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dimanche. Le lundi matin, Mme Calas fut, vers les neuf heures, se constituer prisonnière 1. On avait tout préparé : l'écrou fut daté, signé et porté au rapporteur; les jeunes demoiselles allèrent à l'entrée du conseil se présenter à leurs juges; le nombre en fut prodigieux, et l'assistance des ministres rendit ce conseil encore plus brillant; la requête fut admise tout d'une voix. On a ordonné l'apport de la procédure, des informations et des motifs. L'avocat n'avait pas osé demander les originaux de la procédure, il eût été à craindre qu'on ne les refusât; je ne pense pas que c'eût tiré à conséquence. L'aînée des demoiselles Calas se trouva mal pendant le temps du conseil; elle eut une vapeur très-considérable et très-longue elle durait encore, lorsque ces messieurs, étant sortis, vinrent lui annoncer la réussite de ses entreprises; une partie s'empressa de lui donner des secours; des eaux spiritueuses, des sels, des flacons de toute espèce furent prodigués je reçus les plus grandes politesses de plusieurs de

dès qu'il fût question de cet essai de présentation au roi, n'en espéra rien. «Soyez persuadé, écrivait-il à Debrus, que Sa Majesté est l'homme du royaume qui influe le moins sur cette affaire ; il ne s'en mêle ni ne s'en mêlera; il laissera agir la Commission du Conseil et dira seulement un mot comme les autres.» (Notre recueil, p. 124.) C'était encore trop attendre de Louis XV. Il n'alla ni au Conseil privé ni au grand Conseil, et ne dit pas même un mot comme les autres. Voltaire avait trop raison de s'écrier: « Le torrent des affaires publiques empêche que l'on ne fasse attention aux affaires des particuliers, et quand on rouerait cent pères de famille dans le Languedoc, Versailles n'y prendrait que très-peu de part (ib., p. 144). Pour Louis XV, on sait que ce n'était pas même le torrent des affaires publiques qui le rendait profondément indifférent aux malheurs privés.

Du reste, cette journée parut excellente à Voltaire pour la cause à laquelle il se dévouait. « Ce qui augmente ma joie et mes espérances, mande-t-il à Debrus, c'est l'attendrissement universel dans la galerie de Versailles (ib., p. 210). » Rien ne prouve, d'ailleurs, que Louis XV ait pris personnellement aucun intérêt aux Calas. Il est certain que ce n'est pas lui (comme on le prétend) qui répondit à l'excuse banale qu'on invoquait au profit du parlement de Toulouse : « Il n'est si bon cheval qui ne bronche. Un cheval, soit, mais toute une écurie! » Grimm (Corr. litt., 15 juin 1764) cite le mot, mais en l'attribuant à ure dame.

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1. On pourrait conclure de ce récit que Mme Calas fut incarcérée à Versailles; mais nous n'avons vu nulle part aucune trace de ce fait, tandis que dans ses papiers se trouve, à la suite de l'acte officiel constatant que son écrou et celui des autres accusés a été biffé à la Conciergerie du Palais, une pièce toute pareille d'après laqueile un écrou semblable, mais concernant Mme Calas seule et dont on ne donne pas la date, a été biffé au grand Châtelet. C'est donc là qu'elle attendit l'arrêt du Conseil. Coll. de M. Fournier.

ces messieurs. L'intendant de Soissons, entre autres, et M. Astruc, m'en firent beaucoup. La charité de ces messieurs ne se borna pas à Mlle Calas; ils s'empressèrent beaucoup d'obtenir l'acte d'élargissement de Mme Calas. On remarqua dans leur façon d'agir combien ils étaient pénétrés du malheur de cette famille et indignés de l'injustice qu'on lui avait faite.

L'arrêt d'élargissement prononcé, nous fimes sortir Mme Calas de la prison, où elle était dans une ample bergère, auprès d'un grand feu; le geôlier lui avait fait servir le matin du café au lait, du chocolat et un bouillon, c'étaient ses ordres; mais nous fûmes bien surpris de sa belle réponse lorsqu'on lui demanda combien il lui fallait : « Mme Calas, dit-il, est trop malheureuse, je serais bien fâché de prendre le moindre salaire; je souhaiterais avoir un ministère plus agréable pour lui offrir mes services; personne ne la respecte plus que moi. » Quel contraste avec le peuple de Toulouse! Les domestiques de tous ses juges, de tous ses protecteurs, la regardent avec admiration et respect: il n'en est aucun qui n'ait lu tous ses mémoires.

Ajoutons à ces détails que la reine se fit présenter Mme Calas et ses filles, et les reçut avec de gracieux témoignages d'estime et de sympathie1.

Le récit qu'on vient de lire est inexact en un point. Le roi en son Conseil ordonnait au parlement de Toulouse de lui faire envoyer les charges et informations par le greffier en chef et les motifs de la sentence par le procureur général. C'est donc bien la procédure entière qui était demandée, et, de plus, les motifs du jugement, toujours secrets alors.

On dit que le parlement fit cette réponse insolente et brève :

La procédure est très-volumineuse; on (Mme Calas) n'a qu'à envoyer du papier et de l'argent pour les copistes, et on (le parlement) la donnera; quant aux motifs, le conseil les trouvera dans les charges.

La colère fut très-violente à Toulouse. On y soutenait qu'une Cour souveraine était irresponsable, repré

1. Lettres de la sœur Fraisse, le 22 juin, et de Voltaire à Damilaville, le 27 mars.

sentait le roi et ne pouvait voir ses arrêts cassés, fût-ce par lui-même. Il est certain que, dans un régime libre, la justice doit être et demeurer absolument indépendante du souverain, et ses arrêts être respectés et subis par lui comme par tout autre. Mais sous le despotisme, cette nécessaire indépendance est impossible et n'exista jamais, fût-elle écrite dans la lettre des lois. Or, elle ne l'était point à cette époque ou ne l'était qu'avec des exceptions, restrictions, et coutumes contraires, qui justifiaient le Conseil.

