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jeunes cœurs, les naturels autant que les poétiques, ceux des filles comme ceux des garçons, sont connus, maniés, montrés à jour par Mme Sand, comme si elle les avait faits. Oh! qu'un poëte sait donc de choses, surtout quand il lui a été donné d'être tour à tour homme et femme, comme à feu le devin Tirésias!

J'oubliais la suite de mon analyse, et je la finis en deux mots. Landry, le plus mâle des jumeaux, est induit à aimer la petite Fadette, et par là il désole sa famille, surtout son frère, le pauvre Sylvinet, dont la fantaisie est d'être aimé à lui tout seul et de posséder sans partage tout un cœur. Mais on n'est malheureux dans un roman qu'autant qu'il plaît au romancier. Tout se répare la petite Fadette, devenue une belle, sage et riche personne, épouse Landry et guérit presque le souffreteux Sylvinet par ses secrets de magnétisme naturel. Elle réussit même trop bien; le pauvre Sylvinet, un jour, se croit dans l'obligation de s'éloigner de sa belle-sœur sans dire son motif à personne. Il va s'exposer à la guerre et devient un brave. Ce Sylvinet, d'un bout à l'autre, est touchant; c'est un être sacrifié, nature distinguée et fine, pas assez forte pour le bonheur, demandant beaucoup, voulant tout donner; avec ces éléments-là se composent les âmes passionnées et sensibles. Mme Sand le sait bien; elle excelle à peindre ces natures qu'elle domine et pénètre si bien du regard. Dans ses romans, depuis Lélia jusqu'à la Petite Fadette, que de Sténio! que de Sylvinet!

J'aurai peu à dire du Champi, que tout le monde a vu et a lu. Ici du moins le rôle de l'homme n'est pas subordonné ni sacrifié; mais c'est à titre de revanche pour le pauvre enfant trouvé, et parce que la société l'avait sacrifié déjà. Le roman est d'un intérêt plus pathétique, mais d'une étude moins savante et moins curieuse que la Petite Fadette, et c'est pourquoi j'ai insisté sur cette dernière. En allant voir le Champi transporté à la scène, j'avais une crainte;

je craignais l'invraisemblance, une certaine indélicatesse à cet amour filial converti en amour, même conjugal et légitime. L'idée de Jean-Jacques, appelant Mme de Warens maman, m'avait toujours dégoûté. Ici la chose est sauvée, autant que possible, avec une simplicité que les acteurs, pour leur part, ont aidée d'un parfait bon goût. La femme, Madeleine Blanchet, ne se doute pas de cet amour, et la seule idée qu'elle puisse être aimée ainsi n'approche pas d'elle, sinon tout à la fin. Le Chainpi lui-même ne s'avoue cette pensée et ne l'ose exprimer que quand la malveillance a déjà parlé par la bouche de la Sévère. Les personnages se font à eux-mêmes les objections, ce qui soulage et désarme le spectateur. Finalement, la femme, qui n'a pas eu un éclair de coquetterie, et qui, jusque dans sa mise, a soin de se montrer plutôt fanée avant l'âge, ne fait que se résigner et ne semble consentir que parce que tout le monde le veut. En un mot, le mariage qui couronne le dévouement du Champi n'est pas un mariage d'amour, c'est un mariage à le fois de devoir, d'honneur et de tendresse. Rien ne gâte, selon moi, l'impression saine de cette pièce touchante, et, si l'imagination n'est pas tout à fait flattée sur un point, le cœur du moins n'y est pas offensé. Je dis cela, sachant toutefois qu'il est resté comme un froissement dans quelques âmes scrupuleuses, tant cette idée de mère, même de mère adoptive, est une idée sacrée! On ne serait pas juste envers cette pièce du Champi, si l'on ne signalait, au moins en passant, l'excellent rôle de Jean Bonnin, l'idéal du paysan berrichon.

Voilà donc, grâce à Mme Sand, notre littérature moderne en possession de quelques tableaux de pastorales et de géorgiques bien françaises. Et, à ce propos, je songeais à la marche singulière que le genre pittoresque a suivie chez nous. Au XVIIe siècle, le sentiment du pittoresque naturel est né à peine, il n'est pas détaché ni développé, et, si l'on

