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démener comme des sauvages en train de danser la danse du scalp. Maître à danser et maître de musique sont> modestes, si on les compare au maître d'armes, en qui le geste, le ton de voix, le regard, tout sent l'homme qui a l'honneur de manier une épée. Naturellement, le philosophe est plus infatué encore de sa science que tous ces manieurs d'archet et de fleuret; et, comme si la cuistrerie était contagieuse, voici que le maître tailleur lui-même, tout pénétré de son infaillibilité, affirme que ni les bas ni les souliers fournis par lui ne peuvent être trop étroits; que, pour monter une rhingrave ou assembler un pourpoint, ses garçons sont les plus grands génies du monde, et que l'habit qu'il apporte à M. Jourdain est un chef-, d'œuvre.

rences

Que cachent de solide toutes ces prétentieuses appa? Nous en pouvons juger surtout par la leçon du maître de philosophie. D'accord avec les ouvrages pédagogiques du temps, ou il s'attarde à des minuties sans portée ni utilité pour l'élève, comme dans l'étude sur les lettres, ou il fait des divisions scolastiques et, en croyant tout éclaircir, obscurcit tout de ses formules barbares, comme dans son programme de logique :

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MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

Qu'est-ce que c'est que cette logique ?
C'est elle qui enseigne les trois

Qui sont-elles, ces trois opérations de

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La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton, etc. 1.

Dans le Dépit amoureux, dans le Mariage forcé, Molière avait combattu la scolastique et les arcanes d'une prétendue philosophie; ici c'est plutôt une pédagogie absurde

1. Acte II, scène iv.

qu'il raille, et il n'a pas fini de combattre ce bon combat.

On a beau être un cuistre et un pédant, il faut vivre ; l'honneur est une belle chose, mais l'argent n'en est pas une trop laide non plus. Que faut-il, à tout prendre, préférer du gain ou de la gloire? C'est là le grand problème qu'agitent, dès la première scène, le maître de musique et le maître à danser. Celui-ci insiste en faveur de la gloire, celui-là insiste en faveur du gain :

--

MAITRE A DANSER. Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l'argent; et l'intérêt est quelque chose de si bas, qu'il ne faut jamais qu'un honnête homme montre pour lui de l'attachement, MAÎTRE DE musique. Vous recevez fort bien pourtant l'argent que notre homme vous donne.

MAITRE A DANSER. Assurément; mais je n'en fais pas tout mon bonheur, et je voudrois qu'avec son bien, il eût encore quelque bon goût des choses.

MAITRE DE Mmusique. Je le voudrois aussi, et c'est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tous cas, il nous donne moyen de nous faire connoître dans le monde ;: et il payera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.

Pure discussion académique, on le voit au fond, nos deux artistes sont d'accord, et ce fier maître à danser ne sera pas le dernier à flatter les ridicules de M. Jourdain ; c'est lui qui aura le courage, quand M. Jourdain aura chanté son air... où il y a du mouton, de lui dire : « Vous le chantez bien ». Aussi, regardez à nouveau nos personnages: ce qui frappe en eux, après le pédantisme, c'est l'âpreté au gain. Ayant trouvé une bonne vache à lait, ils entendent la traire comme il faut. Sans parler du tailleur, qui lève un habit pour lui avec l'étoffe de son client, apprenez la musique, dit l'un, et ne manquez pas d'avoir un concert de musique chez vous tous les mercredis où tous les jeudis. N'oubliez là danse, dit l'autre.

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1. Acte I, scène 1.

pas

Et le maître de philosophie se charge d'inculquer à son vieil élève, à défaut des connaissances les plus hautes, les plus modestes, comme l'orthographe et l'almanach. Ce n'est pas tout. Pourvu que l'heure se paie, il ne leur importe pas trop à quoi ils l'occupent, et, si le maître de musique et le maître à danser regardent avec une seinte admiration s'habiller M. Jourdain, le maître de philosophie revoit ses billets doux à une marquise. Ne croirait-on pas déjà se trouver en face de Pétillon, l'ineffable répétiteur de droit dans Bébé, la comédie de de Najac et d'Hennequin ? Mais ne pressons pas trop la comparaison; car nos maîtres sont des convaincus, et Pétillon est un sceptique.

C'est ainsi que la vie nous force à rabattre de nos ambitions. Et elle nous fait sentir quel abîme sépare la théorie de la pratique, et combien il est imprudent de compter trop tôt sur la raison pour forcer la passion à se taire. Molière, interprète de la vie, nous le montre à son tour en nous mettant sous les yeux l'illogisme du professeur de logique et combien est passionné celui qui, au nom de la morale, enseigne aux hommes à modérer leurs passions. Les prétentions du maître d'armes ont choqué le maître à danser et le maître de musique: les deux artistes se sont rués sur le bretteur. Mais leur conciliateur naturel, le philosophe, arrive, et, quand il a prêché le calme et vanté le dédain pour tout ce qui n'est pas la sagesse et la vertu, lui aussi pour la prééminence de son art s'échauffe: il se montre plus que les autres violent, glorieux et disputeur.

Leçon piquante, leçon précieuse et que les individus ne doivent pas être seuls à s'appliquer. Quand la poésie, le roman, le théâtre ont pendant un demi-siècle montré l'homme sensible, lamentablement sensible, brusquement la bête humaine se déchaîne, et ce sont les massacres de Septembre, c'est la terreur acclamée par les tricoteuses. Quand le peuple a longtemps crié avec ivresse : vive la liberté, brusquement il s'aplatit devant un coup de force:

un dix-huit brumaire ou un deux décembre. Et cela ne veut pas dire que l'éducation d'un peuple, comme celle des individus, ne sert à rien; cela veut dire que l'éducation n'est jamais finie, et surtout qu'elle doit être sérieuse, profonde, nullement pédantesque et formelle.

La comédie de Molière corrige-t-elle en riant, conformément à la formule de Santeul adoptée par les Italiens ? C'est une grave question, et qu'il peut être malaisé de résoudre. En voici une qui est toute résolue et sur laquelle nous sommes tous d'accord: la comédie de Molière nous fait réfléchir en riant.

CHAPITRE IX

DU BOURGEois gentilHOMME AUX FEMMES

SAVANTES

I

Nous n'en avons pas fini avec la série de fêtes royales où Molière a joué le principal rôle, et, quatre mois après le Bourgeois gentilhomme, le 17 janvier 1671, paraissait une œuvre tout aussi somptueuse, mais d'un genre bien différent, la tragédie-ballet de Psyché. Cette fois, c'était aux Tuileries que la pièce se produisait, dans une salle fort riche, construite tout exprès pour elle, qui ne servit que pour elle au XVIIe siècle, et où tout était aménagé pour les machines les plus compliquées, pour les splendeurs les plus féeriques: divinités descendant du ciel, Zéphyre enlevant Psyché et ses sœurs dans les airs, un merveilleux palais disparaissant subitement pour faire place à un lieu sauvage, trois cents divinités chantant et dansant sur des nuages au dernier intermède. Quand l'œuvre eut été jouée aux Tuileries pendant tout le carnaval, elle passa sur le théâtre de Molière, qu'il fallut pour cela restaurer et améliorer à grands frais. Aussi n'y parut-elle que le 24 juillet, pour être jouée avec un grand succès: trente-huit fois en 1671, quarante-quatre fois en 1672 et en janvier 1673. A partir de Psyché, le Palais-Royal fut pourvu de douze violons; il s'enrichissait ainsi et il n'est pas peu à peu, inutile de le noter.

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