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temporains à l'étude des sciences naturelles, et s'appliqua à l'optique, à l'astronomie, à la physique. Il eut même des merveilles de l'industrie moderne un pressentiment singulier, qui ressemble à une vision prophétiqne. « On peut, ditil dans son ouvrage Sur les secrets de l'art et de la nature, faire jaillir du bronze une foudre plus redoutable que celle de la nature; une faible quantité de matière préparée produit une horrible explosion accompagnée d'une vive lumière. On peut agrandir ce phénomène jusqu'à détruire une ville. et une armée. L'art peut construire des instruments de navigation tels que les plus grands vaisseaux gouvernés par un seul homme parcourront les fleuves et les mers avec plus de rapidité que s'ils étaient remplis de rameurs. On peut aussi faire des chars qui, sans le secours d'aucun animal, courront avec une incommensurable vitesse.» L'autorité ecclésiastique persécuta Roger Bacon, après la mort de Clément IV, son protecteur. Roger était moine franciscain; son général le fit enfermer, comme sorcier, dans un cachot, où languit pendant de longues années ce grand homme né trois siècles trop tôt.

Tandis que l'empirisme croissait ainsi dans la persécution, l'idéalisme du moyen âge, qui devait bientôt s'éclipser, jetait sa plus vive lumière. L'institution des ordres mendiants avait donné une impulsion nouvelle à la philosophie scolastique. Moins adonnés que les bénédictins à la transcription des livres, les disciples de saint François et de saint Dominique se livrèrent surtout à l'enseignement et à la prédication.

L'ange de l'école (doctor angelicus) fut saint Thomas d'Aquin1. Grave et laborieux dès son enfance, ses condisciples l'appelaient le grand bœuf de Sicile. Saint Thomas, laissant aux novateurs les sciences de la nature, ne quitta pas les hautes régions de la métaphysique et de la morale. Il proposa une solution large et satisfaisante du fameux problème des universaux 2. Comprenant toute l'importance des

4. Né à Aquin (royaume de Naples), en 1227; mort en 1274.

2. Saint Thomas admet en Dieu l'existence des idées archetypes de la création ; mais l'homme nejouit pas d'une vision directe de ces archétypes. Ses connaissances

philosophes arabes et grecs, il encouragea puissamment la traduction de leurs ouvrages. Enfin, transportant dans la morale l'esprit philosophique, il conçut et exécuta en partie le plan d'une vaste synthèse des sciences morales et même politiques, où serait consigné tout ce qu'on peut savoir de Dieu, de l'homme et de leurs rapports. Cette œuvre immense, quoique inachevée, reçut le titre de Summa totius theologiæ. C'est un des plus grands monuments de l'esprit humain au moyen âge1.

Des quatre grands systèmes de la philosophie antique, trois avaient eu leurs représentants au moyen âge. Les débats de l'idéalisme et de l'empirisme avaient fait naître le scepticisme, c'est-à-dire alors l'hérésie et quelquefois même quelque chose de plus. Simon de Tournai, après avoir, dans une leçon annoncée avec beaucoup d'éclat, prouvé les mystères de la religion, se vanta de renverser le lendemain tout ce qu'il venait d'établir. Guillaume de Conches se déclara ouvertement disciple de Démocrite et d'Épicure. Un seul système restait encore à paraître, celui qui, dans la Grèce, était né le dernier de tous, celui que semblait appeler nécessairement la tendance de la religion chrétienne, je veux dire le mysticisme. Jean de Fidenza, connu sous le nom de saint Bonaventure, en fut le plus illustre représentant. Ami de Thomas d'Aquin, Italien comme lui, il fut admis le même jour aux honneurs du doctorat dans l'Université de Paris; cette double réception fut le sceau qui marqua la défaite de ce corps illustre dans sa querelle contre les mendiants. Admis dans l'Université en dépit des universitaires, il n'est pas surprenant que Jean se soit écarté de la route battue. La piété absorba chez lui la philosophie; audessus de la lumière intérieure qu'on nomme la raison, et qui nous fait connaître les vérités intelligibles, il reconnut une lumière suprême qui vient de la grâce et de l'Écriture sainte, et qui nous révèle les plus hautes vérités. C'est dans cette région des réalités éternelles que l'âme doit monter

se forment des images reçues par les sens, et des perceptions abstraites qui s'en dégagent à la lumière de la raison. (Ozanam, Dante et la Philosophie catholique,p. 42.) 4. Cousin, Cours de Philosophie, t. I, p. 358.

