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sonnable de venir compromettre et livrer au hasard ce qui a survécu et ce qui subsiste.

« De ce que j'ai fait une faute, ce n'est pas une raison de les commettre toutes,» répondait Mme de Montespan à quelqu'un qui s'étonnait de la voir faire maigre en Carême. De ce que nous avons fait bien des fautes en politique, ce n'est pas une raison non plus d'y ajouter; un gouvernement qui, de gaieté de cœur, se dessaisirait de ce qu'il peut conserver de force et d'initiative avec l'assentiment public, raisonnerait moins bien que Mme de Montespan. Dans les choses tout à fait essentielles à l'État, si un accident imprévu cause une ruine, si une des poutres qui soutiennent l'édifice s'écroule, il vient un moment où le besoin absolu qui se fait sentir à tous peut amener une réparation; mais dans l'ordre délicat, en ce qui touche les intérêts de l'esprit, les ruines, une fois faites, par le temps qui court, ont grande chance de rester des ruines, et, quand la société a tant à lutter pour subvenir au strict nécessaire, il peut arriver que le jour de la réparation se fasse longtemps attendre pour le superflu.

Le superflu pourtant, chose si nécessaire! c'est Voltaire qui l'a dit, lui, le Français par excellence et qui connaissait si bien son espèce. Le mot est sérieusement vrai en France, surtout à Paris. On ne le sent jamais mieux qu'après l'avoir quelque temps quitté. On trouve ailleurs toutes sortes de qualités utiles et solides, de réalités essentielles : la facilité, l'art de vivre n'est qu'à Paris. Et c'est pour cela qu'on doit tant en vouloir à ceux qui ne négligent rien pour rendre Paris inhabitable et sauvage: laissez-les un instant à l'œuvre; ce sont gens à faire baisser tout le niveau de la civilisation humaine en quelques jours, en quelques heures. Cela s'est vu on peut perdre en trois semaines le résultat de plusieurs années, presque de plusieurs siècles. La civilisation, la vie, sachons-le bien, est chose apprise et inventée, perfectionnée à la sueur du front de

bien des générations, et à l'aide d'une succession d'hommes de génie, suivis eux-mêmes et assistés d'une infinité d'hommes de goût. Ces hommes-là, ces grands artisans de la civilisation, sans lesquels on en serait resté pendant quelques siècles de plus aux glands du chêne, Virgile les a placés au premier rang, et à bon droit, dans son Elysée; il nous les montre à côté des guerriers héroïques, des chastes pontifes et des poëtes religieux,

Inventas aut qui vitam excoluere per artes.

Les hommes, après quelques années de paix, oublient trop cette vérité; ils arrivent à croire que la culture est chose innée, qu'elle est pour l'homme la même chose que la nature. Avons-nous besoin encore d'être avertis? La sauvagerie est toujours là à deux pas; et, dès qu'on lâche pied, elle recommence. Toujours est-il que, dans les bons temps, l'art de vivre, comme l'entendent les modernes, n'a été poussé nulle part ailleurs comme à Paris. Or, cet art perpétuel et insensible, ce courant des mœurs, c'est surtout par les théâtres qu'il s'enseigne, qu'il s'entretient ou s'altère. Les théâtres présentent le moyen d'action le plus prompt, le plus direct, le plus continu sur les masses. Nous vivons dans un temps où la société imite le théâtre bien plus encore que celui-ci n'imite la société. Dans les scènes scandaleuses ou grotesques qui ont suivi la Révolution de février, qu'a-t-on vu le plus souvent? La répétition dans la rue de ce qui s'était joué sur les théâtres. La place publique parodiait au sérieux la scène; les coulisses des boulevards s'étaient retournées, et l'on avait le paradis en plein vent. «Voilà mon histoire de la Révolution qui passe, >>>> disait un historien, en voyant de sa fenêtre défiler une de ces parodies révolutionnaires. Un autre aurait pu dire également : « Voilà mon drame qui passe. » Une chose entre autres qui m'a frappé dans ces événements si étonnants, et dont je ne prétends point d'ailleurs diminuer la portée,

c'est, à travers tout, un caractère d'imitation, et d'imitation littéraire. On sent que la phrase a précédé. Ordinairement la littérature et le théâtre s'emparaient des grands événements historiques pour les célébrer, pour les exprimer ici c'est l'histoire vivante qui s'est mise à imiter la littérature. En un mot, on sent que bien des choses ne se sont faites que parce que le peuple de Paris a vu, le dimanche, au boulevard tel drame, et a entendu lire à haute voix dans les ateliers telle histoire. Avec les dispositions d'un pareil peuple, abandonner au hasard la direction des théâtres, ne s'en réserver aucune, ne pas user de ces grands organes, de ces foyers électriques d'action sur l'esprit public, ne pas assurer une existence régulière à trois ou quatre d'entre eux qui, à force de zèle et d'activité, à force de bonnes pièces, de nouveautés entremêlées à la tradition, fassent concurrence aux théâtres plus libres et empêchent qu'on ne puisse dire Paris s'ennuie, ou Paris s'amuse à faire peur, ce serait méconnaître les habitudes et les exigences de notre nation, le ressort de l'esprit francais lui-même.

