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était une cause, elle est devenue un effet. La femme de Chrysale, Philaminte, dit, en parlant d'une de ses filles, qui a l'approbation de son père, mais non la sienne :

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux,
Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père,
Ou l'esprit ou le corps, la forme ou la matière1.

Il n'y avait point de mère de famille dans les Précieuses, et l'on pourrait presque dire qu'il n'y avait point d'enfants, car Magdelon n'était point étudiée dans ses rapports avec ses parents, et l'éducation n'avait rien fait pour la gâter. I en doit être tout autrement dans les Femmes savantes : il y aura des enfants, et, pour que la leçon soit plus nette, ce seront des filles, recevant une éducation nullement faite pour leur sexe, une éducation contre nature. Mais l'éducation (c'est du moins l'avis de Molière) ne peut rien que si le tempérament et l'hérédité collaborent avec elle. Quand Philaminte trouvera pour sa prédication un élément favorable, elle arrivera à produire une Armande, c'est-à-dire une précieuse, une philosophe et << une vierge forte », comme dirait M. Marcel Prévost. En lutte avec un élément rebelle, avec un esprit simple et droit, elle ne pourra empêcher Henriette d'être exquise, bien qu'elle la force à être trop réfléchie, trop pratique par réaction, trop femme dès avant le mariage; mais elle se revanchera en la tyrannisant. Il faut à Philaminte un pédant toujours à côté d'elle, comme il faut à Orgon un directeur et à Argan un médecin : elle voudra donc pour gendre un Trissotin. Ce pédant, c'est à Armande, semblet-il, qu'il devrait revenir, et Armande, en effet, l'aime beaucoup en tant que pédant. Mais elle est femme aussi; elle a des sens et un cœur, en dépit de ses prétentions au platonisme; et, en tant qu'homme, ce n'est pas Trissotin

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qui lui plaît. Qu'à cela ne tienne! Armande ayant le droit de faire ses volontés, puisqu'elle est l'élève au moins autant que la fille de sa mère, et Henriette au contraire n'étant bonne qu'à être tyrannisée, c'est Henriette qui épousera Trissotin.

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Ainsi, Molière est en train de combler une autre lacune grave des Précieuses. Pour que l'intrigue pût s'engager, La Grange et du Croisy s'y étaient présentés comme prétendants; il était aussi question de l'amour selon les romans dans une tirade de Magdelon au fond, tout cela ne comptait guère. Il s'agit d'agrandir tout cela et de montrer ce que devient l'amour dans une famille infestée par les prétentions à la science. La chose se pouvait faire de deux façons. Molière avait le droit de nous présenter des jeunes filles qui devenaient des dévergondées en dépit de leurs théories (beaucoup de fémi– nistes finissent en effet par là, et il ne faut pas oublier le mot terrible de Pascal contre les mystiques : « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête »). Il a mieux aimé peindre d'honnêtes femmes, et la leçon n'en est que plus forte. La pédante est-elle mariée ? elle devient froide, sèche et cesse presque d'être une femme c'est Philaminte. Est-elle vieille fille? elle se console avec des chimères, et c'est Bélise. Est-elle jeune encore? elle fait d'abord la renchérie; elle rebute celui qu'au fond elle aime; elle le recherche ensuite, quand elle voit qu'il peut être heureux sans elle et surtout avec une amie ou une sœur à elle; jalouse, elle excite sa mère contre sa sœur et veut qu'on impose à la pauvre fille, au lieu du prétendant qu'elle aime, le prétendant qu'elle hait. Mais elle échoue, et elle souffre, torturée à la fois par la jalousie et par l'amour. Telle est Armande, amoureuse de Clitandre et jalouse d'Henriette; et le caractère est si vrai, que force a été à M. Marcel Prévost de le reprendre à peu près dans sa Frédérique.

Et les prétendants, que deviennent-ils dans ce milieu? La Grange et du Croisy (que, du reste, on entrevoyait à peine) étaient d' « honnêtes gens », mais bien osés dans leur vengeance. Quant à Mascarille et à Jodelet, on ne leur laissait pas le temps de s'implanter auprès des précieuses. En 1672, La Grange et du Croisy sont repris dans Clitandre, « honnête homme aussi, plus élégant, car il est de la cour, mais simple, sincère, voulant s'établir dans une affection durable. Dès lors, comme Clitandre est bien fait de sa personne, il intéresse plus qu'elle ne voudrait celle des précieuses qui est encore capable d'aimer; mais il les choque toutes par la simplicité avec laquelle il se conforme à la nature et par son antipathie pour les pédants. On ne l'accueillera donc pas, au moins jusqu'à ce que la jalousie s'en mêle et que le péril force la femme à se montrer dans la précieuse; et le prétendant qu'on voudra attacher à la famille, ce sera un Mascarille ou un Jodelet, d'ailleurs moins grotesque et plus réel; ce sera un bel esprit vide et même sans cœur: ce sera Tris

sotin.

