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On pourrait faire toute une étude sur la lutte de la prose et des vers au théâtre, même en se bornant à parler du théâtre français et de la comédie. Le moyen âge n'aurait jamais compris qu'une ligne de prose fût prononcée sur la scène, et toutes les œuvres dramatiques du moyen âge sont en vers, je ne dis pas en bons vers, ni même en vers corrects. En vers aussi sont les premières comédies de la Renaissance, celles de Jodelle, de Grévin, de Baïf et de Belleau; mais bientôt Jean de la Taille, Larivey, Turnèbe, François d'Amboise adoptent la prose. Pourquoi le fontils? Surtout parce qu'ils imitent ou traduisent les Italiens, et que les comédies italiennes ne sont rimées. pas Ontils raison d'adopter cette réforme? Sans doute, s'ils se sentent incapables d'être, en vers, suffisamment précis et naturels. « La rithme, dit Larivey, n'est requise en telle manière d'escrire pour sa trop grande affectation et abondance de paroles superflues. » Et il ajoute: « Il m'a semblé que le commun peuple, qui est le principal personnage de la scène, ne s'estudie tant à agencer ses paroles, qu'à publier son affection, qu'il a plustost dicte que pensée. » — Enfin, la réforme des La Taille, des Larivey et des Turnèbe est-elle de conséquence? Oui, ou du moins elle l'eût été, si leurs pièces avaient été faites pour la représentation publique. Mais, leur théâtre étant essentiellement livresque et constituant ce que Musset appellera plus tard un «< spectacle dans un fauteuil », leur exemple ne prévaut même pas au xvIe siècle, où François Perrin et Jean Godard reviennent aux vers; et il est oublié au XVII, où la farce, où la petite comédie s'écrit en prose(encore n'en est-il pas toujours ainsi), mais où Rotrou, Mairet, Desmarets, Scarron même écrivent en vers leurs grandes comédies. Parmi les comédies de quelque valeur, on ne voit guère que le Pédant joué de Cyrano de Bergerac qui fasse exception. Molière, qui écrit en vers même Sganarelle, ne laisse la Princessé d'Élide chaussée d'un seul

brodequin que parce que le temps lui manque pour lui chausser l'autre, et il n'écrit Don Juan en prose que parce que Don Juan est une œuvre assez irrégulière et composée dans des conditions très spéciales. On sait d'ailleurs que le préjugé contre l'emploi de la prose amena le remplacement du vrai Don Juan par une contrefaçon arrangée au goût du public et que le texte vigoureux de Molière fit bientôt place sur le théâtre aux pâles vers de Thomas Corneille. Ainsi, il n'est pas étonnant que, dans une certaine mesure, l'Avare ait souffert de la forme à lui donnée par Molière, jusqu'à ce que Fénelon, en 1714, s'avisât de trouver que les pièces en prose de Molière, et notamment l'Avaré, étaient moins mal écrites que les pièces en vers;

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et surtout jusqu'à ce que ce fût un lieu commun de dire que la prose, avec sa familiarité, son naturel, sa souplesse, était le vrai langage de la comédie de mœurs.

Mais il ne faut pas exagérer le tort que le style de l'Avare a pu lui faire: ce tort, à mon sens, ne peut avoir été qu'assez faible. Arrivons donc à l'étude de l'œuvre ellemême: peut-être trouverons-nous ce qui en elle a charmé le spectateur et ce qui l'y a déconcerté.

II

Si le Misanthrope est sans doute la pièce de Molière où l'on a le moins trouvé à signaler d'imitations introduites par le grand << profiteur », l'Avare est en revanche la pièce à laquelle on paraît avoir découvert le plus de sources. Paul Mesnard, dans sa grande édition de Molière, nous en indique un bon nombre, et cependant il ne dit pas tout, car, outre qu'il a une tendance à douter, toutes les fois que cela est à la rigueur possible, des emprunts de Molière, on a fait des découvertes nouvelles, depuis que son édition a été publiée. M. Émile Roy surtout a étudié les ressem

blances qui existent entre l'Avare de Molière, d'une part, et, de l'autre, l'Avare cornu de Doni, le Francion de Sorel, et d'autres œuvres encore. MM. Martinenche et Huszár ont fait des rapprochements entre notre comédie et diverses pièces espagnoles. Maints érudits ont conté des anecdotes du XVIe siècle dont Molière aurait aussi tiré parti. De sorte que, si je voulais vous entretenir des sources réelles ou possibles de l'Avare, j'aurais à vous rappeler l'histoire des époux Tardieu, des Maslon de Bercy, et peut-être du père Poquelin. J'aurais à vous entretenir, non seulement de la Marmite de Plaute, mais des Supposés de l'Arioste, des Esprits et de la Veuve de Larivey, de la Sœur de Rotrou, de la Belle Plaideuse de Boisrobert et de la Dame d'intrigue de Chappuzeau, de l'Avare cornu de Doni, du Francion de Sorel, du Châtiment de l'avarice de Scarron (ou plutôt de doña Maria de Zayas y Sotomayor), de canevas italiens anonymes comme le Docteur Bachettone, Arlequin dévaliseur de maisons, etc...

