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carrière déjà si pleine qu'il a fournie durant treize années au sein de la Chambre des pairs, je vois en lui un orateur des plus distingués, l'avocat ou plutôt le champion, le chevalier intrépide et brillant d'une cause; mais tous ses développements d'alors roulent sur deux ou trois idées absolues, opiniâtres, presque fixes: il défend la Pologne, il attaque l'Université, il revendique une liberté illimitée pour l'enseignement ecclésiastique, pour les Ordres religieux; il a deux ou trois grands thèmes, ou plutôt un seul, la liberté absolue. Ce thème est pour lui un point de foi, un sujet de conviction: aussi son éloquence n'est-elle point celle d'un avocat, mais d'un croyant, d'un lévite armé, ou mieux d'un croisé qui aurait reçu le don du bien dire. Il me semble, en chaque question, le voir marcher tout droit devant lui contre l'adversaire, glaive en main et cuirasse au soleil. J'admire et j'applaudis de grand cœur avec la noble Chambre d'autrefois ce qu'il y a de jeune, de brillant, d'aventureux dans ce tournoi à outrance; ce sont des exploits de tribune; mais je me demande quels pouvaient être les résultats. Ce n'est que depuis 1848 que M. de Montalembert, acceptant la leçon des événements, a cessé d'être un orateur de parti pour se montrer un orateur tout à fait politique. Jusque-là on l'admirait, et, à moins d'ètre étroitement de son parti, on ne le suivait pas. Maintenant, de quelque côté qu'on vienne, on le suit volontiers; on accepte non pas seulement la vibration et l'éclat, mais le sens de ses nobles paroles. Il a cessé de voir les questions par un seul aspect; il unit deux choses contraires, il combine. Il n'a pas perdu ses convictions, mais il consent à entrer dans celles des autres, à compter et à composer avec elles. De là un effort et un frein auquel son éloquence elle-même ne peut que gagner. Il est trop aisé et trop simple de n'obéir qu'à un seul souffle direct, impétueux; le beau de la force humaine est de se contenir, de se diriger entre des impulsions diverses et d'assembler sous une même loi les con

traires. « On ne montre pas sa grandeur, a dit Pascal, pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l'entre-deux. » M. de Montalembert n'est plus tout entier à une extrémité; il a montré qu'il savait embrasser des points opposés et marcher, lui aussi, dans l'entre-deux. Il a fait place, dans son esprit, à un certain contraire. Quelles que soient les convictions profondes du dedans, c'est là un grand pas de fait pour la vérité pratique et applicable. Le vrai talent non plus n'a point à se repentir de ces contrariétés qu'il s'impose. L'énergie gagne par la prudence; l'éloquence plus mûre n'y perd pas, et elle donne désormais la main à la politique qui n'est autre, le plus souvent, qu'une transaction. Depuis ses derniers discours, qui sont aussi les plus éloquents, M. de Montalembert en a fait l'épreuve; il a mérité cet éloge, que M. Berryer lui donnait en le félicitant: « Vous êtes un esprit non absolu, mais résolu. » Généreux éloge que nous le supplions de justifier de plus en plus et toujours.

M. de Montalembert a commencé de boune heure et presque adolescent à se produire par la parole. Sa longuc jeu · nesse, à laquelle on est accoutumé depuis dix-huit ans, n'est pas close encore; né en 1810, il n'a que trente-neuf ans. Jamais il n'y eut jeunesse ni adolescence plus écoutée. Une circonstance singulière le mit en vue dès 1831. Disciple alors de M. de Lamennais et rédacteur très-actif du journal l'Avenir, il y faisait ses premières armes en réclamant, au nom de la Charte, cette entière liberté d'enscignement qu'il n'a cessé de revendiquer depuis. Pour mieux constater le droit, il ouvrit une école gratuite avec deux de ses amis, M. de Coux et l'abbé Lacordaire. L'école ne fut ouverte que deux jours; le commissaire de police vint la fermer, et les trois maîtres d'école (comme ils s'intitulaient) se virent traduits en police correctionnelle. C'était précisément ce qu'ils avaient voulu afin de provoquer le débat

public. Mais la mort du père de M. de Montalembert, survenant sur ces entrefaites, investit tout à coup le jeune homme des prérogatives de la pairie, et le procès fut évoqué devant la haute Cour. C'est ainsi que M. de Montalembert, devenu à l'improviste pair de France tout à la veille de l'abolition de l'hérédité, fit ses débuts d'orateur à la barre de la noble Chambre, en septembre 1831, à l'âge de vingt-et-un ans, et en qualité d'accusé. Mais, à voir sa jeunesse, sa bonne grâce et son aisance, la netteté élégante et incisive de sa parole et de sa diction, on oubliait naturellement, et les juges étaient les premiers de tous à oublier qu'on avait affaire à un accusé; on ne voyait que les commencements d'un orateur. La Chambre entière écoutait, avec une surprise qui n'était pas sans agrément, les audaces du jeune homme, et, ne regardant qu'au talent et à la façon, elle y trouvait avant tout des gages et de futures promesses pour elle-même. Elle accueillait ce dernier né de l'hérédité avec la faveur et presque la tendresse qu'une mère a pour le dernier de ses enfants. Depuis ce jour, M. de Montalembert, condamné pour la forme à une légère amende, fut véritablement porté dans les entrailles de la pairie, il en fut le Benjamin. Lorsqu'il reparut, quatre ans après, dans cette même Chambre, pour y siéger avec voix délibérative, il eut le droit de tout dire, de tout oser, moyennant cette élégance de parole et de débit qui ne l'abandonne jamais. Il put y faire entendre en toute franchise les accents les plus passionnés pour cette liberté dont l'amour fut le seul excès de sa jeunesse; il put y développer sans interruption ses théories absolues, qui eussent fait frémir dans une autre bouche, mais qui plaisaient presque dans la sienne. Il put mème y donner libre cours à ses qualités incisives, mordantes, acérées, et se montrer personnel envers les potentats et les ministres impunément. Dans un ou deux cas, M. le Chancelier le rappela bien à P'ordre pour la forme; mais la faveur qui s'attachait au ta

