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à demi-mot, nous dit G. Larroumet 2. Racine prétend que Bérénice n'avait pas eu les derniers engagements avec Titus, mais nous savons bien le contraire par l'histoire; il nous donne Hermione pour une simple fiancée de Pyrrhus, mais une simple fiancée, quand on lui rend sa parole, ne se livre pas aux fureurs d'Hermione; Molière dit que Célimène a simplement coqueté avec Alceste, Oronte, Clitandre et Acaste, mais alors c'est une bien inoffensive créature que cette Célimène, et on fait beaucoup de bruit pour peu de chose dans la scène des lettres, au dénouement.

Il est bon sans doute de savoir entendre à demi-mot; mais, quand on se pique d'avoir l'ouïe fine et l'esprit avisé, on risque fort d'entendre ce qui n'a jamais été dit et ce que personne n'a voulu dire. Or, ni la Bérénice de Racine (il ne s'agit pas de celle de l'histoire, Racine ne s'étant jamais astreint à suivre l'histoire servilement), ni Hermione, ni Célimène n'ont été pour leurs auteurs ce que Larroumet veut qu'elles soient, et les textes le prouvent surabondamment. Larroumet n'aurait raison que si ces trois personnages figuraient dans des pièces du xxo ou du xixe siècle. De nos jours, la littérature n'est pas plus discrète dans ses investigations sur les mœurs que dans ses investigations sur la physionomie, le costume et l'habitation d'un personnage; elle n'aime pas peindre la passion sans la pousser à ses derniers excès, elle n'aime pas analyser un vice sans lui faire commettre les pires débordements. Une Célimène qui n'aurait pas trois ou quatre amants paraîtrait par trop une héroïne de pièce ou de roman pour petites pensionnaires, de même qu'une Célimène dont on ne saurait pas où elle a été élevée, combien de temps elle a vécu avec son mari, de quelle fortune elle dispose, quel quartier et quelle rue elle habite, quels cos

1. Racine (collection des Grands Écrivains français), p. 170. Cf. Conférences de l'Odéon, tome XII, Paris, 1900, in-12, p. 187 (Conférence sur Andromaque).

tumes elle aime à porter et quel est le style de son canapé ou de ses fauteuils, ne serait pas digne d'être présentée à des gens qui savent la vie et qui ont lu Balzac, Émile Zola ou Paul Bourget. - Cependant, il faut en prendre notre parti. Ni Racine, ni Molière n'avaient lu Bourget, Zola et Balzac, et ils pensaient que, pour n'avoir encore commis aucun acte dégradant, ni Bérénice, ni Hermione, ni Célimène ne perdaient leur intérêt et leur vérité. Coupables ou non de ce qu'on veut leur attribuer, elles n'en représentaient pas avec moins de force le regret, la jalousie, la coquetterie. Pas n'est besoin que Célimène s'appelle la baronne d'Ange1 pour nous faire comprendre de quels manèges est capable la perfidie, féminine et pour être vivante, à la façon dont nous avons tout à l'heure expliqué la vie de l'art.

Voyez-la en face d'Alceste, quand ce dernier agite avec rage le billet qu'elle a écrit à Oronte; elle avoue ce qu'elle peut avouer, elle nie ce qu'elle doit nier, elle échappe à un éclaircissement difficile par des accents de fierté blessée, elle a recours au grand moyen surtout : << non, vous ne m'aimez pas », et, sans avoir le moins du monde prouvé qu'elle est innocente, elle reprend tout son empire sur Alceste.

Voyez-la aussi en face d'Arsinoé. Certes, la scène où s'expliquent ces deux soi-disant amies est caractéristique du dédain de l'art classique pour un certain réalisme: dans la vie réelle, Arsinoé ne déballerait pas dès son entrée chez Célimène, et sans même consentir à s'asseoir, le paquet de méchancetés qu'elle lui apporte; elle causerait d'abord de choses et d'autres et amènerait de son mieux ce qui est le véritable objet de sa visite. Mais il y aurait là des hors-d'œuvre, du temps perdu sans profit réel, et Molière, autorisé par son public, va droit au plus pressé. Ce

1. Dans le Demi-Monde, d'Alexandre Dumas fils.

procédé n'empêche pas la scène d'être exquise de vérité et de profondeur.