2. Né en Toscane en 1221; mort à Lyon en 1274.

pour y contempler les premiers principes dont les influences se font sentir à tous les degrés de la création. Ainsi, toutes les sciences sont pénétrées de mystère, et c'est en saisissant le fil conducteur de la révélation interne et personnelle qu'on pénètre jusque dans leurs dernières profondeurs.

L'imitation de Jésus-Christ.

Le mysticisme du moyen âge ne fut pas toujours orthodoxe. Prêtant l'oreille à l'inspiration directe et personnelle qu'il croyait entendre, il devait être peu docile à la voix extérieure de l'autorité. Joachim de Flores, le maître des mystiques, fut condamné par le quatrième concile de Latran. Jean de Parme, son disciple, rêva une foi nouvelle et écrivit une Introduction à l'évangile éternel. Il fut également frappé des anathèmes de l'Église. Le mysticisme était trop vivace pour périr dans leur défaite. La vie des cloîtres, les longues heures de méditation et d'isolement, la solitude du cœur, la fermentation secrète des passions concentrées et refoulées sur elles-mêmes durent faire naître et nourrir toutes les illusions pieuses, toutes les saintes ivresses de la mysticité. Or, tandis que la société guerrière et mondaine avait son expression dans les épopées chevaleresques, celle qui veillait dans les monastères eut besoin d'exprimer aussi la longue et dramatique histoire de ses luttes et de ses douleurs. Sans doute un grand nombre d'effusions rêveuses, pareilles à des improvisations lyriques, se sont évanouies en naissant; d'autres, consignées dans des écrits mystiques, ont péri dans les sombres murs qui les avaient produites. Peutêtre, néanmoins, nous en reste-t-il un monument dans l'admirable ouvrage de l'Imitation de Jésus-Christ. Peut-être ce poëme s'est-il formé peu à peu, tour à tour suspendu, repris, et rédigé enfin au terme même du moyen âge1. C'est

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4. C'est l'opinion de MM. J. J. Ampère et Michelet, divisés du reste sur l'origine monastique de l'Imitation. Suarez (Conjectura de Imitatione) avait déjà semblé les prévenir dans cette conjecture. Selon lui, les trois premiers livres sont de Jean de Verceil, d'Ubertino de Casal, de Pietro Renalutio. Gerson aurait ajouté le quatrième livre, et Thomas de Kempen, qui était réellement le copiste de son couvent, serait devenu l'éditeur de cette œuvre. Gence

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vers la fin du xive siècle qu'apparaît dans toute sa mélan colique grandeur ce livre le plus beau du christianisme après l'Évangile. C'est au moment où l'Église officielle semble se dissoudre et périr, où manque presque partout l'enseignement religieux1, où la voix des prêtres ne s'élève que pour maudire leurs adversaires, c'est alors que sort du cloître, pour se répandre dans le monde souffrant et malheureux, ce livre de l'Internelle consolation. La vogue en fut prodigieuse. On en a trouvé vingt manuscrits dans un seul monastère; l'imprimerie naissante s'employa principalement à le reproduire. Il existe aujourd'hui plus de deux mille éditions latines, plus de mille éditions françaises de l'Imitation. L'enthousiasme qui accueillait ce livre n'était pas un signe favorable pour la société cléricale; il annonçait l'instant fatal où la piété allait essayer de monter à Dieu sans passer par le prêtre. L'âme chrétienne ne voulait plus entendre la voix discordante des docteurs, mais celle de Dieu seul. « Parlez, Seigneur, répétait le saint livre; votre serviteur vous écoute. Que Moïse ne me parle point, ni lui ni les prophètes. Ils donnent la lettre; vous, vous donnez l'esprit. Parlez vousmême, ô vérité éternelle, afin que je ne meure point. Le langage de l'Imitation, surtout dans sa forme française, devait paraître bien nouveau à ceux qui avaient entendu les aigres discussions des théologiens. La dévotion retrouvait ici le langage de l'amour, et la piété s'exprimait avec les termes de la plus ardente passion : « Mon loyal ami et époux, ami si doux et si débonnaire, qui me donnera les ailes de la vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation.... O Jésus, lumière de gloire éternelle, seul

