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réveilla les bruits de poison, quoiqu'il fût certainement peu vraisemblable que les personnes soupçonnées depuis plusieurs mois cussent choisi ce moment pour renouveler leur tentative, en les en supposant capables. On expliqua plus naturellement cette mort par une dose d'ipécacuanha prise mal à propos. On a le procès-verbal de l'ouverture du corps; il n'indique que les résultats de l'inflammation la plus aiguë. Voltaire, qui était présent, et entre les bras duquel Me Le Couvreur expira, dit que tous les bruits qui coururent alors étaient sans fondement, et son témoignage serait décisif si l'on ne savait qu'il est systématiquement opposé à toute idée de poison.

Pour en finir sur ce point délicat et obscur, après la mort de Mlle Le Couvreur, on obtint, le 24 août 1730, de l'abbé Bouret, toujours détenu à Saint-Lazare, une rétractation pure et simple de ses premières dépositions, et une espèce de décharge en faveur de l'innocence de la duchesse de Bouillon. Mais cette pièce, dictée évidemment par la nécessité à ce malheureux, qui met le tout, en terminant, sur le compte de sa cervelle brouillée, serait de peu de valeur, si l'un des amis de la duchesse, mais galant homme, l'abbé Aunillon dont j'ai parlé, ne nous donnait une autre voie d'explication. L'abbé Aunillon pense qu'une dame de la Cour qu'il a en vue et qu'il ne nomme pas, une personne de considération, jalouse et sans doute rivale de la duchesse de Bouillon, et pour le moins aussi puissante, avait fait jouer toute cette machine, non pour empoisonner Mlle Le Couvreur, mais pour perdre de réputation la malheureuse duchesse dont on empruntait le nom. Il ajoute que celle-ci étant au lit de mort, sept ans après, fit, à haute voix, devant ses amis et toute sa maison, une confession générale de ses fautes, de ses égarements (et il y en avait beaucoup), et que toujours elle protesta de son entière innocence sur cet article de Mlle Le Couvreur.

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Tout se réunissait au même moment pour exciter el pas

sionner l'intérêt public autour du cercueil de l'actrice tant aimée. Le curé de Saint-Sulpice, Languet, refusa de la recevoir en terre sainte. Elle avait fait un legs considérable pour les pauvres de sa paroisse : « Soyez tranquille, disaitelle, le jour de sa mort, à un vicaire qui venait la visiter; je sais ce qui vous amène, monsieur l'abbé; je n'ai point oublié vos pauvres dans mon testament. » On ajoute, il est vrai, que, se retournant vers un buste du comte de Saxe, elle s'était écriée :

Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux!

M. de Maurepas écrivit au lieutenant de police que l'intention du cardinal de Fleuri n'était point d'entrer dans cette affaire de la sépulture ecclésiastique, mais de s'en rapporter à ce que feraient l'archevêque de Paris et le curé de Saint-Sulpice : «S'ils persistent à la lui refuser comme il y a apparence, écrivait-il, il faudra la faire enlever la nuit et enterrer avec le moins de scandale que faire se pourra. >> Le corps fut donc enlevé de nuit dans un fiacre; deux portefaix guidés par un seul ami, M. de Laubinière, allèrent l'enterrer dans un chantier désert du faubourg Saint-Germain, vers l'angle sud-est actuel des rues de Grenelle et de Bourgogne. Le fidèle d'Argental, nommé légataire universel, ne crut pas compromettre son caractère de magiştrat en acceptant cette mission de confiance, et il s'honora par là dans l'opinion. Ce legs, en réalité, n'était qu'un fidéi-commis : Mile Le Couvreur laissait deux filles à pourvoir.

Voltaire eut un de ces élans de douleur et de sensibilité comme il en était si capable, et il laissa échapper les vers touchants qu'on sait par cœur :

Sitôt qu'elle n'est plus, elle est donc criminelle!
Elle a charmé le monde, et vous l'en punissez.....

