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Lundi 14 janvier 1850.

JOURNAL DE LA CAMPAGNE DE RUSSIE EN 1812,

PAR

M. DE FEZENSAC,

LIEUTENANT-GÉNÉRAL.

(1849.)

Voilà un court récit, très-simple, très-intéressant, qui n'a nullement la prétention d'être une histoire de l'expédition de Russie, de cette expédition éloquemment présentée par M. de Ségur, sévèrement discutée par M. de Chambray, et que d'autres écrivains embrasseront encore dans son ensemble. M. de Fezensac, à l'époque de cette campagne, était âgé de vingt-six ans. Successivement aide-de-camp du prince Berthier, puis colonel, il a écrit pour lui-même un journal de ce qu'il a vu et de ce qu'il a fait, ou plutôt de ce qu'a fait et souffert son régiment, qui, dans la retraite, combattait à l'extrême arrière-garde, sous les ordres de Ney. C'est ce journal sincère, véridique, et d'abord destiné

uniquement à un cercle intime, qu'il se décide à publier aujourd'hui.

Les réflexions que fait naître cette simple relation sont de plus d'un genre; l'impression qu'elle laisse après elle dans l'esprit est ineffaçable. En la lisant, on se rend un compte exact de ce qu'a été ce grand désastre dès l'origine et dans ses dernières conséquences, bien mieux encore qu'en lisant des récits plus généraux et plus étendus. Ici on n'est pas en plusieurs lieux à la fois, on est en un seul point déterminé; on marche jour par jour, on se traîne; on fait partie d'un seul groupe que chaque heure meurtrière détruit. Rien ne se perd du détail et de la continuité des souffrances. L'héroïsme, jusqu'à la fin, a beau jeter d'admirables éclairs, on peut trop voir à quoi tient cette flamme elle-même, et qu'elle va périr faute d'aliment. Il en résulte un bien triste jour ouvert sur la nature morale de l'homme, toute une étude à fond, une fois faite, inexorable, involontaire. Mais, en même temps que le cœur saigne et que l'imagination se flétrit, on est consolé pourtant de se sentir pour compagnon et pour guide un guerrier modeste, ferme et humain, en qui les sentiments délicats dans leur fleur ont su résister aux plus cruelles épreuves. M. de Fezensac, nourri de souvenirs littéraires, a eu le droit de mettre en tête de son écrit ces vers touchants du plus pieux des poëtes antiques, de Virgile faisant parler son héros : Iliaci cineres, et flamma extrema meorum..., ce qu'il traduit ainsi, en l'appropriant à la situation: « O cendres d'Ilion! et vous, mânes de mes compagnons! je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n'ai reculé ni devant les traits des ennemis, ni devant aucun genre de danger, et que, si ma destinée l'eût voulu, j'étais digne de mourir avec vous. >>

Dans la première partie du récit, qui va jusqu'à la bataille de la Moskowa, et qui n'est qu'une sorte d'introduction, M. de Fezensac, alors chef d'escadron et aide-decamp du maréchal Berthier, se borne à bien saisir les faits

d'un coup-d'œil rapide et précis, selon que le lui permet sa position au centre. Si sobre qu'il soit de considérations générales, il est aisé avec lui de sentir, dès le début de cette expédition gigantesque, que les bornes de la puissance humaine sont dépassées, et que le génie d'un homme, cet homme fût-il le plus grand, ne saurait prétendre à contenir et à diriger dans son cadre une organisation aussi exorbitante. L'administration civile de l'armée, les divers corps de service qui dépendaient de l'Intendance générale, passés en revue à Wilna par le maréchal Berthier, formaient déjà toute une armée qui, chargée de pourvoir à l'autre, ne savait où se pourvoir elle-même. Malgré le zèle des chefs, dans un pays qui prêtait si peu aux ressources, «< cette immense administration fut presque inutile dès le commencement de la campagne, et devint nuisible à la fin. » Les troupes mêmes, si brillantes et si aguerries, ont des parties faibles qui se trahissent dès les premiers pas. Dans la marche, à quelques lieues en avant de Wilna, « nous rencontrâmes, dit M. de Fezensac, plusieurs régiments de la Jeune Garde; je remarquai entre autres le régiment des flanqueurs, composé de très-jeunes gens. Ce régiment était parti de Saint-Denis, et n'avait eu de repos qu'un jour à Mayence et un à Marienwerder, sur la Vistule; encore faisait-on faire l'exercice aux soldats les jours de marche, après leur arrivée, parce que l'Empereur ne les avait pas trouvés assez instruits. Aussi ce régiment fut-il le premier détruit; déjà les soldats mouraient d'épuisement sur les

