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de cette nécessité dramatique, car il fallait aussi une fille de cette humeur pour ne pas devenir hypocondre auprès d'Argan ou ne pas lui rendre son tablier au bout de quinze jours. Tout ce qu'on peut raisonnablement se demander, c'est comment on ne l'a pas congédiée cent fois; mais elle était protégée par Béline, elle le sera maintenant par Angélique et par Cléante.

J'ai réservé pour la fin, parce qu'il n'y saurait plus être question de procédés, des scènes, qui peuvent être tristes à la réflexion, mais qui, avant tout, sont charmantes par la vérité, le naturel, la naïveté, comme on disait alors: celle des confidences amoureuses d'Angélique à Toinette, et surtout celle de Louison, si admirée par Goethe: << Il y a (dans le Malade imaginaire) une scène qui, toutes les fois que je lis la pièce, me semble toujours le symbole de la parfaite connaissance des planches. Je parle de la scène où le malade imaginaire demande à sa petite Louison si un jeune homme n'est pas allé dans la chambre de sa sœur aînée. Un autre poète, qui n'aurait pas su son métier comme Molière, aurait fait raconter par la petite Louison, tout simplement et de suite, ce qui s'est passé, et tout était fini. Mais quelle vie, quel effet dans tout ce que Molière invente pour retarder ce récit ! D'abord, il représente la petite Louison faisant comme si elle ne comprenait pas son père; puis elle nie savoir quelque chose; puis, menacée de verges, elle se laisse tomber comme morte; puis, comme père laisse éclater son désespoir, elle sort tout à coup de son feint évanouissement avec toute son espiègle gaieté, et enfin tout se raconte peu à peu. Mon explication ne vous donne que la plus maigre idée de la vie de cette scène: mais lisez-la, pénétrez-vous de sa valeur théâtrale, et vous avouerez qu'elle renferme plus de leçons pratiques que toutes les théories 1. >>

son

1. Conversations de Goethe recueillies par Eckermann, t. I, p. 322.

Voilà ce qu'était devenue la farce entre les mains de Molière, même quand elle ne se cachait pas de ses origines. Elle gardait sa gaieté débridée, et, par un miracle de l'art, elle la conciliait avec une étude profonde du cœur humain, avec une satire pleine de vérité, avec d'exquises scènes de mœurs. Molière a eu beau finir par un divertissement de carnaval, nul n'a pu méconnaître, le 17 février 1673, que c'était le génie même de la comédie qui prématurément disparaissait.

Sa famille même a disparu avec lui, car, quatre ans après, en 1677, sa femme se remariait avec le comédien Guérin d'Estriché; et sa fille, Esprit-Magdeleine, mariée en 1705, devait mourir sans postérité en 1723. La troupe qu'il avait fait vivre et rendue prospère parut devoir lui survivre moins encore. A peine son chef était mort, que quelques-uns de ses membres les plus importants la quittaient et que l'insatiable Lulli lui enlevait la salle du Palais-Royal. Mais elle répara ses brèches en s'adjoignant la troupe du Marais, et se transporta rue Mazarine, à l'Hôtel Guénégaud. C'est là qu'en 1680, par ordre du Roi, vint se fondre avec elle la troupe des grands comédiens, celle de l'Hôtel de Bourgogne, si longtemps sa rivale. La Comédie-Française était fondée, la tradition se perpétuait, et les chefs-d'œuvre du maître, si tôt interrompus par une destinée jalouse, étaient du moins assurés de trouver des interprètes dignes d'eux dans ce qui était et devait rester par excellence la maison de Molière.

CHAPITRE XII

LES THÉORIES LITTÉRAIRES DE MOLIÈRE.

CONCLUSION.