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Duroux, qui avait la procuration de Mme Calas, lui écrivit que le greffier demandait vingt-cinq mains de papier timbré et que les frais de la copie s'élèveraient à 40 pistoles au moins (20 avril 1763, coll. de M. Fournier). Quoi, s'écria Voltaire à cette nouvelle, quoi, dans le dix-huitième siècle, dans le temps que la philosophie et la morale instruisent les hommes, on roue un innocent à la majorité de huit voix contre cinq, et on exige 1500 livres pour transcrire le griffonnage d'un abominable tribunal'.»-Le conseil de Mme Calas jugera sans doute que l'ordre a été donné par le roi au parlement de Toulouse d'envoyer au roi la copie des procédures et non pas de les envoyer à la veuve; donc ce n'est pas à elle de payer l'obéissance que le parlement de Toulouse doit au roi.... Les juges de Toulouse rouent et le greffier écorche; c'est donc ainsi que la justice est faite »>".

Messieurs du parlement trouvèrent une consolation étrange auprès de l'archevêque de Toulouse qui, apparemment pour rémunérer leur zèle et les consoler de leurs humiliations, accorda à chacun d'eux le singulier privilége « de faire célébrer la messe dans leurs maisons les jours de dimanche. » Après leur avoir oc

1. Notre recueil, 1. LXXXIII.

2. Id., 1. LXXXIV.

3. Arthur-Richard Dillon.

troyé cette faveur insolite, le prélat craignit cependant que son zèle ne parût intempestif au gouvernement. Il rendit compte de ce qu'il avait fait à M. de Saint-Florentin et reçut de lui une réponse assez sèche qui évidemment blåmait, quoique avec une grande réserve, cet acte fort impolitique, dans un pays où la population protestante était nombreuse et n'avait que trop à se plaindre de l'entente cordiale de ses juges avec le clergé catholique.

• Sa Majesté m'a témoigné que, sur une pareille matière, elle ne pouvait s'en rapporter qu'à votre prudence et à la connaissance que vous avez, tant des règles et des usages de l'Église, que des différentes impressions que les esprits des peuples confiés à vos soins sont capables de recevoir'. »

Tandis que le parlement avait grand besoin, pour se consoler, des faveurs de l'archevêché, Voltaire fut comblé de joie par ce premier triomphe qui semblait assurer tous les autres. Il faut l'entendre s'écrier avec une noble satisfaction dans une lettre à Damilaville:

Mon cher frère, il y a donc de la justice sur la terre; il y a donc de l'humanité ! Les hommes ne sont pas tous de méchants coquins comme on le dit.

Il semble que l'émotion le rende modeste, car il ajoute : << C'est le jour de votre triomphe, mon cher frère; vous avez servi les Calas mieux que personne. » Ses remercîments à Thiroux de Crosne sont enthousiastes et flatteurs:

Monsieur, vous vous êtes couvert de gloire, et vous avez donné de vous la plus haute idée.... Je vous respecte et je prends la liberté de vous aimer.

Il se croyait au bout de ses peines et Mme Calas au terme de ses agitations :

1. Cette lettre, que nous avons lue dans les Dépêches du Secrétariat (Arch. Imp.) et le fait très-curieux qui en fut l'occasion, n'avaient jamais été publiés, à notre connaissance.

Il me semble, écrit-il à Élie de Beaumont le 14 mars, que le reste de ce procès ne consistera qu'en formalités. La falsification des pièces n'est point à craindre, parce qu'elles sont signées de Pierre Calas, qui ira à Paris quand il le faudra, et qui reconnaîtrait bien vite la fraude.

Il écrit à Mme Calas:

Observez, madame, que l'ordre donné au parlement de Toulouse, d'envoyer les motifs, est une espèce de flétrissure pour lui, et que cet article vous donne une victoire entière; aussi n'a-t-il pas passé d'une voix unanime, comme l'ordre d'envoyer les procédures. Regardez donc votre mari et votre famille comme entièrement justifiés aux yeux du roy, du Conseil et de toute l'Europe. Le reste ne sera qu'une discussion de procédures, et ne consistera que dans des formes juridiques; et, quelque chose qui arrive, soyez très-sûre que tout le public sera pour vous'.

Mais les formalités pouvaient traîner en longueur. Le parlement pouvait se montrer récalcitrant, et l'envoi, très-coûteux, des pièces pouvait être entravé. C'est ce qui arriva.

Aussi Voltaire dut s'imposer encore de longues précautions, une réserve toujours calculée. Son Traité sur la Tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas était écrit, imprimé, et allait paraître; mais il craignit que le scandale de ce livre ne nuisît à la cause et il ne voulut pas exposer la veuve du martyr à expier ses hardiesses. Il se contenta d'en envoyer de rares exemplaires à deux ou trois ministres sur lesquels il comptait, à quelques conseillers d'Etat, à Mme de Pompadour, à Frédéric II, et à un petit nombre d'amis prudents, qui promettaient de ne pas les laisser tomber entre les mains avides des libraires, ou sous les regards dangereux de la censure. Il imposait la même abnégation à tous ses alliés dans cette guerre aussi savante qu'humaine. Court de Gébelin avait écrit ses Lettres Toulousaines où il protestait contre les supplices de

1. Extrait d'une lettre inédite, en date du 15 mars 1763 (Collection de M. Fournier.)

2. A Moultou, mai 1762.

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