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ne semble pas défavorable à l'hypothèse d'une composition ou au moins d'une inspiration multiple, lorsque, dans son savant et minutieux travail, il va recueillir tous les passages des auteurs sacrés ou profanes qui ont quelque rapport avec son texte chéri.

1. En 1405 et 1406, pendant deux hivers, deux carêmes, il n'y eut point de sermons à Paris.

2. M. O. Leroy a découvert, à la bibliothèque de Valenciennes, un manuscrit de l'Internelle consolation, qui porte la date de 1462. Il pense que ce texte français est l'original de l'Imitation. Il aurait été ensuite traduit en latin, avec quelques changements et avec l'addition du quatrième livre, qui ne se trouve point dans l'original primitif. Voyez Études sur les Mystères, p.

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soutien de l'âme pèlerine, pour vous est mon désir sans voix, et mon silence parle.... Hélas! que vous tardez à venir! Venez donc consoler votre pauvre ! Venez, venez, nulle heure n'est joyeuse sans vous ! »

Ce chef-d'œuvre d'onction et de grâce est un ouvrage anonyme. Sa patrie n'est pas plus connue que son auteur. L'époque de sa composition est également incertaine. C'est le livre de tous les lieux et de tous les temps; c'est le livre chrétien par excellence. Les Français, les Allemands, les Italiens le réclament: on l'assigne tour à tour au XIII et au Ive siècle. On le donne au chancelier Gerson, à Thomas de Kempen, à un bénédictin du nom de Gersen: on l'a fait remonter jusqu'à saint Bernard. « Da mihi nesciri! s'était écrié le pieux écrivain. Faites que je sois ignoré, ô mon Dieu! Que votre nom soit loué et non le mien! » Ce vœu n'a été que trop accompli, et malgré tant de savantes et d'ingénieuses recherches1, le nom de celui qui écrivit l'Imitation nous semble devoir demeurer à jamais inconnu 2.

Pareille au grand poëme catholique de Dante, qui monte de région en région jusqu'au ciel, l'œuvre lyrique du cloître se partage en quatre livres. Ce sont quatre degrés pour parvenir à la perfection chrétienne, à l'union intime avec le bien-aimé. Au premier livre, l'âme se détache du monde; elle se fortifie dans la solitude au second. Au troisième, elle n'est plus seule; elle a près d'elle un compagnon, un ami, un maître, et de tous le plus doux. Une gracieuse lutte s'engage, une aimable et pacifique guerre entre l'extrême faiblesse et la force infinie qui n'est plus que la bonté. On suit avec émotion toutes les alternatives de cette belle gymnas

4. Voyez J. M. Suarez, Conjectura de Imitatione, 1667. Schmidt, Essai sur Gerson. Gieseler, Lehrbuch, liv. II, chap. Iv, p. 348.-Gence, de Imitatione, 1826. — Faugère, Éloge de Gerson, prix de l'Académie, 1838. Gregory, Mémoires sur le véritable auteur de l'Imitation, 1827.- Daunou, Journal des savants. Décembre 1826 et novembre 1827. O. Leroy, Études sur les Mystères et sur divers manuscrits de Gerson. Michelet, Histoire de France, t. V.

2. M. Tascherau, directeur du catalogue à la Bibliothèque impériale, a catalogué 728 éditions différentes de l'Imitation de Jésus-Christ et de ses diverses traductions.

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