Images de page
PDF
ePub

lent comme ils l'entendent, exéculent ce qu'ils conçoivent, et atteignent le grand et le vrai beau; une rare élite entre les mortels!

Les seconds, délicats surtout, et qui sentent leur idée supérieure à leur exécution, leur intelligence plus grande encore que leur talent, même quand celui-ci est très-réel. Ils se dégoûtent aisément, dédaignent les suffrages faciles, et aiment mieux juger, goûter et s'abstenir que de rester au-dessous de leur idée et d'eux-mêmes. Ou, s'ils écrivent, c'est par fragments, c'est pour eux seuls, c'est à de longs intervalles et à de rares instants; ils n'ont en partage qu'une fécondité interne et qui n'a que peu de confidents.

Enfin, la troisième espèce d'esprits : ce sont ceux qui, plus puissants et moins délicats ou moins difficiles, vont produisant et se répandant sans trop se dégoûter d'euxmêmes et de leurs œuvres; et il est fort heureux qu'il en soit ainsi, car, autrement, le monde courrait risque d'être privé de bien des œuvres qui l'amusent et le charment, qui le consolent de celles, plus grandes, qui ne viendront pas.

Est-il besoin de dire que M. Joubert, comme M. RoyerCollard, appartient à la seconde classe de ces esprits, à ceux qui regardent en haut et produisent surtout en dedans?

Naturellement, la conversation de ces hommes est encore supérieure à ce qu'ils laissent par écrit, et qui n'offre que la moindre partie d'eux-mêmes. Il m'a été donné de recueillir quelques traits des conversations de M. Joubert dans les papiers de Chênedollé, qui en avait pris note en le quittant. Veut-on savoir comment M. Joubert causait de M. de Chateaubriand et de Bernardin de Saint-Pierre, en les comparant tous deux pour ce qu'ils eurent d'excellent? La semaine dernière a été toute consacrée à M. de Chateaubriand, et il y a eu grande fête d'éloquence à son su

jet (1). Pourtant, si je ne m'abuse, et si je vois clair à de certains symptômes, le moment approche où sa haute renommée aura à supporter une de ces insurrections générales auxquelles n'échappent jamais, en fin de compte, les longues monarchies, les monarchies universelles. Ce qu'il faudra faire alors, pour maintenir les justes droits de sa renommée, ce sera, en bonne critique comme en bonne guerre, d'abandonner sans difficulté toutes les parties de ce vaste domaine qui ne sont pas vraiment belles ni susceptibles d'être sérieusement défendues, et de se retrancher dans les portions tout à fait supérieures et durables. Ces portions que j'appelle vraiment belles et inexpugnables, ce sera René, quelques scènes d'Atala, le récit d'Eudore, la peinture de la Campagne romaine, de beaux tableaux dans l'Itinéraire; des pages politiques et surtout polémiques s'y joindront. Eh bien, voici ce que disait, un jour de février 1807, en se promenant avec Chênedollé devant la colonnade du Louvre, M. Joubert, à qui revenaient en mémoire René, Paul et Virginie et Atala:

« L'ouvrage de M. de Saint-Pierre ressemble à une statue de marbre blanc, celui de M. de Chateaubriand à une statue de bronze fondue par Lysippe. Le style du premier est plus poli, celui du second plus coloré. Chateaubriand prend pour matière le ciel, la terre et les enfers: Saint-Pierre choisit une terre bien éclairée. Le style de l'un a l'air plus frais et plus jeune; celui de l'autre a l'air plus ancien : il a l'air d'être de tous les temps. Saint-Pierre semble choisir ce qu'il y a de plus pur et de plus riche dans la langue : Chateaubriand prend partout, même dans les littératures vicieuses, mais il opère une vraie transmutation, et son style ressemble à ce fameux métal qui, dans l'incendie de Corinthe, s'était formé du mélange de tous les autres métaux. L'un a une unité variée, l'autre a une riche variété.

