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déclaration d'amour, lui donne une bague, signe et fasse signer un contrat de mariage. Clitandre hésite-t-il, pris d'un tardif scrupule, c'est Sganarelle qui le pousse et qui s'empresse d'assurer l'union des deux jeunes gens. «< Oh! la folle! oh! la folle ! » répète-t-il en se tordant de rire. Il rit encore, que déjà sa fille a été enlevée. Et nous, tout en riant aussi, nous admirons combien la vérité se mêle ici intimement à la fantaisie; nous nous rappelons le mot si juste que, dès 1662, Boileau avait adressé à Molière :

Et ta plus burlesque parole

Est souvent un docte sermon.

CHAPITRE III

LE MISANTHROPE

L'Amour médecin avait été donné à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 22 septembre 1665. Presque aussitôt. la médecine, qui, en 1673, grièvement offensée par le Malade imaginaire, devait (au dire d'un docte médecin du XVIII* siècle) se venger par la mort même de Molière, eut soin de donner à l'imprudent poète une sérieux avertissement. Pendant 55 jours, du 29 décembre 1665 au 21 février 1666, Molière fut malade et dut laisser fermé son theatre. Ce ne fut pas d'ailleurs son seul ennui vers cette époque. Le 4 décembre, il avait fait jouer par ses acteurs une tragédie de son ami Racine, Alexandre le Grand, et il avait tout lieu de penser que le jeune auteur, aidé par lui, répondrait à ses bons procédés par la reconnaissance et l'affection. Mais un poète tient avant tout à ses vers, un dramaturge est prêt à tout pour être applaudi, et Racine ne manquait pas d'égoïsme, au moins en sa jeunesse. Le lendemain de la quatrième représentation d'Alexandre sur le théâtre du Palais-Royal, Racine, trouvant que son œuvre n'était pas assez bien jouée par la troupe de Molière, la laissait jouer chez la comtesse d'Armagnac par les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, et, le 18 décembre, Alexandre figurait sur l'affiche des deux théâtres à la fois. Molière et Racine se brouillaient, et cette rupture blessait le cœur du poète comique (car le plus tendre des deux

n'était pas le tendre Racine, bien qu'il dût peindre bientôt le modèle des amis dévoués, Pylade).

Ajoutons que le mari d'Armande Béjart avait sans doute lieu de s'inquiéter de la coquetterie de sa trop jeune femme; ajoutons que l'auteur du Tartuffe souffrait et s'irritait de voir son chef-d'œuvre toujours proscrit ; et peut-être aurons-nous le droit d'attribuer à l'amertume réelle de Molière quelque chose de l'amertume qui va être sensible dans son œuvre nouvelle, la plus forte peut-être qu'il ait écrite: le Misanthrope, dont la première représentation est du 4 juin 1666.

Il est vrai que le Misanthrope n'est pas une improvisation comme l'Amour médecin; dès 1663, l'Impromptu de Versailles, indiquant les originaux qui s'offraient au pinceau du poète comique, disait : « N'a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche et courent à tous ceux qu'ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d'amitiés?» et c'est déjà là un premier trait de la figure de Philinte; l'année suivante, 1664, le premier acte de la comédie était lu dans les salons, s'il faut en croire Grimarest; mais c'est bien en 1665 et 1666 que l'œuvre fut achevée. Il est naturel qu'elle se ressentît des dispositions de Molière à cette date, d'autant que Célimène, la coquette qui, dans la comédie, faisait souffrir Alceste, devait être jouée par Armande, et que le jaloux grondeur, Alceste, devait être joué par Molière lui-même.

