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timents qu'elle revêt; mais, par endroits aussi, cette prose de l'Avare est trop rythmée et trop poétique; par endroits, elle est lourde, enchevêtrée et (ce qui est extraordinaire chez Molière) peu scénique: ce dernier défaut est très sensible dans la scène d'exposition entre Valère et Élise. Ici, c'est une revision qui a fait défaut, et le travail si nécessaire de la lime.

L'Avare est une œuvre de premier ordre, une des plus fortes de Molière, mais une œuvre dont les riches matériaux ont été insuffisamment fondus et pour la composition de laquelle le temps évidemment a manqué. « Le temps ne fait rien à l'affaire », disait Alceste. Il ne fait rien à l'affaire pour le public, et voilà pourquoi nous avons le droit d'indiquer nos réserves; mais il fait beaucoup pour l'auteur; et, dans sa vie si agitée, le manque de temps a souvent dû chagriner Molière.

CHAPITRE VII

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC ET LES AMANTS

MAGNIFIQUES

L'Avare avait été composé pour les spectateurs du Palais-Royal, pour la ville, comme on disait alors. Plus de deux ans et demi vont s'écouler maintenant avant que Molière donne à la ville une autre pièce. Le voici repris par la cour, à laquelle il va successivement donner Monsieur de Pourceaugnac, les Amants magnifiques, le Bourgeois gentilhomme et Psyché. Et sans doute ni Molière ni les habitués du Palais-Royal ne songeaient à se plaindre. Outre que les œuvres jouées à la cour passaient ensuite à la ville (sauf quelques exceptions, parmi lesquelles les Amants magnifiques), une première retentissante avait été donnée le 5 février 1669, celle de Tartuffe, enfin sauvé de toutes les proscriptions. Le 21 du même mois, la pièce si longtemps maudite avait été jouée chez la Reine, sans doute par ordre du Roi, et, peut-être par ordre du Roi encore, les journalistes déclaraient que la pieuse MarieThérèse avait pris grand plaisir à voir confondre sur la scène l'hypocrisie. Ainsi la permission, l'invitation, pourrait-on dire, était donnée au public d'applaudir, et il ne s'en fit pas faute; la pièce eut quarante-quatre représentations successives, ce qui était un chiffre extraordinaire pour le temps. Triomphant mais discret, Molière remercia le Roi dans son troisième placet, où il demandait une faveur pour son médecin, Nicolas de Mauvillain, celui-là

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même que la Faculté soupçonnait de fournir traîtreusement au poète comique les renseignements dont il avait besoin pour la combattre. « Sire, disait Molière, oserois-je demander encore cette grâce à Votre Majesté le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots; et je le serois, par cette seconde, avec les médecins. » Qu'il fût réconcilié avec les dévots, Molière sans doute ne le croyait guère1; et qu'il tint à se réconcilier avec les médecins, c'est ce que Pourceaugnac ne permet pas de croire. Molière évidemment s'amusait; comme si c'était peu pour lui de vaincre, il voulait encore braver, quoiqu'avec une ironie voilée et fine. Mais ce qui était sincère en lui, c'était sa reconnaissance pour Louis XIV, et il allait encore s'acquitter de sa dette en se faisant plus que jamais, avec Lulli, « l'intendant des spectacles » du grand Roi.

Donc, en septembre et octobre 1669, la cour devait faire un séjour au château de Chambord et voulait être divertie par la troupe du Roi. Molière part de Paris pour trente-trois jours le 17 septembre, arrive à Chambord le 19 ou le 20, donne force représentations, et trouve le moyen cependant de composer, de faire accompagner de musique et de danse, d'apprendre à ses comédiens et de mettre en scène pour le 6 octobre une comédie-ballet en trois actes, où éclate, au milieu de la verve la plus bouffonne, la connaissance la plus précise du droit et surtout de la médecine de son temps: Monsieur de Pourceaugnac. Le tour de force est étonnant, et il nous paraît cependant

1. Peut-être n'y tenait-il pas beaucoup non plus, puisqu'en 1671 encore il allait faire lancer par Scapin, dissuadant Argante de plaider, cette pointe assez imprévue : « Vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu'ils aimeront. » Les Fourberies de Scapin, acte II, scène v.