lent couvrait tout. Son amertume (car il en eut parfois) semblait presque de sa part de l'aménité. L'âpreté du sens était déguisée par l'élégance du bien dire et le parfait bon air. En toute circonstance et quoi qu'il se permit, il n'eut qu'à remercier la Chambre de lui accorder, comme le lui dit un jour M. Guizot, les immenses libertés de sa parole. Ici on me permettra quelques remarques qu'il m'a été impossible de ne pas faire durant les années où j'étudiais de loin, en silence, ce talent précoce et grandissant.

Il faut bien des qualités, il faut même quelques défauts peut-être pour composer un grand orateur; ou, du moins, quelques-unes des qualités de l'orateur, quand il débute très-jeune, avant de devenir tout à fait des qualités, peuvent ressembler à des défauts. Ainsi la confiance en sa propre idée, la certitude dans l'affirmation, avant d'être de l'autorité réelle, peut ressembler à de la témérité. Je mentirais à ma pensée si je ne disais que ce fut quelquefois le cas pour M. de Montalembert. Jamais, sous prétexte d'avoir mis son humilité, une fois pour toutes, aux pieds du SaintSiége, un jeune talent d'orateur ne s'est passé plus en sûreté de conscience ses facultés altières, piquantes, ironiques, et n'a joué plus librement de l'arme du dédain. Jamais, à la faveur d'une conviction religieuse profonde, on n'a eu moins de souci ni de ménagement de l'adversaire. Et puisque j'en suis aux remarques critiques sincères (et à qui les adresserait-on mieux qu'au noble talent qui est la sincérité même ?), j'en ferai aussi quelques-unes sur le fond.

M. de Montalembert, dès le premier jour, entra en lice, je l'ai dit, avec une idée absolue. Tout enfant, il avait fait contre l'Université le serment d'Annibal, et il lui avait juré haine et guerre éternelle. Ce fut là, durant dix-huit ans, sa conclusion réitérée et acharnée, son delenda Carthago, comme pour Caton. Il avait retourné le mot de Voltaire, et it s'écriait, lui aussi : Ecrasons l'infáme! En écrasant l'U

niversité, c'était, en effet, l'ennemie mortelle du christianisme, c'était le séminaire de l'incrédulité qu'il prétendait exterminer. Très-frappé des pertes graduelles, croissantes, que faisait la foi catholique au sein des jeunes générations, et qui proviennent de tant de causes combinées, M. de Montalembert, pour couper court au mal, crut qu'il fallait en dénoncer toute l'étendue, et marquer au vifla séparation entre la partie saine et celle qui, selon lui, ne l'était pas. Il s'attacha, en conséquence, à ranger en bataille l'armée des catholiques, à la discipliner et à la morigéner, à l'épurer et à la compter, au risque de la diminuer, sinon de l'amoindrir; il supprima les neutres. Jusque-là, en France, tout homme qui ne disait pas : Je ne suis point catholique, était censé l'être. Il s'attacha à montrer que la plupart de ces gens-là n'étaient point des alliés pour lui, mais plutôt pour l'ennemi. Il tendit d'une manière tranchée à instituer le duel entre ce qu'il appelait les fils des Croisés et les fils de Voltaire. En répétant sans cesse : Nous autres catholiques, au lieu de dire : Nous tous catholiques, comme on faisait auparavant ; en se représentant lui et les siens comme dans un état d'oppression criante et d'isolement, il donna à penser que le catholicisme en France pourrait n'être bientôt plus qu'un grand parti, une grande secte. J'honore cette franchise, je respecte cette foi de Polyeucte, qui repousse les tièdes, et qui, forte d'un espoir supérieur, réclame le combat, même inégal, sans douter de la victoire; mais, politiquement et moralement, j'aurais mieux aimé laisser un peu plus de confusion sur ces objets. Quand on aura démontré à une foule d'honnêtes gens qui se croyaient encore catholiques, qu'ils ne le sont pas, qu'y aura-t-on gagné? M. de Montalembert, depuis le 24 février, semble l'avoir compris, et c'est avec bonheur qu'on l'a entendu, dans ses discours sur la liberté d'enseignement, des 18 et 20 septembre 1848, consentir à prendre la religion chrétienne indépendamment du degré de foi individuelle, la

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