ce voile à la fois si discret et si transparent, car l'incroyable bizarrerie de l'aventure n'aurait pas d'intérêt, si nous n'avions pas le mérite de la pénétrer nous-mêmes 1. » Voilà qui va bien; mais ce charme même n'a-t-il pas quelque chose de malsain? la subtile distinction de Jupiter entre le mari et l'amant, si elle est littérairement fort agréable, ne constitue-t-elle pas aussi, du point de vue de la morale, un jeu bien dangereux ? pourquoi faire rire d'un mari fort estimable et qui n'a mérité en rien sa disgrâce? pourquoi nous présenter une honnête femme dans une situation aussi équivoque que celle d'Alcmène ?

George Dandin, où la fantaisie a moins de part, où la peinture de la réalité est plus sensible, a soulevé plus de critiques encore, et cela presque dès son appa

1. La Délicatesse dans l'art, p. 113-114.

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