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Il est vrai que j'aurais des réserves à faire. De quelle date sont ces canevas? on n'en sait rien; et par suite, la question de priorité est impossible à trancher, et par suite encore, il y a de fortes chances pour que les canevas italiens aient été faits d'après l'Avare, non l'Avare d'après ces canevas. Toutes les anecdotes que l'on cite sontelles authentiques, et Molière les a-t-il connues? Nouveau point d'interrogation. Des autres imitations signalées beaucoup sont plus indiscutables; mais un certain nombre peuvent être involontaires et inconscientes; toutes sont le fait d'un artiste qui s'y est montré original et qui les a adaptées à son dessein. Je pourrai donc m'abstenir d'insister sur la plupart d'entre elles dans un livre d'où tout appareil d'érudition doit être proscrit. J'ai tenu seulement à en signaler l'abondance.

« On ne trouvera pas dans toute la comédie de l'Avare quatre scènes qui soient de l'invention de Molière », disait

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Riccoboni qui, étant comédien et auteur italien, était à sa façon orfèvre, ou, comme dit le proverbe, prêchait pour sa paroisse. Il ajoutait que l'Avaré était une marqueterie où l'assemblage des morceaux empruntés avait coûté plus de peine à Molière que l'invention de deux comédies entières. L'exagération est évidente, et aussi la méconnaissance du génie de Molière et de ses procédés de composition; car, là où il ne s'est pas amusé à suivre un modèle unique, comme pour Amphitryon, il prend de toutes mains, il est vrai, mais non pour ajuster minutieusement ce qu'il a pris. Ce qu'il emprunte ainsi, il le fond, il le mêle à des éléments personnels, de façon à obtenir un ensemble homogène et original. Seulement, il a pu arriver ici ou là que les matériaux empruntés, étant trop nombreux, trop disparates, se soient insuffisamment fondus, se soient insuffisamment mêlés. Si Riccoboni s'était borné à dire qu'un pareil accident était survenu pour l'Avare, je crois qu'il faudrait lui donner raison. Nous allons voir qu'il serait ridicule de marchander son admiration à ce chefd'œuvre, mais qu'il est difficile aussi de trouver une suffisante unité, soit dans le personnage même de l'Avare, soit dans la composition générale de la comédie.

III

Le personnage de l'Avare a une importance capitale dans l'œuvre à laquelle il a donné son titre, puisque cette œuvre est une comédie de caractère, c'est-à-dire une comédie où tout doit être subordonné à la peinture d'un personnage que domine un vice ou un travers. Or, ce personnage, Harpagon, est en partie composé avec des traits empruntés à l'Euclion qui est, après la marmite où il met son or, le principal acteur de l'Aulularia de Plaute. Il faut donc dire un mot de cette source, qui est d'ailleurs, et de beaucoup, la principale où ait puisé Molière.

Euclion appartient à une famille pauvre, où la ladrerie est héréditaire, et cette ladrerie n'attend qu'une occasion pour se transformer en avarice, lorsqu'un jour l'occasion lui est offerte — magnifique: il trouve un trésor. Enfermer le trésor dans une marmite et cacher la marmite précieuse, c'est pour lui l'affaire d'un instant; mais veiller sur cette marmite, la promener de cache en cache afin d'être plus en sécurité, trembler dès que quelqu'un s'approche de l'endroit où gisent son argent et son cœur, soupçonner tout le monde autour de lui, ce sera l'affaire de ses journées et de ses nuits entières. Euclion a une fille, et, avant la découverte de son trésor, il se conduisait avec elle comme un bon père de famille ; mais que lui importe sa fille maintenant? Elle a été violée par le jeune Lyconide il n'en sait rien; elle est dans une situation critique: il ne s'en est point aperçu ; — le vieux et riche Mégadore la demande en mariage: il l'accorde sans s'inquiéter de ses désirs, mais non sans craindre qu'on n'en veuille à sa chère marmite, et en mettant tous les frais du mariage à la charge du prétendant : « MEGADORE: Accepte, crois-moi, le parti que je te propose, et accorde-moi ta fille. Mais je n'ai pas de dot à lui donner. On s'en passera. Pourvu qu'elle soit sage, elle est assez bien dotée. Je te le dis, afin que tu ne t'imagines pas que j'ai trouvé des trésors. Je le sais ; tu n'as pas besoin de me le dire. Consens. Soit. » Consentement fatal! une armée de cuisiniers envahit la maison pour y préparer le repas de noce, et Euclion meurt de frayeur. « Voyez comme Mégadore emploie tous les moyens pour me surprendre, malheureux que je suis! Sous prétexte de m'envoyer obligeamment des cuisiniers, il m'envoie des voleurs pour me ravir ce cher trésor. Et le coq de la vieille, leur digne complice, n'a-t-il pas failli me perdre? Il s'est mis à gratter autour de l'endroit où la marmite était cachée, et de-ci et de-là. Soudain la colère me transporte; je

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