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S'il fallait admettre que, dans cette œuvre, M. Jourdain incarne la bourgeoisie, il est clair que celle-ci aurait quelque droit de se plaindre. Il n'est pas méchant, M. Jourdain, et son désir de s'instruire, sa libéralité, une certaine bonhomie nous le rendent par endroits assez sympathique. Mais il se laisse aller à d'étranges faiblesses, il est égoïste, il est vaniteux, il a le cœur assez bas placé, et surtout il est naïf et gauche à souhait. Qu'il fasse reculer Dorimène afin de la pouvoir saluer selon les règles de son maître à danser, ou qu'il s'embarque dans un compliment dont il ne peut sortir, ou qu'il gobe avidement toutes les flatteries de Covielle, partout sa sottise éclate en pleine lumière. Mais nous n'ignorons pas pourquoi M. Jourdain est ainsi fait. Il y avait à cela une raison d'ordre dramatique, et il fallait que M. Jourdain fût sot pour que la cérémonie turque fût acceptable; il y avait aussi une raison d'ordre psychologique, et la sottise chez M. Jourdain est inséparable du snobisme. S'il n'était pas naturellement sot, M. Jourdain ne singerait pas la noblesse ; s'il ne singeait pas la noblesse, sa sottise n'irait pas s'accentuant de jour en jour. Il y a certes du bourgeois dans M. Jourdain; mais c'est surtout parce qu'il est le bourgeois sans le vouloir, le bourgeois qui se déguise fort maladroitement en gentilhomme, qu'il est ridicule. Il n'incarne donc pas la bourgeoisie.

Mme Jourdain a plus de titres à jouer ce rôle représentatif. Mais il importe de remarquer que des nécessités dramatiques et la nature même des choses la forcent à charger ce rôle et à être une bourgeoise un peu triviale. D'une part, en effet, la comédie vit de l'opposition des caractères il faut qu'à un Sganarelle s'oppose un Ariste, à un Arnolphe un Chrysalde, à un Alceste un Philinte; et dès lors, plus M. Jourdain prétendra être noble, plus Mme Jourdain se déclarera. bourgeoise; plus aussi M. Jourdain voudra avoir des manières et un style relevés, plus Mme Jourdain affectera le laisser-aller et les façons

de parler populaires. Molière avait besoin qu'il en fût ainsi; et, d'autre part, c'est ainsi que les choses se passent d'ordinaire dans un ménage divisé, à mesure que Monsieur aime davantage le coin du feu, Madame aime davantage le monde; et, si Madame affecte un langage trop précieux, Monsieur se sent des envies de dire des gros mots. Ce besoin instinctif de ne point ressembler, de s'opposer même aux gens qui nous déplaisent se sent fort bien dans la scène où Dorante cherche à apprivoiser Mme Jourdain et y réussit si mal.

DORANTE. Vous me semblez toute mélancolique : qu'avezvous, Madame Jourdain ?

MADAME JOURDAIN.

si elle n'est pas enflée.

DORANTE.

vois point?

est.

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J'ai la tête plus grosse que le poing, et

Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la

MADAME JOURDAIN.

Mademoiselle ma fille est bien où elle

DORANTE. Comment se porte-t-elle ?

MADAME JOURDAIN.

Elle se porte sur ses deux jambes. DORANTE. Ne voulez-vous point un de ces jours venir voir, avec elle, le ballet et la comédie que l'on fait chez le Roi ?

MADAME JOURDAIN. Oui vraiment, nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons.

DORANTE. Je pense, Madame Jourdain, que vous avez eu bien des amants dans votre jeune àge, belle et d'agréable humeur comme vous étiez.

MADAME JOURDAIN. Tredame, Monsieur, est-ce que Madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle déjà ?

DORANTE. Ah, ma foi! Madame Jourdain, je vous demande pardon. Je ne songeois pas que vous êtes jeune, et je rêve le plus souvent. Je vous prie d'excuser mon impertinence 1.

que

Nulle part, sans doute, Mme Jourdain ne parle aussi continûment un langage aussi trivial; mais il est certain les locutions populaires, les termes expressifs, les coq-àl'âne dont le peuple raffole s'échappent en foule de sa bouche. Entendez-la. Elle n'est pas sortie de la côte de SaintLouis, et elle n'admet pas que son mari se fasse enharna

1. Acte III, scène v.

T. II. - 14

cher en personne de qualité, comme si, dans cet équipage, il ne restait pas aussi sot par derrière que par devant. Elle est ennuyée de voir qu'il est maintenant carême-prenant tous les jours chez elle; elle sait où veut en venir ce Comte de malheur, qui gratte M. Jourdain par où il se démange, et il lui semble qu'elle a dîné quand elle le voit. Qu'il entre quand elle est aux prises avec quelque ennui, et elle dit avec dépit : << Bon! voilà justement le reste de notre écu » ; qu'il fasse une promesse, et elle ajoute entre ses dents: « Oui, il ne manquera pas... d'y faillir ». Au reste, peu importe la distinction des vers et de la prose; et paladin ou baladin, c'est tout un pour elle.

lui

Faisons-lui un reproche plus grave: elle ne sait pas assez bien prendre son mari; elle ne fait pas à ce grand enfant les concessions qui seraient nécessaires pour le retenir ; et, pour parler son style, elle ne réfléchit pas que, si elle le grattait elle-même, doucement, par où il se démange, peut-être il n'irait pas se faire étriller par d'autres.