excepte le bon et grand La Fontaine (1), nous n'avons alors à admirer aucun tableau vif et parlant. La marquise de Rambouillet avait coutume de dire : « Les esprits doux et amateurs des Belles-Lettres ne trouvent jamais leur compte à la campagne. » Cette impression a duré long-temps; tout le xvIIe siècle et une partie du xvire en sont restés plus ou moins sur cette idée de Mme de Rambouillet, qui est celle de toute société polie et, avant tout, spirituelle. Mme de Sévigué, dans son parc, ne voyait guère que les grandes allées, et ne les voyait encore qu'à travers la mythologie et les devises. Plus tard, Mme de Staël elle-même ne trouvait-elle pas que « l'agriculture sentait le fumier? » Ce fut JeanJacques qui le premier eut la gloire de découvrir la nature en elle-même et de la peindre; la nature de Suisse, celle des montagnes, des lacs, des libres forêts, il fit aimer ces beautés toutes nouvelles. Bernardin de Saint-Pierre, peu après, découvre à son tour et décrit la nature de l'Inde. Chateaubriand découvre plus tard les savanes d'Amérique, les grands bois canadiens et la beauté des campagnes romaines. Voilà bien des découvertes, les déserts, les montagnes, les grands horizons italiens; que restait-il à découvrir? Ce qui était le plus près de nous, au cœur même de notre France. Comme il arrive toujours, on a fini par le plus simple. On avait commencé par la Suisse, par l'Amérique, par l'Italie et la Grèce : il fallait Mme Sand pour nous découvrir le Berry et la Creuse.

En insistant sur l'admiration qui est due à ces dernières productions de Mme Sand, je n'ai pas, au reste, la pensée de lui adresser un conseil : c'est un succès que j'ai voulu constater. Loin de moi l'idée de prétendre circonscrire

(1) Ce bon et grand La Fontaine venait là non sans dessein, et parce que dans le même temps il avait paru une petite diatribe de M. de Lamartine contre La Fontaine (voir le Conseiller du Peuple, premier numéro de janvier 1850).

désormais dans le cercle pastoral un talent si riche, si divers et si impétueux! Mon seul conseil, mon seul vœu, c'est qu'un tel talent s'ouvre des voies et crée des genres tant qu'il lui plaira, mais qu'il ne serve jamais un parti. Hors de là, qu'il aille à son gré, qu'il se développe, qu'il s'égare parfois; il est sûr de se retrouver, car il vient de source. Je dirai du talent vrai, comme on l'a dit de l'amour, que c'est un grand recommenceur. Ce qu'il a manqué une fois, il le ressaisit une autre. Il n'est jamais à bout de luimême, et il récidive souvent. Le moment, pour la critique, d'embrasser ce puissant talent dans son cours, et de le pénétrer dans sa nature, n'est pas venu, selon moi; il faut le laisser courir encore. On peut préférer de lui telle ou telle manière, mais il est curieux de les lui voir essayer toutes. Pour moi, je préfère, je l'avoue, chez Mme Sand les productions simples, naturelles, ou doucement idéales; c'est ce que j'ai aimé d'elle tout d'abord. Lavinia, Geneviève, Madeleine Blanchet, la petite Marie de la Mare-auDiable, voilà mes chefs-d'œuvre. Mais il y a aussi des parties supérieures et peut-être plus fortes, plus poétiques en elle, et que je suis loin de méconnaître. C'est Jeanne, c'est Consuelo; au fond, tout au fond, c'est toujours cette nature de Lélia, fière et triste, qui se métamorphose, qui prend plaisir à se déguiser et à se faire agréer, sous ces déguisements, de ceux mêmes qui ont cru la maudire en face. Et qu'est-ce que Consuelo, par exemple, sinon Lélia éclairée et meilleure? Enfin, chacun aura ses préférences, mais il ne faut rien interdire en fait d'art à un talent qui est en plein cours, en plein torrent. Un talent fier comme celui-là a été mis au monde pour oser, tenter, se tromper souvent, pour se perdre comme le Rhône, et pour se retrouver aussi.

Lundi 25 février 1850.

M. DE FELETZ,

ET

DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE

SOUS L'EMPIRE.

Le 11 de ce mois est mort, à l'âge de quatre-vingt-trois ans accomplis, un vieillard aimable, spirituel, qui recouvrait sous les formes d'une politesse exquise et d'une parfaite urbanité mondaine, un caractère ferme, des opinions nettes et constantes, bien de la philosophie pratique; un sage et un heureux qui avait conservé à travers les habitudes du critique, et avec un esprit volontiers piquant, un cœur bienveillant et chaud, une extrême délicatesse dans l'amitié. M. de Feletz me représentait en perfection le galant homme littéraire. Resté le dernier survivant de la génération d'écrivains à laquelle il appartenait, il lui faisait honneur à nos yeux; il la personnifiait par les meilleurs côtés; c'est en la jugeant par lui qu'on s'en pouvait former l'idée la plus favorable. Le nom de M. de Feletz

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