Quand Arsinoé a feint de rapporter, dans l'intérêt même de Célimène, les bruits qui courent sur son compte, Célimène n'a garde de s'irriter; elle rend coup pour coup

avec un sourire:

Madame, j'ai beaucoup de grâces à vous rendre :
Un tel avis m'oblige, et loin de le mal prendre,
J'en prétends reconnoître, à l'instant, la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur;
Et comme je vous vois vous montrer mon amie
En m'apprenant les bruits que de moi l'on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu'on dit de vous.
En un lieu, l'autre jour, où je faisois visite,
Je trouvai quelques gens d'un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d'une àme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, Madame, l'entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle

Ne furent pas cités comme un fort bon modèle :
Cette affectation d'un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d'honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d'indécence
Que d'un mot ambigu peut avoir l'innocence,
Cette hauteur d'estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons, et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures,
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blàmé d'un commun sentiment 1...

Il serait trop long maintenant de parler des personnages secondaires je m'en console en songeant aux indications que, chemin faisant, j'ai données sur Éliante, sur Oronte et sur les marquis. Cependant, saluons au passage ces jeunes fats, que Molière a déclarés indispensables à la comédie dans l'Impromptu de Versailles, et qu'il imposera en effet à la comédie postérieure. Il ne pouvait être question d'une psychologie bien profonde pour ces jolies pou

1. Acte III, scène Iv, v. 913-936.

pées, toujours souriantes, mais sans cervelle; Molière n'en a pas moins montré avec force, par la scène où ils se communiquent les lettres de Célimène et où ils accablent cette jeune femme, ce qu'il y a de grossièreté et de manque de délicatesse dans leur élégance; leur portrait n'en est moins criant de ressemblance et de vie :

pas

ACASTE.

Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m'examine,
Où prendre aucun sujet d'avoir l'àme chagrine.
J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n'en manque pas,
Et l'on m'a vu pousser, dans le monde, une affaire
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l'esprit, j'en ai sans doute, et du bon goût
A juger sans étude et raisonner de tout,
A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef, et faire du fracas

A tous les beaux endroits qui méritent des has.
Je suis assez adroit ; j'ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu'on seroit mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu'avec cela, mon cher Marquis, je croi
Qu'on peut, par tout pays, être content de soi1.

<«< Allons, saute, marquis », a-t-on envie de dire à Acaste; mais, bien que plaisant, le marquis de Molière est trop sérieux encore pour se permettre cet enfantillage : il le laisse pour le marquis de Regnard 2.

1. Acte III, scène 1, v. 781-804.

2.

Voir le Joueur, acte IV, scène x.

T. 11.

6

VI

J'ai fait de mon mieux pour présenter sous son vrai jour cette comédie du Misanthrope. Mais je ne puis me dissimuler en terminant qu'il nous est presque impossible aujourd'hui d'apporter à la lecture ou à la représentation de ce chef-d'œuvre les dispositions qu'y apportaient les contemporains et que le poète lui-même voulait qu'on y apportât. Alceste paraissait fort comique par ses manquements aux usages du monde : mais ce qu'on appelait alors le monde n'existe plus guère; la galanterie s'en va, escortée dans sa retraite par la politesse; la démocratie a autre chose à faire que de respecter tant de nuances. Ce qu'elle cherche, un peu à tâtons et non sans commettre de temps en temps quelque méprise, c'est ce qui préoccupait Alceste : la vérité, la sincérité, la justice. Si bien qu'Alceste, qui ne fait plus guère rire, nous paraît, au contraire, souffrir, pleurer, s'efforcer avec nous. Fabre d'Églantine en a fait un révolutionnaire, un sans-culotte vertueux et ami du peuple ; Francisque Sarcey le déclarait encore républicain1; que de noms ne lui a-t-on pas donnés ! que de noms ne lui donnera-t-on pas, auxquels l'atrabilaire ami de Philinte ne s'attendait guère !

A certains égards cela est fâcheux, et il nous faut réagir, pour avoir une idée aussi saine et aussi exacte que possible de l'œuvre que nous étudions. Mais cela ne laisse pas aussi d'avoir son bon côté et de faire singulièrement honneur à Molière. Non seulement Alceste était vivant, comme nous l'avons montré, mais Alceste était immortel.

1. Dans un article de 1868, voir Quarante ans de théâtre, tome III, Paris, 1900, in-12, p. 95 sqq.

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