Mais, à côté de cela, quelles qualités sérieuses! C'est une femme avisée, à qui les manèges des écornifleurs n'échappent point. C'est une personne de bon sens, qu'on ne déconcerte pas aisément et qui souffre de voir son mari ridicule. C'est une ménagère soigneuse, qui gémit de voir la bourse de son mari au pillage et sa maison à elle, si bien soignée, si bien entretenue, envahie, salie par tant de gens. Peu fière, et convaincue qu'une servante travailleuse et dévouée est un trésor, elle a accordé sa confiance à Nicole, qui, d'ailleurs, si elle est une simple campagnarde, lui ressemble cependant par la verdeur de son langage, par son bon sens et par la guerre qu'elle fait aux lubies de M. Jourdain. Voyez-la, cette bonne Nicole, rire à se tordre, rire à tomber, en poussant des hi hi retentissants, à la vue du bel habit de cérémonie de son maître : mais que la propreté de sa maison soit en jeu, et les fusées de rire ont vite fait de s'éteindre !

MONSIEUR JOURDAIN. Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme celle-là ? qui me vient rire insolemment au nez, au lieu de recevoir mes ordres ?

NICOLE. Que voulez-vous que je fasse, Monsieur ?

MONSIEUR JOURDAIN. Que tu songes, coquine, à préparer ma maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.

NICOLE. Ah, par ma foi je n'ai plus envie de rire; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans, que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur.

MONSIEUR JOURDAIN. porte à tout le monde ?

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Ne dois-je point pour toi fermer la

NICOLE. Vous devriez au moins la fermer à certaines gens'.

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Avec Nicole comme auxiliaire, Mme Jourdain surveille les menées du grotesque amant de Dorimène. Elle soufflette de son indignation la marquise qui se permet de festoyer chez elle. Après quoi, elle lance cette déclaration aussi nette que sobre: « Ce sont mes droits que je défends, et j'aurai pour moi toutes les femmes. »

Même netteté quand il s'agit du mariage de sa fille. Je veux faire ma fille marquise, dit M. Jourdain;

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Oui, marquise.

Hélas! Dieu m'en garde!

C'est une chose que j'ai résolue.

MONSIEUR JOURDAIN. MADAME JOURDAIN. C'est une chose, moi, où je ne consen-* tirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fàcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur grand'maman. S'il falloit qu'elle me vint visiter en équipage de grand'Dame, et qu'elle manquàt par mégarde à saluer quelqu'un du quartier, on ne manqueroit pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, diroiton, cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse ? c'est la fille de Monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la Madame avec nous. Elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands pères vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu'ils payent maintenant peut-être bien cher en l'autre monde, et l'on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. >> Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un

1. Acte III, scène II.

mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire: « Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi ! 1 »

Est-ce uniquement le bon sens qui fait ainsi parler Mme Jourdain? Non, et c'est aussi la tendresse; car Mme Jourdain aime sa fille, et elle sait que Lucile ne peut être heureuse qu'avec Cléonte. Aussi, quand Cléonte a été repoussé par M. Jourdain, c'est elle qui ranime les deux amoureux : «< Cléonte, ne perdez point courage encore. Suivez-moi, ma fille, et venez dire résolument à votre père que, si vous ne l'avez, vous ne voulez épouser personne. » Au dénouement, Mme Jourdain s'emporte quand on lui dit que Lucile a consenti à épouser le fils du Grand Turc« Je l'étranglerois de mes mains, si elle avoit fait un coup comme celui-là. » Mais ne la croyez point: elle est incapable d'exécuter sa menace; seulement, elle ne veut pas que sa fille accepte une union funeste par lâcheté ; il faut que sa fille soit heureuse, et elle est résolue à l'y

forcer.

Et Lucile, en effet, sera heureuse avec Cléonte. Ne faisons pas attention au rôle qu'il joue dans la cérémonie turque; ne faisons pas attention à l'intérêt fâcheux que lui portent Dorimène et Dorante; ne nous demandons même pas trop pourquoi il a comme valet ce zanni italien de Covielle; tout cela, nous l'avons vu, était imposé à Molière par les exigences de la cour et par le programme même des fêtes de Chambord. Mais ce qui n'est dû qu'à l'auteur lui-même, c'est la tendresse, c'est la loyauté, c'est la générosité des sentiments de Cléonte. Voyez-le, piqué contre Lucile, s'efforçant de s'irriter fort contre elle, et ne parvenant qu'à faire éclater tout ce qu'il y a de poésie, de profondeur, d'ardeur dans son amour, Et, lorsqu'il est réconcilié avec Lucile, quand il l'aime plus que jamais, quand il ne rêve que de s'unir à elle, il paierait sans doute

1. Acte III, scène XII.

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