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contemporain, la plus rare comme la plus sûre des impartialités.

Napoléon est certes l'un des premiers en puissance et en qualité dans le premier ordre des hommes. C'est, je crois, Machiavel qui l'a dit : « Les hommes qui, par les lois et les institutions, ont formé les républiques et les royaumes, sont placés le plus haut, sont le plus loués après les dieux.>> Napoléon est l'un de ces mortels qui, par la grandeur des choses qu'ils conçoivent, et qu'en partie ils exécutent, se placeraient aisément dans l'imagination primitive des peuples presque à côté des dieux. Pourtant, à le bien juger en réalité, et en m'en tenant à une lecture attentive de cette histoire même de M. Thiers, il me semble qu'il entrait essentiellement dans le génie et le caractère de l'homme qu lque chose de gigantesque, qui, en chaque circonstance, tendait presque aussitôt à sortir et qui devait tôt ou tard amener la catastrophe. Cet élément du gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l'élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l'altérer. Quand il s'annonça au monde, la société en détresse appelait un sauveur; la civilisation, épuisée par d'affreuses luttes, était à l'une de ces crises où ce sauvage, qu'elle porte toujours en son sein, se relève avec audace, et se montre tout prêt à l'accabler. C'est alors qu'en présence de cette sauvagerie menaçante, le cri public fait appel à un héros, à quelqu'un de ces hommes puissants et rares qui comprennent à fond la nature des choses, et qui, de même qu'ils auraient autrefois rassemblé les peuplades errantes, rallient aujourd'hui les classes énervées et démoralisées, les rassemblent encore une fois en faisceau, et réinventent, à vrai dire, la société, en en cachant de nouveau la base, et en la recouvrant d'un autel. Napoléon fut un de ces hommes; mais chez lui, ce législateur qui aurait eu je ne sais quoi de sacré, ce sauveur assez puissant de tête et de bras pour ressaisir une société penchante au bord de

l'abime, et pour la rasscoir sur ses bases, n'avait pas à la fois le tempérament nécessaire pour l'y conserver, Son génie excessif aimait l'aventure. Législateur doublé d'un grand capitaine (ce qui était bien nécessaire alors), mais aussi compliqué d'un conquérant, il aimait avant tout son premier art, celui de la guerre; il en aimait l'émotion, le risque et le jeu. Son génie se croyait sans cesse en droit de demander des miracles, et, comme on dit, de mettre le marché à la main à la Fortune. Dès le début de Napoléon, j'aperçois en lui ce caractère excessif, qui a contribué en définitive à grandir sa figure dans l'imagination des hommes, mais qui, dans le présent, devait un jour ou l'autre amener la ruine. Après l'admirable campagne d'Italie de 96, n'eut-on pas l'aventure d'Égypte, que j'appelle ainsi parce qu'il y avait bien des chances pour qu'il n'en revînt pas ? Après les justes merveilles de l'installation du Consulat, le gigantesque ressort presque aussitôt; on le retrouve dans cette expédition d'Angleterre, qui avait tant de chances aussi d'être une aventure; car il se pouvait certes que, réussissant à débarquer, sa flotte fût détruite peu après par Nelson, et qu'il eût son Trafalgar le lendemain de la descente, comme il avait eu son Aboukir le lendemain de l'arrivée en Égypte. L'amiral Villeneuve était homme à être battu un an plus tôt. Qu'on se figure ce qu'eût été, dans l'Angleterre à demi conquise, la situation d'une armée française victorieuse, mais coupée de son empire par une mer et une flotte maîtresse des mers! Je sais qu'on n'oserait jamais rien de grand et qu'on ne ferait jamais de choses immortelles si l'on ne risquait à un moment le tout pour le tout; aussi n'est-ce point le fait d'avoir risqué une ou deux fois, mais la disposition et le penchant à risquer toujours que je relève ici chez Napoléon. Rien n'égale en beauté, comme création de génie majesteuse et bienfaisante, l'œuvre pacifique du Consulat, le Code civil, le Concordat, l'administration intérieure orga

nisée dans toutes ses branches, la restauration du pouvoir dans tous les ordres; c'est un monde qui renaît après le chaos. Mais, même dans le civil, le gigantesque se retrouve bientôt à la fondation de l'Empire; je le vois surgir dans cet échafaudage improvisé d'un trône à la Charlemagne, dans cette machine exagérée et ruineuse d'un Empire de toutes parts flanqué de royautés de famille. Là ressort encore ce qu'on peut appeler, en pareille matière, l'aventure. Mais ce fut surtout dans le jeu terrible des batailles que ce génie extraordinaire l'allait chercher, et qu'il remettait en question coup sur coup les magnifiques résultats obtenus. Ce capitaine, le plus grand peut-être qui ait existé, aimait trop son art pour s'en priver aisément. Cette activité sans pareille n'avait tout son emploi et toute sa jouissance, n'était véritablement à la fête que quand elle rentrait en cam-pagne. Sa passion secrète était ingénieuse à fournir au rare bon sens dont il était doué des prétextes, des apparences de raisons nationales ou politiques pour récidiver sans cesse. Après les miracles d'Austerlitz et d'Iéna, ne le voit-on pas pousser à bout la Fortune, et vouloir absolument lui faire rendre plus qu'elle ne peut donner? Il y a un moment où la nature des choses se révolte et fait payer cher au génie lui-même ses abus de puissance et de bonheur. C'est ce qui parut à Eylau, et du haut de ce cimetière ensanglanté, sous ce climat d'airain, Napoléon, pour la première fois averti, put avoir comme une vision de l'avenir. Le futur désastre de Russie était là, sous ses yeux, en abrégé, dans une prophétique perspective.

