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comédie, ce faisant, ne serait aucunement dans le sien. La comédie fait rire d'un travers et n'a qualité, ni pour faire rire du crime (ce qui serait fort peu naturel), ni pour le châtier avec indignation (ce qui fausserait sa nature). Elle n'use de certains personnages que pour mieux assurer la peinture et la punition des autres, de ceux qui sont proprement ses justiciables. Ainsi, elle se moque d'Arnolphe, parce qu'il a voulu abêtir et enfermer une jeune fille pour s'en faire aimer; elle ne s'occupe pas d'Agnès, sinon en tant qu'elle sert à rendre ridicule Arnolphe et à le punir. Elle se moque d'Harpagon, parce qu'il se prive bêtement de tout: elle ne s'occupe pas de Cléante, sinon en tant qu'il fait ressortir ce qu'a de ridicule et de malfaisant la conduite de son père. Elle se moque de M. Jourdain, parce qu'il veut singer les personnes de qualité : elle ne s'occupe pas de Dorimène ou du Comte, sinon en tant qu'ils infligent à M. Jourdain les leçons qu'il mérite. Elle se moque de George Dandin, parce qu'il a cédé à la vanité d'avoir une femme plus fine que lui et titrée : elle ne s'occupe pas d'Angélique, sinon en tant qu'elle est l'instrument par lequel le bon sens se venge de George Dandin. Mais le parterre, en riant de George Dandin, applauditil vraiment à l'infidélité, au mensonge, à l'impudence d'Angélique? Le parterre approuve-t-il la coquine? Non certes! Interrogez-le: il la condamnera, au contraire, et tout ce qu'il peut faire pour elle, c'est d'admettre qu'il y a à son crime quelques circonstances atténuantes, dont la constatation nous conduit à d'utiles leçons morales: pourquoi Dandin a-t-il voulu satisfaire sa gloriole en épousant Angélique et sans chercher à s'en faire aimer? pourquoi M. et Mme de Sotenville ont-ils vendu leur fille à ce paysan qu'elle n'aimait point? Ici tout le monde est coupable; et sans doute il reste que le comique de Molière est cruel, que le spectacle de la fourberie triomphante est déplaisant, que peut-être les personnages vicieux pourraient

laisser Molière moins impassible; mais le poète est resté dans son rôle et a fait son office, sans avoir les noirs desseins qu'on lui attribue.

Et si l'audace de Molière nous paraît encore trop grande, ne poussons pas l'injustice jusqu'à méconnaître sa réserve sur un point très important. Nous avons vu que Molière avait jugé inutile d'avilir Célimène pour nous montrer à plein la coquetterie, de même que Racine avait jugé inutile d'avilir Hermione et Bérénice pour nous montrer à plein la jalousie et la résignation en amour. Nous retrouvons la même discrétion, plus méritoire encore, chez les deux poètes en ce qui concerne l'adultère. La Phèdre de Racine aime son beau-fils, mais malgré elle, et

De l'opprobre éternel dont la honte la suit
Jamais son triste cœur n'a recueilli le fruit.

L'adultère n'est nulle part dans Molière, sauf, disent quelques-uns, dans George Dandin; et dans George Dandin même, il est une menace, il est peut-être un projet, il n'est pas un fait. Comme tout a changé depuis Molière ! et comme l'adultère s'est étalé! Nous avons revu Phèdre dans un roman et dans un drame d'Émile Zola ; mais elle était si loin d'éprouver la «< douleur vertueuse » qu'elle avait éprouvée au xviie siècle, que son Hippolyte, fort écœurant lui-même, était cette fois écœuré de son cynisme. Nous avons revu Angélique, par exemple dans une comédie, regardée par beaucoup comme un chef-d'œuvre, d'Henri Becque; combien elle s'était dessalée, hélas! depuis le temps où elle indignait Bourdaloue. La toile se lève un homme fait à une femme, sur laquelle on sent qu'il a tous les droits, qui doit être sa femme, une scène de jalousie ; la jalousie est justifiée, la femme est coupable, nous sommes devant un adultère. Tout à coup on entend un bruit de pas, et la femme dit à l'homme: « Chut! voici mon mari. » L'homme trompé n'était pas un mari, mais un

amant; ce n'était pas de l'adultère simple, c'était de l'adultère double. Et la pièce ne s'appelle pas Clotilde (car Angélique a pris cette fois le nom de Clotilde); elle ne s'appelle même pas une Parisienne; elle s'appelle: la Parisienne. La Parisienne! pourquoi pas la Française ? Cela s'accorderait beaucoup mieux avec le dessein que nos auteurs paraissent avoir formé de donner de nous à l'étranger l'idée la plus fausse et la plus dangereuse1 !