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I

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En 1663, dans son Panégyrique de l'École des femmes, Robinet s'excusait d'entretenir son lecteur de pièces aussi peu sérieuses que les Écoles sur ce qu'il rapportait une conversation authentique: «< Autrement, il y auroit peu d'apparences qu'on eût voulu s'attacher expressément à l'examen de quelques farces. En 1665, après Tartuffe et Don Juan, le sieur de Rochemont tonnait contre la farce aux prises avec l'Évangile » et, voulant être juste pour l'auteur qu'il dénonçait, faisait de bonne grâce cette concession : « Il faut tomber d'accord que, s'il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce; et quoi qu'il n'ait ni les rencontres de Gaultier-Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la bravoure du Capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du Docteur, il ne laisse pas de plaire quelquefois et de divertir en son genre. » En 1666, au temps même du Misanthrope, Cotin, dans la Satire des satires, reprochait à Boileau son admiration pour l'auteur de quelques bouffonneries:

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Je ne puis d'un farceur me faire un demi-dieu.

Et en 1670, après l'Avare, Le Boulanger de Chalussay,

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dans son Élomire hypocondre, ne se contentait pas de montrer avec insistance dans Élomire acteur et auteur un bon élève de Scaramouche; il gémissait sur le sort du théâtre français avili, dégradé, et mettait ce dialogue dans la bouche des acteurs Rosidor et Florimont :

ROSIDOR.

Il est vrai qu'Élomire a de certains appas,
Dans les farces qu'il fait, que les autres n'ont pas.

FLORIMONT.

Et c'est de ces appas de qui nous devons craindre
Ce mal dont par avance on me voit déjà plaindre :
Car, pour peu que le peuple en soit encor séduit,
Aux farces pour jamais le théâtre est réduit.
Ces merveilles du temps, ces pièces sans pareilles ;
Ces charmes de l'esprit, des yeux et des oreilles ;
Ces vers pompeux et forts, ces grands raisonnements
Qu'on n'écoute jamais sans des ravissements;
Ces chefs-d'œuvre de l'art, ces grandes tragédies,
Par ce bouffon célèbre en vont être bannies;
Et nous, bientôt réduits à vivre en Tabarins,
Allons redevenir l'opprobre des humains 1.

C'est, en somme, la même plainte qu'en termes plus mesurés exhalait déjà Lysidas dans la Critique:

On m'avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu'il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là-dedans aujourd'hui ; on ne court plus qu'à cela, et l'on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m'en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France 2.

Les détracteurs de Molière avaient-ils raison de lui attribuer une déplorable influence sur la situation et sur les destinées du théâtre? C'est ce que nous examinerons tout à l'heure. Mais ce que nous savons déjà, ce qu'ont surabondamment établi les chapitres qui précèdent, c'est combien ils avaient raison de signaler la constante présence de

1. Élomire hypocondre, acte IV, scène 1 (le Divorce comique). 2. La Gritique de l'École des femmes, scène vi.

la farce dans l'œuvre de leur ennemi, et quel aveuglement sans doute volontaire était le leur, quand ils n'y voulaient voir que la farce.

Molière était trop avisé pour se détourner de sa voie devant de telles criailleries. Laissant coasser ses envieux, il continua à cultiver la farce pure quand ses intérêts ou sa fantaisie le demandèrent; il continua à mêler, à doses, calculées savamment, quelque chose de la farce à ses plus hautes conceptions. Mais ces attaques persistantes eurent peut-être une conséquence: c'est que Molière théoricien affecta d'ignorer la partie bouffonne de son œuvre et ne s'occupa, pour l'expliquer et pour en donner les lois, que de la comédie sérieuse.

Ce Molière théoricien, il y a lieu pour nous de le consulter en terminant.

II

Dans ses années de voyages et d'apprentissage d'abord, puis à Paris, Molière réfléchit beaucoup sur son art; mais il avait trop horreur des pédants pour en disserter ex cathedra. Dès janvier 1660, dans la préface des Précieuses, il se moquait des préfaces en forme d'arts poétiques publiées par des auteurs comme Mairet ou Scudéry: « J'aurois tâché de faire une belle et docte préface, et je ne manque point de livres qui m'auroient fourni tout ce qu'on peut dire sur la tragédie et la comédie, l'étymologic de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste. »

Un peu plus tard, il est vrai, dans l'avertissement des Facheux, après avoir indiqué l'économie de sa pièce, il dit : << Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvoit être mieux, et și tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles. Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites, et je

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