Un moment il parut le comprendre, et, à la vue de ces incendies fumant à travers la neige, de ces cadavres gisant sur cette plaine glacée, il s'écria : « Ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre. Mais l'impression, sincère peut-être pendant la durée d'une minute, passa vite, et le démon familier reprit possession de son âme. Après Tilsitt, il était à l'a

pogée de sa grandeur : le continent, broyé, ne remuait pas; l'empereur de Russie, subjugué et charmé, entrait de lui-même dans la sphère d'attraction du vainqueur. Je ne sais pas de spectacle plus philosophique, plus fécond en réflexions de tout genre, que celui de ces deux hommes accoudés durant des heures à une table, une carte déployée sous leurs yeux, et se partageant à eux deux le monde. Il faudrait être Tacite ou Shakspeare pour rendre au vif ce qu'inspire une pareille vue à bien des cœurs, ce que du moins je ressens pour mon compte, et que bien d'autres sentent comme moi confusément. Le génie est grand, mais l'univers l'est aussi; et il y a un moment, je ne puis que le redire, où la nature des choses (y compris la conscience des peuples), trop méconnue, se soulève et se revanche, où l'univers, qu'on voulait étreindre, reprend le dessus.

C'est à l'autre extrémité du continent, c'est en Espagne que se fit sentir le premier craquement et qu'on s'aperçut tout à coup que la statue colossale avait un pied d'argile. Dans son VIIIe volume, M. Thiers a raconté, avec le détail le plus circonstancié et le plus dramatique, toutes les phases et les vicissitudes de cette entreprise, disons le mot comme il le dit lui-même, de cet attentat de Napoléon contre la royauté espagnole. Profitant de la paix forcée de l'Europe, assuré de l'alliance de la Russie et certain d'acheter sa connivence à l'Occident moyennant un appât du côté de la Turquie, Napoléon conçoit à un moment l'idée de mettre la main sur le trône d'Espagne, d'en précipiter un roi imbécile, une reine dissolue, et de déshériter leur fils qui, au fond, ne valait guère mieux, mais à qui l'on n'avait à reprocher alors que de ne pouvoir vivre en intelligence avec ses tristes parents el avec leur scandaleux favori, le prince de la Paix. M. Thiers, en possession de pièces confidentielles dont nul autre que lui n'avait eu jusqu'ici connaissance, et y appliquant sa merveilleuse faculté d'éclaircissement, s'est attaché à fixer avec la dernière précision l'instant où ce projet

d'usurpation fatale entra dans la tête de Napoléon et y prit le caractère d'une résolution arrêtée; car pour l'idée vague, elle avait dû lui traverser depuis longtemps la pensée. Les scrupules de justice ordinaire ne sont pas, en général, ce qui arrête les hommes de la portée des Frédéric et des Napoléon, qu'il s'agisse de la Silésie ou de l'Espagne. Le tout, pour cette race de mortels à part, est de bien prendre son moment, de bien proportionner son audace et de faire valoir encore dans une certaine juste mesure le droit du lion. Frédéric calcula juste pour la Silésie; Napoléon présuma trop pour l'Espagne. M. Thiers est arrivé, sur ce point de l'entreprise d'Espagne étudiée dans son origine, à un résultat des plus curieux et des plus satisfaisants pour l'histoire comme pour la morale. On y voit Napoléon hésiter jusqu'au dernier moment, changer d'avis, ne s'ouvrir tout entier à personne, ne découvrir que des coins de vérité à ses plus intimes agents, vouloir être éclairé et sembler en même temps le craindre. Son rare bon sens, sinon l'instinct de justice, lui disait que c'était là peut-être la plus grosse affaire encore que depuis le 18 brumaire il eût entamée. Mais, au 18 brumaire, il avait derrière lui toute une nation pour complice: ici, il allait avoir devant lui tout un peuple pour adversaire, et, pour juge, la conscience du genre humain indignée. La fatalité et aussi l'appétit l'emportèrent. Le guet-apens de Bayonne s'exécuta à point nommé comme il l'avait résolu : le vieux roi et son fils, amenés avec astuce dans le piége, y restèrent. Mais la nation aussi restait derrière eux, et à cette nouvelle soudaine, par une sorte de commotion électrique, l'Espagne tout entière se leva.

Le IXe volume de M. Thiers est consacré à retracer les premières et déjà terribles conséquences de l'attentat de Bayonne. Ce volume se compose de trois livres intitulés : Baylen, Erfurt et Somo-Sierra. Dans le livre de Baylen, on suit d'un bout à l'autre le soulèvement de l'Espagne, les atroces cruautés de la populace mêlées à l'énergie du pa

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