Pour excuser Molière ou pour atténuer ses torts, il suffirait ainsi de le comparer à nos auteurs contemporains. Disons mieux: il suffirait de comparer sa comédie à celle de tous les temps. Avant Molière, c'était Mairet, par exemple, faisant jouer les impudentes Galanteries du duc d'Ossonne, pour ne pas citer pis encore; de son temps, c'était Boursault prodiguant les équivoques les plus grossières; immédiatement après lui c'est l'effronterie de Dancourt; de nos jours ce sont ces opérettes, ces vaudevilles et ces soi-disant comédies, où le déshabillé des actrices n'est peut-être pas encore ce qu'il y a de plus choquant.

La lutte était ardente au xvIIe siècle entre les détracteurs et les partisans du théâtre, et il ne faut donc pas s'étonner que Molière ait été attaqué avec violence; mais il pouvait se targuer et il s'est targué en effet d'approbations passablement inattendues. Le nonce du pape avait agréé la lecture du Tartuffe, et George Dandin (il n'y a pas moyen d'entendre autrement un passage de la Gazette) a été joué devant le nonce, devant le cardinal de Vendôme et le cardinal de Retz. De telles cautions n'étaient pas bourgeoises. Et ce ne sont pas des appuis moins imposants que le poète aujourd'hui encore pourrait opposer aux scrupules, légitimes ou non, de ses plus récents détracteurs.

1.

Depuis que ces lignes ont été écrites, l'Odéon a joué sous ce titre de la Française une comédie, peu dramatique mais aimable, qui est une apologie de la femme de France. De cette sorte d'amende honorable il faut remercier l'auteur, M. Eugène Brieux.

CHAPITRE VI

L'AVARE

I

George Dandin, représenté et fort bien reçu à Versailles, le 18 juillet 1668, ne parut sur la scène du PalaisRoyal que le 9 novembre. Deux mois auparavant, le 9 septembre, Molière donnait à son public une pièce nouvelle en cinq actes: l'Avare. A cette pièce depuis quand travaillait-il?

Il se peut qu'après avoir donné George Dandin, il ait senti le besoin de corser son répertoire avec une grande pièce, tout ce qu'il avait produit depuis le Misanthrone variant de un à trois actes, et que, reprenant son Plaute, il ait conçu et vite réalisé l'idée d'imiter une autre œuvre de l'auteur d'Amphitryon: l'Aulularia, la Marmite. En ce cas, et si l'on tient compte du temps nécessaire pour faire apprendre la pièce aux acteurs, Molière n'aurait guère eu qu'un mois pour écrire ce grand ouvrage. Une telle hâte n'expliquerait que trop les négligences que nous aurons à signaler dans l'Avare.

Elle paraît cependant assez improbable. Il y a plutôt lieu d'admettre que Molière a songé à l'Avare aussitôt après l'Amphitryon; qu'il en a été détourné un instant par la nécessité de composer une œuvre qui s'adaptât mieux aux fêtes de la cour et qui comportât une partie chantée et dansante; qu'il y est revenu ensuite pour la terminer et la mettre en scène.

Ainsi, Molière se serait occupé plus ou moins activement de sa pièce de janvier à juillet 1668.

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Le succès fut d'abord très maigre. Suivant le Bolæana, Boileau était fort assidu aux représentations. « Je vous vis dernièrement, lui dit Racine, à la pièce de Molière, et vous riiez tout seul sur le théâtre. Je vous estime trop, lui répondit son ami, pour croire que vous n'y ayez pas ri, du moins intérieurement. » Ainsi, le public riait peu, et les chiffres des recettes prouvent que ce public était d'abord assez clairsemé. Un peu plus tard, la pièce se releva, mais sans arriver jamais, du vivant de Molière, à un succès très vif; c'est seulement par la suite qu'elle a conquis, parmi les pièces de Molière, le rang où on la met aujourd'hui. Par le nombre de ses représentations, de 1680 à 1906, l'Avare est la troisième des pièces de notre poète, la seconde des hautes comédies: elle a eu à la Comédie Française 1549 représentations, contre 2111 au Tartuffe et 1625 au Médecin malgré lui; les plus favorisées des œuvres de Molière après celles-ci en ont eu de 1220 à 1230. Et cependant, un critique qui avait beaucoup fréquenté le théâtre, Francisque Sarcey, prétendait que le public ne recevait pas de cette œuvre une satisfaction sans mélange, qu'il s'y montrait assez triste et, si l'on osait dire, ennuyé. Il y a ainsi quelque chose d'un peu déconcertant dans l'histoire de l'Avare, et qui correspond peut-être à quelque chose d'un peu déconcertant dans l'œuvre même.

Il est vrai que, si la tradition n'est point erronée, l'Avare souffrit d'abord d'un défaut que nous ne songeons guère aujourd'hui à lui reprocher: on lui en voulut d'être en prose. Et la tradition paraît ici confirmée par la gazette du contemporain Robinet; on y lit au sujet de l'Avarė:

Il parle en prose, et non en vers ;'
Mais, nonobstant les goûts divers,
Cette prose est si théâtrale

Qu'en douceur les vers elle égale.

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