(1) Le 6 décembre, il y avait eu, à l'Académie française, grande séance de réception pour M. de Noailles, qui venait remplacer et célébrer M. de Chateaubriand; M. Patin lui avait répondu.

« Il y a un reproche à faire à tous les deux. M. de Saint-Pierre a donné à la matière une beauté qui ne lui appartient pas; Chateaubriand a donné aux passions une innocence qu'elles n'ont pas, ou qu'elles n'ont qu'une fois. Dans Atala, les passions sont couvertes de longs voiles blancs.

<< Saint-Pierre n'a qu'une ligne de beauté qui tourne et revient indéfiniment sur elle-même, et se perd dans les plus gracieux contours: Chateaubriand emploie toutes les lignes, même les défectueuses, dont il fait servir les brisures à la vérité des détails et à la pompe des ensembles.

<< Chateaubriand produit avec le feu; il fond toutes ses pensées au feu du ciel.

« Bernardin écrit au clair de lune, Chateaubriand au soleil. >>

Je n'ajouterai rien après de telles pensées bien dignes de mémoire, sinon que, lorsqu'on fera encore une nouvelle édition de M. Joubert, il faudra les y ajouter.

[blocks in formation]

Le sujet vaut la peine qu'on y revienne : dernièrement, à l'occasion de l'ouvrage de M. Thiers, j'ai osé toucher à Napoléon législateur et conquérant; aujourd'hui, à propos de ces nouveaux Mémoires très-authentiques, publiés il y a deux ans par les fils du général Bertrand et restés, je ne sais pourquoi, inaperçus, je voudrais dire quelque chose de Napoléon écrivain et l'un des maîtres de la parole.

Toute àme forte et grande, aux moments où elle s'anime, peut se dire maîtresse de la parole, et il serait bien étrange qu'il n'en fût pas ainsi. Une pensée ferme et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Les natures simples des gens du peuple, dans les moments de passion, le prouvent assez; ils ont le mot juste et souvent le mot

unique. Une âme forte, qui serait toujours dans l'état d'excitation où sont quelquefois les âmes simples, aurait un langage continuellement net, franc, et souvent coloré. L'éducation littéraire sert de peu pour ces sortes d'expressions toutes naturelles, et, si elle n'a pas été excellente, elle serait plutôt capable de les altérer. L'éducation littéraire de Napoléon avait été fort négligéc, fort inégale. Sorti d'une île à demi sauvage, placé dans une École militaire et appliqué aux études mathématiques, ne retrouvant point dans le français la langue de sa nourrice, le jeune Bonaparte, en s'emparant de cet idiome pour rendre ses idées et ses sentiments, dut lui faire subir d'abord quelques violences et lui imprimer quelques faux plis. On connaît ses premiers essais. Il sacrifia au faux goût du jour. Il eut sa période déclamatoire, et comme qui dirait romantique. Quand il concourait à l'Académie de Lyon, en 91, il avait du ton de l'abbé Raynal; quand il écrivait en 96 des lettres passionnées à Joséphine, il se souvenait encore de la Nouvelle Héloïse. Il prêtait de son génie à Ossian et l'aurait mis volontiers dans sa cassette, comme Alexandre faisait pour Homère.

J'ai connu des gens de goût, mais d'un goût restreint et nourri à l'ombre du cabinet, qui, en jugeant Napoléon pour son talent de parole, en étaient restés sur cette première impression: Daunou, par exemple, écrivain d'un style pur, châtié et orné. Daunou avait mérité le prix à Lyon dans le Concours où, si la distribution s'était faite, Bonaparte n'aurait eu vraisemblablement que le second rang, et jusqu'à la fin il continua de juger, au point de vue littéraire, ce singulier concurrent, comme un homme qui a eu le prix juge celui qui n'a eu que l'accessit.

Mais, dès ces années et sans doute dès sa première jeunesse, quand Napoléon causait, il y était tout entier de verve et de génie. Il pouvait avoir ses bizarreries, ses rudesses, mais il s'y dépouillait de tout faux goût. Je trouve,

« PrécédentContinuer »