Images de page
PDF
ePub

thieu de Montmorency, le général Moreau, des Anglais de distinction, M. Fox, M. Erskine et beaucoup d'autres: on était en présence, on s'observait; c'était à qui ne commencerait pas. M. de Narbonne, présent, essayait d'engager la conversation, et, malgré son esprit, il n'avait pu y réussir. Mme Récamier entra: elle parla d'abord à M. Fox, elle dit un mot à chacun, elle présenta chaque personne à l'autre avec une louange appropriée; et à l'instant la conversation devint générale, le lien naturel fut trouvé.

Ce qu'elle fit là un jour, elle le fit tous les jours. Dans son petit salon de l'Abbaye, elle pensait à tout, elle étendait au loin son réseau de sympathie. Pas un talent, pas une vertu, pas une distinction qu'elle n'aimât à connaître, à convier, à obliger, à mettre en lumière, à mettre surtout en rapport et en harmonie autour d'elle, à marquer au cœur d'un petit signe qui était sien. Il y a là de l'ambition, sans doute; mais quelle ambition adorable, surtout quand, s'adressant aux plus célèbres, elle ne néglige pas même les plus obscurs, et quand elle est à la recherche des plus souffrants! C'était le caractère de cette âme si multipliée de Mme Récamier d'être à la fois universelle et très-particulière, de ne rien exclure, que dis-je? de tout attirer, et d'avoir pourtant le choix.

Ce choix pouvait même sembler unique. M. de Chateaubriand, dans les vingt dernières années, fut le grand centre de son monde, le grand intérêt de sa vie, celui auquel je ne dirai pas qu'elle sacrifiait tous les autres (elle ne sacrifiait personne qu'elle-même), mais auquel elle subordonnait tout. Il avait ses antipathies, ses aversions et même ses amertumes, que les Mémoires d'Outre-tombe aujourd'hui déclarent assez. Elle tempérait et corrigeait tout cela. Comme elle était ingénieuse à le faire parler quand il se taisait, à supposer de lui des paroles aimables, bienveillantes pour les autres, qu'il lui avait dites sans doute tout à l'heure dans l'intimité, mais qu'il ne répétait pas tou

jours devant des témoins! Comme elle était coquette pour sa gloire! Comme elle réussissait parfois aussi à le rendre réellement gai, aimable, tout à fait content, éloquent, toutes choses qu'il était si aisément dès qu'il le voulait! Elle justifiait bien par sa douce influence auprès de lui le mot de Bernardin de Saint-Pierre : « Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l'homme. » Et ici à quelle tristesse elle avait affaire! tristesse que René avait apportée du ventre de sa mère, et qui s'augmentait en vieillissant! Jamais Mme de Maintenon ne s'ingénia à désennuyer Louis XIV autant que Mme Récamier pour M. de Chateaubriand. « J'ai toujours remarqué, disait Boileau en revenant de Versailles, que, quand la conversation ne roulait pas sur ses louanges, le Roi s'ennuyait d'abord, et était prêt ou à bâiller ou à s'en aller. » Tout grand poëte vieillissant est un peu Louis XIV sur ce point. Elle avait chaque jour mille inventions gracieuses pour lui renouveler et rafraîchir la louange. Elle lui ralliait de toutes parts des amis, des admirateurs nouveaux. Elle nous avait tous enchaînés aux pieds de sa statue avec une chaîne d'or.

Une personne d'un esprit aussi délicat que juste, et qui l'a bien connue, disait de Mme Récamier : « Elle a dans le caractère ce que Shakspeare appelle milk of human kindness (le lait de la bonté humaine), une douceur tendre et compatissante. Elle voit les défauts de ses amis, mais elle les soigne en eux comme elle soignerait leurs infirmités physiques. » Elle était donc la sœur de charité de leurs peines, de leurs faiblesses, et un peu de leurs défauts.

Que dans ce procédé habituel, il n'y eût quelques inconvénients à la longue, mêlés à un grand charme; que dans cet air si tiède et si calmant, en donnant aux esprits toute leur douceur et tout leur poli, elle ne les amollît un peu et ne les inclinât à la complaisance, je n'oserai le nier, d'autant plus que je crois l'avoir, peut-être, éprouvé moi

même. C'était certainement un salon, où non-seulement la politesse, mais la charité nuisait un peu à la vérité. Il y avait décidément des choses qu'elle ne voulait pas voir et qui pour elle n'existaient pas. Elle ne croyait pas au mal. Dans son innocence obstinée, je tiens à le faire sentir, elle avait gardé de l'enfance. Faut-il s'en plaindre? Après tout, y aura-t-il encore un autre lieu dans la vie où l'on retrouve une bienveillance si réelle au sein d'une illusion si ornée et si embellie? Un moraliste amer, La Rochefoucauld, l'a dit : « On n'aurait guère de plaisir si on ne se flattait jamais. >>

J'ai entendu des gens demander si Mme Récamier avait de l'esprit. Mais il me semble que nous le savons déjà. Elle avait au plus haut degré non cet esprit qui songe à briller pour lui-même, mais celui qui sent et met en valeur l'esprit des autres. Elle écrivait peu; elle avait pris de bonne heure cette habitude d'écrire le moins possible; mais ce peu était bien et d'un tour parfait. En causant, elle avait aussi le tour net et juste, l'expression à point. Dans ses souvenirs elle choisissait de préférence un trait fin, un mot aimable ou gai, une situation piquante, et négligeait le reste; elle se souvenait avec goût.

Elle écoutait avec séduction, ne laissant rien passer de ce qui était bien dans vos paroles sans témoigner qu'elle le sentît. Elle questionnait avec intérêt, et était tout entière à la réponse. Rien qu'à son sourire et à ses silences, on était intéressé à lui trouver de l'esprit en la quittant.

Quant à la jeunesse, à la beauté de son cœur, s'il a été donné à tous de l'apprécier, c'est à ceux qui en ont joui de plus près qu'il appartient surtout d'en parler un jour. Après la mort de M. Ballanche et de M. de Chateaubriand, quoiqu'elle eût encore M. Ampère, le duc de Noailles, et tant d'autres affections autour d'elle, elle ne fit plus que languir et achever de mourir. Elle expira le 11 mai 1849 dans sa soixante-douzième année. Cette personne unique,

et dont la mémoire vivra autant que la société française, a été peinte avec bien de la gràce par Gérard dans sa fraicheur de jeunesse. Son buste a été sculpté par Canova dans son idéal de beauté. Achille Deveria a tracé d'elle, le jour de sa mort, une esquisse fidèle qui exprime la souffrance et le repos.

Lundi 3 décembre 1849

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE,

PAR

M. THIERS.

Tome IX®.

M. Thiers est entré dans la seconde moitié de son Histoire, dans celle où commencent à se manifester les fautes et les premiers revers de son héros. Sa méthode d'exposition, si développée et si lumineuse, ne nous dérobe rien des erreurs et de leurs conséquences; il en traite comme il avait fait précédemment pour les parties heureuses, et ne laisse rien dans l'ombre. Cette méthode est telle, par le détail des preuves, par la nature et l'abondance des documents, qu'elle permet au lecteur de se former une opinion propre, qui peut, sur certains points, différer de celle même de l'historien et la contredire, ou du moins la contrôler. En un mot, une information si ample, puisée à des sources si directes, servie d'un langage si lucide et si étranger aux prestiges, constitue, chez l'historien qui traite un sujet

« PrécédentContinuer »