Mais ici je ne veux pas trop m'étendre, de peur de paraître toucher à la déclamation, en parlant de celle dont le

principal mérite, au théâtre comme dans la vie, a été d'être la vérité, la nature, le contraire de la déclamation même. Ces simples mots résument le caractère de Mlle Le Couvreur. En entendant, l'autre jour, le drame intéressant dans lequel la lutte du talent et du sentiment vrai contre le préjugé et l'orgueil social est si vivement représentée sous son nom, je me disais combien les choses ont changé depuis un siècle, combien la haute société ne mérite plus, à cet égard du moins, les mêmes reproches, et combien elle est peu en reste d'admiration et de procédés délicats envers tout talent supérieur. Bien certainement, la grande actrice dans laquelle on a personnifié Mlle Le Couvreur, en récitant certains passages qui ont si peu leur application aujourd'hui, le sentait avec ce tact parfait qui la distingue, et se le disait bien mieux que moi.

Lundi 31 décembre 1849.

LE PÈRE LACORDAIRE, ORATEUR.

Il y a quelque temps, je parlais de M. de Montalembert, en l'envisageant au point de vue du talent: aujourd'hui, je voudrais parler au même titre d'un autre orateur, diversement et non pas moins éloquent, qui a passé par plusieurs des mêmes phases, qui s'est aussi dégagé à temps de la voie étroite de l'École, et qui, depuis déjà quatorze ans, s'est créé dans la chaire une place singulière, originale, éclatante. L'Eloquence de la chaire n'est pas sans avoir refleuri de nos jours, et l'on pourrait citer quelques noms modernes qui soutiennent avec honneur les traditions du passé : M. Lacordaire est plutôt de ceux qui relèvent et rehaussent la tradition que de ceux qui la soutiennent. Parmi ces orateurs de la chaire moderne, dont quelques-uns, dont l'un du moins (M. de Ravignan) pourrait lutter avec lui de chaleur vraie, de sympathie et d'onction, il n'en est aucun qui, par la hardiesse des vues et l'essor des idées, par la nouveauté et souvent le bonheur de l'expression, par la vivacité et l'imprévu des mouvements, par l'éclat et l'ardeur de la parole, par l'imagination et même la poésie qui s'y mêlent, puisse se comparer au Père Lacordaire. Il est

assurément le prédicateur de nos jours qui, aux yeux de ceux qui observent et admirent plus encore qu'ils ne croient, se montre à la plus grande hauteur de talent. J'essaierai de marquer ici quelques traits de sa manière.

J'ai eu l'honneur de connaître beaucoup autrefois l'abbé Lacordaire; je ne l'ai jamais revu ni entendu depuis sans être touché de sa parole, sans être pénétré de son accent. Je voudrais aujourd'hui concilier tout ce que je dois à ces souvenirs et aux sentiments de respect que je lui ai voués, avec l'indépendance du critique, au moins du critique littéraire; car ici, en parlant de ces hommes qu'il y aurait lieu d'étudier sous tant d'autres aspects, je ne suis et ne veux être que cela.

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Il existe sur M. Lacordaire une notice exacte et très-bien faite, écrite par un de ses amis d'enfance, M. Lorain; je n'ai pas l'intention d'y ajouter ni d'y suppléer. Je dirai seulement qu'il est né en mai 1802, au bourg de Recey-surOurce (Côte-d'Or), à cinq lieues de Châtillon-sur-Seine. Son père, médecin, était venu se fixer là, après avoir fait une campagne dans la guerre d'Amérique sous Rochambeau; homme de bien et d'honneur, il a laissé dans le pays des souvenirs que quarante années écoulées depuis ont à peine effacés. Sa mère, de famille dijonnaise, fille d'un greffier au parlement de Bourgogne, était de ces personnes fortes et simples qui suffisent à tous les devoirs. Elle eut quatre fils, et perdit son mari étant enceinte du quatrièine. Ces quatre fils vivent. Le plus jeune est capitaine de cavalerie, un autre architecte et ingénieur. L'aîné, dont on a lu des écrits dans la Revue des Deux Mondes, est, depuis plusieurs années, professeur d'histoire naturelle à l'université de Liége; il a voyagé quatre fois dans l'Amérique du Sud, et compte en première ligne parmi les entomologistes les plus distingués de notre temps, esprit net, investigateur patient, observateur précis et sévère. Le second des quatre fils était le futur dominicain. Je n'ai pas voulu omettre ces

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