En ce qui concerne ce dernier, Molière a procédé tout autrement que pour les précieuses. Il aurait pu (avonsnous dit) en faire des dévergondées, et il a mieux aimé en faire d'honnêtes femmes du prétendant préféré il aurait pu faire un pédant à la fois ridicule et honnête; il a mieux aimé en faire une âme basse. Est-ce naturel ? oui; car les deux hypothèses étaient possibles, et la plus intéressante, la plus instructive est celle qu'a choisie Molière. Toute passion exclusive, tout fanatisme rend aveugle, met à la merci des fripons, et attire ces fripons. Pas de M. Jourdain sans quelque Dorante, pas d'Argan sans Bélise, pas d'Orgon sans Tartuffe. Au reste, Molière en a usé avec réserve, et Trissotin n'est pas un hypocrite de préciosité et de pédanterie, c'est seulement un intrigant.

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Telle est la large étude que le souci de mettre la pré

cieuse et la savante au sein d'une famille faisait jaillir de cette simple farce : les Précieuses ridicules.

II

Ne m'étant jamais piqué de tout dire, je n'examinerai pas ce que l'auteur des Femmes savantes doit à ses devanciers Calderon, Desmarets, Saint-Évremond, Furetière, Chappuzeau (et c'est bien peu de chose, en somme). Je ne rappellerai pas davantage quelle a été l'audace aristo-" phanesque de Molière, jetant sur sa scène l'abbé Cotin sous le nom de Tricotin (triple Cotin) ou de Trissotin (triple sot), le mettant aux prises avec Vadius, c'est-à-dire avec son ennemi intime l'abbé Gilles (Ægidius) Ménage, et amusant le public d'un sonnet qui avait été accepté et admiré par « la princesse Uranie », par la grande Mademoiselle elle-même. Je ne montrerai pas Molière faisant reprendre par Clitandre l'éloge du jugement de la cour, déjà commencé par Dorante dans la Critique de l'École des Femmes, et écrasant ainsi ses détracteurs, ceux qui se font tout blancs d'Aristote, entre le parterre et la cour, entre ceux qui se laissent prendre par les entrailles et ceux que guide la distinction naturelle de leur esprit. Je n'insisterai même pas sur certaines théories chères au naturaliste Molière, comme la prédominance de l'hérédité, c'est-à-dire, en fin de compte, de la nature sur l'éducation.

Il semble que la comédie puisse se diviser en trois genres, qui, d'ailleurs, se mêlent souvent, et qui se subdivisent en espèces plus ou moins nombreuses. Ou l'auteur ne veut qu'amuser, même s'il sème çà et là les traits vrais et profonds; ou il veut peindre la vie, comme dans les comédies de mœurs et de caractères ; ou enfin il étudie une question particulière, se sert de son drame pour la présenter au public sous un certain jour, cherche à ame

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ner les spectateurs à sa manière de voir. Même alors, il faut évidemment qu'il amuse, sans quoi le public ne le suivrait pas; il faut qu'il peigne des mœurs et des caractères, sans quoi il enlèverait toute créance à son œuvre ; mais il a un autre objet : il soutient une thèse. Ce genre s'est fortement multiplié de nos jours, où il a inspiré, par exemple les Idées de Madame Aubray de Dumas, Madame Caverlet d'Augier, la Robe rouge de M. Brieux, la Course du flambeau de M. Hervieu, etc... Comme tout est déjà dans Molière, la pièce à thèse (ne discutons pas sur ce terme peu exact) la pièce à thèse est dans Molière, et en bonne place. Elle s'appelle l'École des maris; elle s'appelle l'École des femmes ; elle s'appelle aussi les Femmes savantes, et voilà, semble-t-il, ce qui doit maintenant appeler notre attention.

A vrai dire, le xvIIe siècle, plus curieux de psychologie que de pédagogie ou de sociologie (le premier de ces mots, si à la mode aujourd'hui, eût paru barbare, et le second était fort loin d'être inventé), le xvIIe siècle ne paraît pas avoir envisagé l'œuvre de ce biais. Nous avons, outre un article de de Visé dans le Mercure, des lettres de deux hommes d'esprit, le père Rapin et Bussy; ils louent << la querelle des deux auteurs, le caractère du mari qui est gouverné et veut paraître le maître, le personnage d'Ariste, homme de bon sens et d'une droite raison »; ils critiquent quelques lacunes dans la satire ou quelques invraisemblances; mais des idées même de Molière ils n'ont cure, et qu'il y ait une thèse, c'est ce dont ils ne se doutent pas. Le xvIIIe siècle, plus discuteur et plus novateur, a commencé à voir les choses avec d'autres yeux, et, au xixo, les discussions se sont donné carrière. Puisqu'on créait des lycées de jeunes filles et puisqu'on se passionnait pour ou contre le féminisme (encore un autre mot nouveau !) il était naturel qu'on se demandât si l'on avait Molière pour adversaire ou pour allié. On s'est donc posé la question, et

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