bien difficile de le contester, si nous pesons les termes qu'emploient l'édition donnée par Molière d'abord, l'édition donnée par La Grange et Vivot ensuite. Molière a-t-il eu pour s'aider quelque ancienne farce de jeunesse, comme pour l'Amour médecin, le Médecin malgré lui et George Dandin? La chose est fort douteuse, puisque nous n'avons de ce fait aucun indice. Molière a été plutôt aidé par des lectures, celle du Polyandre de Sorel surtout, et il a réchauffé sa verve par de vieux souvenirs, de ces souvenirs de jeunesse qui, au milieu de leur humeur la plus morose, ne manquent jamais de dérider les hommes mûrs et les vieillards.

A-t-on remarqué, en effet, le besoin que semble éprouver Molière, au moment où sa santé s'altère, où sa vie s'assombrit, où sa fin approche, de se rappeler ce qu'il a vu de plaisant au temps de ses courses dans les provinces? Il y avait des paysans dans Don Juan et dans le Médecin malgré lui, mais c'étaient des paysans des environs de Paris. Au contraire, nous sommes en pleine province avec le campagnard George Dandin et les hobereaux M. et Mme de Sotenville; nous sommes à Limoges avec Pourceaugnac, et nous allons nous promener au cimetière des Arènes, nous entrons dans l'église de SaintÉtienne, voire chez le traiteur Petit-Jean. Bientôt, nous serons à Angoulême et nous en fréquenterons toute la société distinguée, ou soi-disant telle, chez la comtesse d'Escarbagnas. Les dialectes des pays autrefois traversés par Molière semblent eux-mêmes revenir, si je puis dire, sonner aux oreilles du dramaturge et solliciter sa plume : Sbrigani estropie le flamand, Nérine parle picard, Lucette crie en languedocien, en piscénois; on entendra des gascons dans les intermèdes du Bourgeois gentilhomme. Quant aux types provinciaux mis en scène, ils sont (contrairement aux habitudes classiques que nous avons antérieurement étudiées) dessinés d'un trait si net, peints avec

des couleurs si vives, que, bien vite, une légende se répand. Léonard de Pourceaugnac n'est pas un être d'imagination; il existe en chair et en os; il est à Paris; il s'est vu représenté par Molière quand, le 15 novembre, la pièce a été enfin jouée au Palais-Royal, et il est furieux, comme étaient furieux, quelque cinquante ans auparavant, de bonnes gens qui, venus à l'Hôtel de Bourgogne sans penser à mal, s'étaient reconnus dans les personnages de quelque farce jouée par les Gros-Guillaume, les GaultierGarguille et les Turlupin.

Et, en effet, Léonard de Pourceaugnac n'est pas flatté; peu flattés aussi sont ses compatriotes les Limousins. Contre eux l'acharnement de Molière est tel, qu'une autre légende se formera pour l'expliquer: Molière a été autrefois sifflé par eux à Limoges, et, s'il les ridiculise, c'est pour se venger. Or, rien de pareil n'était sans doute dans la pensée de Molière, et il n'avait d'autre raison d'attaquer les Limousins que de vieilles traditions parisiennes, auxquelles Rabelais s'était conformé déjà, quand il avait raillé l'écolier limousin dans son roman. Mais, quoi qu'il en soit, Limoges n'élèvera pas un monument à Molière, comme Pézenas. On a dit que, si l'auteur de Tartarin était allé à Tarascon, les rues se seraient dépavées toutes seules pour le lapider: qu'auraient donc fait les rues de Limoges pour ce vilain Molière, qui mettait dans la bouche de Nérine des phrases comme celle-ci : « Une personne comme vous est-elle faite pour un Limosin? S'il a envie de se marier, que ne prend-il une Limosine et ne laisset-il en repos les Chrétiens ? »

On voit le ton de la pièce. Abstraction faite du prologue et de l'épilogue obligés en l'honneur de l'amour, Monsieur de Pourceaugnac est une farce, la plus débridée des farces. Seulement, c'est une farce mâtinée de comédie italienne, et ici encore il semble que Molière prenne plaisir à revenir à sa jeunesse et se ragaillardisse au souvenir de l'Étourdi.

T. II. - 12

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