routes. >>>

Malgré les succès extraordinaires qui signalent l'entrée en campagne, malgré la conquête de la Lithuanie en un mois, presque sans combattre, et quoique la vaillante jeunesse se laisse aller aux espérances, ceux qui réfléchissent voient l'avenir beaucoup moins en beau. On n'était encore qu'à Witepsk, et déjà « les gens d'un esprit sage et les officiers expérimentés n'étaient pas sans inquiétude. » Ils

voyaient l'armée diminuée d'un tiers depuis le passage du Niémen, et non par les combats, mais par l'impossibilité de subsister dans un pays pauvre et que l'ennemi ravageait en le quittant. Ils remarquaient la mortalité effrayante des chevaux, qui n'avaient à manger le plus souvent que la paille des toits; une partie de la cavaleric mise à pied, la conduite de l'artillerie rendue plus difficile, les convois d'ambulance forcés de rester en arrière, et par suite les malades presque sans secours dans les hôpitaux. « Ils se demandaient non-seulement ce que deviendrait cette armée si elle était battue, mais même comment elle supporterait les pertes qu'allaient causer de nouvelles marches et des combats plus sérieux. » Toutefois ces prévisions sombres, qui ont été trop éclairées par l'événement, pouvaient encore alors se perdre et se dissiper dans quelqu'une de ces solutions imprévues et glorieuses dont l'histoire des guerres est remplie.

Après la bataille de la Moskowa, M. de Fezensac d'aidede-camp devint colonel du 4° régiment de ligne. Depuis lors son récit n'est plus que l'histoire de ce régiment et du 3 corps, dont il fait partie. L'unité dans l'intérêt com

mence.

Dès le premier jour qu'il prend en main son commandement, le nouveau colonel est frappé de l'épuisement des troupes et de leur faiblesse numérique. « Au grand quartier-général, dit-il, on ne jugeait que les résultats, sans penser à ce qu'ils coûtaient, et l'on n'avait aucune idée de la situation de l'armée; mais, en prenant le commandement d'un régiment, il fallut entrer dans tous les détails que j'ignorais, et connaître la profondeur du mal. » Le 4o régiment était réduit à 900 hommes, de 2,800 qui avaient passé le Rhin. Toutes les parties de l'habillement, et surtout la chaussure, étaient en mauvais état. Le moral des troupes avait déjà éprouvé de profondes atteintes; on ne retrouvait plus l'ancienne gaieté des soldats, ces chants du bivouac,

qui consolaient des fatigues : c'était une disposition toute nouvelle dans une armée française, et après une victoire.

Un régiment est une famille, et le rôle de colonel, conçu dans son véritable esprit, est l'un des plus beaux à remplir. On commande à un groupe d'hommes déjà considérable, mais jouissant encore d'une parfaite unité, qu'on tient tout entier dans sa main et sous son regard, dont on peut connaître chacun par son nom, en le suivant jour par jour dans ses actes. Dans les grades plus élevés, on voit de plus loin, plus en grand; le génie de la guerre, si on l'a, trouve mieux à se déployer. Mais, au point de vue de la moralité militaire, dans cette vaste confrérie qu'on appelle l'armée, il n'y a nulle part autant de bien à faire, un bien aussi direct, aussi continu que dans le grade de colonel.

M. de Fezensac, jeune, doué de toutes les qualités qui humanisent et civilisent la guerre, comprit ce rôle dans son plus noble sens et, l'on peut dire, dans sa beauté morale; il ne s'attacha plus qu'à le bien remplir. Le spectacle de l'incendie de Moscou et des scènes de désolation qui s'y mêlèrent l'avaient affecté douloureusement: détournant la vue des malheurs qu'il ne pouvait soulager, il eut à cœur de corriger du moins ceux qui étaient à sa portée, et de s'acquitter de tous les devoirs utiles. Pendant le mois de séjour à Moscou et aux environs, il ne s'était appliqué qu'à remonter le matériel de son régiment et à y entretenir le moral. La veille de la retraite, 18 octobre, l'Empereur passa au Kremlin la revue du 3e corps, qui était celui de Ney. « Cette revue fut aussi belle que les circonstances le permettaient. Les colonels rivalisèrent de zèle pour présenter leurs régiments en bon état. Personne, en les voyant, n'aurait pu s'imaginer combien les soldats avaient souffert et combien ils souffraient encore. Je suis persuadé, ajoute M. de Fezensac, que la belle tenue de notre armée au milieu des plus grandes misères a contribué à l'obstination de l'Em

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