Qu'on ne s'y trompe pas à travers les formes diverses et les bigarrures qui se succèdent et qui déguisent souvent le fond, cet esprit français subsiste; il subsistera tant qu'il y aura une France, et il faut espérer que ce sera bien longtemps encore. Cet esprit qu'on croyait inhérent à l'ancienne société a triomphé de tout ce qui l'a modifiée successivement et détruite; il a triomphé de 89, de 93, de l'Empire, du régime constitutionnel des deux Chambres. On le dit toujours mort ou bien malade; il vit, il reparaît à chaque intervalle, le même au fond; il cherche avec avidité à se satisfaire; et ce qui importe, c'est d'empêcher qu'il ne tourne à mal et qu'il ne se pervertisse. Français, nous avons depuis quelque temps tous nos défauts; gardons au moins quelques-unes de nos qualités. Là où les institutions favorisent et défraient ces qualités, et où elles ne sont pas écroulées avec le reste, maintenons-les soigneusement, et

attachons-nous à les réparer plutôt qu'à les ébranler dans l'entre-deux des crises et au lendemain des orages.

Un petit nombre de choses anciennes sont restées debout en France à travers nos révolutions périodiques, et plus que périodiques; de ce nombre est ce qu'on appelle si justement la Comédie-Française. Lors de la première révolution, de celle de 89, la Comédie-Française y avait, pour sa part, puissamment contribué. Les tragédies de Voltaire. avaient fait des républicains de la veille de ceux-là même qui avaient goûté le Mondain; ils purent s'apercevoir plus tard de la contradiction, trop tard pour se corriger. Le Mariage de Figaro avait enflammé les esprits et allumé une gaieté folle, inextinguible, mais qui n'était pas inoffensive comme le bon rire des pièces de Molière. La tragédie de Charles IX sonna le tocsin. La Comédic-Française avait trop marqué pour rester inviolable et innocente; elle fut atteinte et frappée. Une moitié des comédiens fit emprisonner l'autre. Il y eut, au sortir de la Terreur, division persistante et schisme; mais, lorsque enfin la réunion se fit, jamais la Comédie-Française ne parut plus au complet ni plus brillante qu'à la veille de brumaire et en ces années du Consulat. Elle répara ses fautes avec splendeur. Nulle institution ne contribua plus directement à la restauration de l'esprit public et du goût. Après 1814, la Comédie-Française eut à peine un instant d'éclipse; durant toute la Restauration, nous l'avons vue briller du plus vif et du plus pur éclat. Sans vouloir faire tort à aucun des poëtes dramatiques d'alors, on accordera peut-être qu'elle possédait en Talma le premier de ces poëtes, le plus naturellement inventeur, créant des rôles imprévus dans des pièces où ils n'eussent point été soupçonnés sans lui, créant aussi ces autres rôles anciens qu'on croyait connus, et sur lesquels il soufflait la vie avec une inspiration nouvelle. Depuis qu'il eut disparu et Mile Mars après lui, on a pu dire que la Comédie-Française dégénérait; et pourtant elle dure, ellę

s'est tout à coup rajeunie avec un jeune talent doué de grâce et de fierté (1); elle a des retours inattendus de faveur et de vogue auprès d'un public qui y raccourt au moindre signal et qui a le bon sens de lui demander beaucoup. Le public français, qui a si peu de choses en respect, a gardé la religion du Théâtro-Français; il y croit: à chaque annonce d'une pièce nouvelle, il s'y porte avec espérance. Voilà ce qu'on est trop heureux de n'avoir qu'à entretenir. C'est ce théâtre qu'il s'agit surtout aujourd'hui de ne pas abandonner, de ne pas laisser diriger non plus par plusieurs et en famille (mauvaise direction, selon moi, en ce qu'elle est trop intime, trop commode, et, comme on dit aujourd'hui, trop fraternelle), mais de faire régir bien effectivement par quelqu'un de responsable et d'intéressé à une active et courageuse gestion.

Un spirituel écrivain, qui entendait très-bien la matière, M. Etienne, dans son Histoire du Théâtre-Français pendant la Révolution, a dit : « L'expérience montré que les comédiens ne s'administrent bien que par eux-mêmes: c'est la seule république du monde où la puissance soit mal exercée par un chef. » Le mot est piquant. M. Étienne écrivait cela après le 18 brumaire, sous le Consulat. Quand il ya un maître aux Tuileries, le dirai-je? cette petite république de la rue Richelieu offre moins d'inconvénients: un ordre d'en haut est bientôt donné, et il est toujours suivi. Mais, dans une vraie république comme la nôtre, où il y a tout simplement un ministère de l'intérieur, je craindrais le relâchement. N'abondons pas, en fait d'art, dans les inconvénients de notre régime. Ministre, ne vous dessaisissez pas.

J'ai cru remarquer que, même dans les Lettres, dans cette république des Lettres, le plus sûr, pour que les choses aient quelque ensemble, c'est qu'il y ait au fond quelqu'un, (1) Mile Rachel.

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