Cela dit, je m'empresse de déclarer que, à mon sens, Molière n'a pas plus voulu se peindre dans Alceste, qu'il n'a voulu peindre Armande dans Célimène; que là, aussi bien qu'ailleurs, il a fait son métier d'observateur et de créateur d'âmes, et que je laisserai complètement de côté la fastidieuse et surtout fallacieuse question de savoir ce que Molière a pu imiter de lui-même, d'Armande, de Montausier, de Boileau, et de vingt autres. Je ne m'arrê

terai pas davantage sur un certain nombre d'autres points, qu'il serait facile de développer: les rapports du misanthrope de Molière avec ceux de Lucien, de Libanius et de Shakespeare; l'absence dans le Misanthrope de ces imitations variées dont Molière est coutumier; - l'abondance, dans la scène des portraits et ailleurs, de ces esquisses comiques dont Donneau de Visé a dit : « Ce sont autant de sujets de comédies que Molière donne libéralement à ceux qui s'en voudront servir1»; — la leçon de goût qu'Alceste a donnée à Oronte et au public, également étonnés de la recevoir; la nécessité, niée par Alceste, et peutêtre trop libéralement admise par Philinte, d'obéir à ce que le monde appelle les convenances, c'est-à-dire à des conventions, voire à des hypocrisies sociales; la part que Molière pourrait revendiquer dans les idées, les théories et le caractère des deux amis qu'il a opposés ; les paradoxes de Rousseau sur Alceste et sur Philinte, et la transformation des deux personnages dans la prétendue suite qui a été donnée au Misanthrope par le docile disciple de Rousseau, Fabre d'Eglantine2. Pourquoi étrangler toutes les questions, à force de vouloir les manier toutes? Quels sont les éléments dramatiques du Misanthrope? de quel art témoigne-t-il ? quelle en est la portée ? quelle place tient-il dans l'évolution de la comédie de Molière et même du théâtre classique français? Voilà vraiment ce qui importe, et voilà ce que nous étudierons rapide

ment.

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1. Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope (dans le Molière de la Collection des Grands écrivains de la France, t. V, p. 436).

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2. Le Philinte de Molière ou la Suite du Misanthrope, comédie représentée sur le Théâtre-Français le 22 février 1790. Le 15 janvier 1905, pour l'anniversaire de la naissance du poète, le Théâtre-Français a donné une autre suite du Misanthrope, qui est un fort piquant pastiche du style et de la versification de Molière : la Conversion d'Alceste, par M. Courteline.

Il n'y a aucun élément dans le Misanthrope, qui n'ait déjà figuré dans le Tartuffe ; et tous les éléments qu'on a pu distinguer dans le Tartuffe, on les retrouve dans le Misanthrope. Seulement, ces éléments composants sont ici dans une proportion tout autre; l'art qui les a assemblés est beaucoup plus discret, et peut-être faudrait-il dire qu'il est trop discret pour le théâtre ; l'ensemble est plus philosophique et plus largement humain. Comparons en quelques mots les deux œuvres.

Un élément, que Molière traite d'ordinaire avec assez de dédain dans sa haute comédie, avait au contraire été l'objet de soins tout particuliers dans le Tartuffe : c'est l'intrigue. L'intrigue est réduite à la portion congrue, elle n'obtient même pas la portion congrue dans le Misanthrope. En quoi peut-on dire, en effet, que l'intrigue consiste dans cette pièce? dans le procès perdu d'Alceste ? évidemment non; dans l'affaire avec Oronte? pas davantage; seul, l'amour d'Alceste pour Célimène forme une charpente dramatique à l'œuvre, et il faut avouer qu'elle I est fort loin d'être massive.

Alceste aime une jeune veuve, Célimène, dont l'humeur coquette le chagrine, et c'est tout ce que contient le premier acte. Au second, Alceste veut que Célimène se prononce une bonne fois entre ses multiples soupirants et lui; mais la présence même de ces soupirants et une affaire importune l'empêchent de formuler assez nettement ses exigences. Une prude, qui jalouse Célimène et qui voit d'un bon œil Alceste, offre de prouver à ce dernier que la coquette ne l'aime point: voilà le troisième acte, qui, du point de vue de l'intrigue, paraît à peu près vide. Le quatrième est plus plein, car Alceste, convaincu par

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