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mentaliste à la Rousseau, une solution rationaliste et une solution formaliste et le problème du Beau enfin, dans lequel il se montre à la fois subjectiviste, formaliste, sentimentaliste et idéaliste, il semble qu'il ait assimilé tous les problèmes philosophiques à des problèmes à plusieurs solutions. Mais tout en rendant plein hommage à la largeur d'esprit de Kant, qui l'a empêché de s'arrêter à des conclusions concordantes mais simplistes, je conserve le droit de lui reprocher de n'avoir pas confessé nettement la divergence des résultats auxquels il est parvenu, et d'être tombé ainsi, en faisant prédominer tour à tour chacune des solutions différentes qu'il nous présente successivement, et en tentant, mais vainement, d'y ramener toutes les autres, dans d'inextricables contradictions. En résumé, l'esthétique de Kant m'est apparue telle qu'un carrefour de forêt, auquel aboutissent et d'où partent de tous côtés des routes différentes pour pouvoir s'orienter parmi les voies dans lesquelles se sont engagées et peuvent s'engager les recherches esthétiques, il est indispensable d'y parvenir, mais, si l'on veut pénétrer vraiment la nature du Beau et du sentiment esthétique, il est impossible de s'y arrêter.

Il est donc de toute nécessité, croyons-nous, de reprendre tous les points traités par Kant, conformément à la méthode génétique esquissée plus haut. Après avoir affirmé avec Kant que l'état esthétique est caractérisé avant tout par une excitation particulière, par un frémissement original de notre sensibilité, il faut soumettre celle-ci à une étude minutieuse. En soi, le sentiment esthétique, quelque raffiné, quelque subtil, quelque complexe, qu'on veuille l'imaginer, reste toujours un sentiment de plaisir. C'est de la décision que l'on porte sur la genèse du sentiment en général, et sur ses rapports avec le désirer et surtout le connaître, que dépend la solution des problèmes essentiels de la théorie du Beau. Selon que l'on subordonne le sentir au connaître ou le connaître au sentir, on s'arrêtera à des conclusions intellectualistes, sentimentalistes ou sensualistes. Je me suis donc attaché tout d'abord à l'étude du sentiment, envisagé dans ses manifestations les plus humbles. J'ai tenté ensuite de remonter jusqu'au sentiment si riche, si complexe du Beau. Ce sentiment, je l'ai analysé en détail et je l'ai décomposé en trois éléments principaux, l'élément sensible proprement dit, l'élément intellectuel direct ou formel et les éléments associés. Puis j'ai réuni ces trois facteurs et je les ai réduits à un sentiment de sympathie particulière, que j'ai appelé le symbolisme sympathique, c'est-à-dire la faculté de se déprendre de soi-même et de vibrer à l'unisson des spectacles de la nature et de l'art. C'est dans cette même faculté de large et d'universelle sympathie que j'ai cru

trouver l'explication du génie et la genèse des arts. Je suis allé ensuite de la jouissance et de la création du Beau aux causes objectives de la beauté, et j'ai montré que seule une conception philosophique, qui n'admet pas de différence spécifique entre la matière et l'esprit, entre la nature et l'homme, pour qui la nature n'est que de l'âme éteinte et glacée, que seul, en un mot, le panthéisme est vraiment capable d'expliquer la beauté.

La partie essentielle de mon travail est, je l'ai dit déjà, la discussion de la théorie de l'universalité et de la nécessité des jugements esthétiques. Après avoir montré que, si comme Kant, l'on fait résider l'état esthétique dans le sentiment, toute universalité et toute nécessité proprement dite devient impossible, j'ai conclu, pour mon compte, de l'étude que j'ai faite du sentir, en général, et du sentiment esthétique, en particulier, qu'un sentiment esthétique a priori est une monstruosité logique, et que l'universalité et la nécessité est inconcevable en matière de Beau, en matière d'art, en matière de critique. Ce problème, on le sait, est à la fois très ancien et très actuel. Nous l'avons vu soulevé à nouveau tout récemment par celui d'entre nos critiques contemporains, qui soutient, avec la dernière énergie, contre ce qu'il appelle la critique impressionniste, qu'il y a en matière de Beau des critères absolus, et qu'il est aussi possible d'arriver à des jugements universels et nécessaires en esthétique, que dans n'importe quelle autre science. Une étude minutieuse de la question m'a fait arriver à des conclusions diamétralement opposées à celles qu'expose, depuis dix ans, M. Brunetière, avec une dialectique si vaillante. Il m'a semblé que le Beau est bien, pour chacun d'entre nous, ce qui lui plaît, et non ce qui doit lui plaire. Il m'a semblé que si, dans le domaine de la connaissance, nous sommes obligés, sous peine de nous résigner à vivre d'une vię toute animale, à nous conformer à des lois nécessaires, que ces lois, d'ailleurs, soient dues à un travail immanent de l'esprit, ou à la somme, accumulée par nos ancêtres, des influences exercées sur l'être humain par le monde extérieur; que si, dans le domaine de l'action, des impératifs sont indispensables, que ce soient, d'ailleurs, des créations spontanées de la Raison pratique ou des résultantes nécessaires de la solidarité sociale, et notre humanité trop imparfaite pour se passer de contrainte, et pour mépriser tout devoir, comme le Uebermensch que prêche le Zarathustra de Nietzsche; il m'a semblé que tout au moins dans le domaine du Beau, chaque individu doit conserver sa liberté pleine et entière et la conserve, en effet, malgré tous les codes esthétiques et malgré tous les Arts poétiques.

L'établissement d'un goût uniforme m'a paru aussi impossible

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que peu désirable. De toutes les énergies de l'âme humaine, la sensibilité est la plus capricieuse, la plus volage, la plus instable de toutes les manifestations psychiques, c'est la plus individuelle. L'individu est le plus vraiment lui-même quand il sent. Ce son 1 des plaisirs et des peines qui forment le tissu indélébile de notre Moi. Tout le reste, toute notre vie pensante et agissante, ne vient qu'après, est ajouté à ce fond, émane de ce fond, et reste toujours, jusqu'à un certain degré, extérieur et factice. Sans doute, l'habitude émousse le timbre sentimental de la sensation; celle-ci n'exerce plus d'impression sur notre affectivité, n'est plus sentie, mais seulement connue et devient un simple signe, nu et desséché. Dans les domaines de la connaissance et de la volonté, le sentiment nous apparaît comme un hôte importun, contre lequel nous sommes continuellement en garde et dont nous parvenons peu à peu à étouffer la voix. Il est une seule sphère, où le sentimen reprend son ancien empire, où il ne s'agit pour l'homme ni de connaître, ni de vouloir, mais avant tout de sentir; où les représentations redeviennent ce qu'elles ont été d'abord, des créations du sentiment; où les actions ne sont considérées qu'en tant qu'elles jaillissent du sentir, qu'en tant qu'elles provoquent du sentir, — et cette sphère est la sphère esthétique. C'est pour cela, c'est parce que le domaine du Beau et de l'art est avant tout le domaine du sentiment, que nous n'y supportons nulle contrainte. Chacun d'entre nous reste libre et doit rester libre de sympathiser avec les formes d'art les plus divergentes. L'établissement de ce goût uniforme, de ce sens commun esthétique que Kant a rêvé, serait la mort de l'art.

J'ai cité Kant à la fois d'après la deuxième édition de Hartenstein (1867) et la traduction de Barni. Celle-ci, malgré de grands mérites, est loin d'être parfaite et j'ai eu l'occasion, chemin faisant, de corriger quelques-uns des très graves contre-sens que j'y ai notés. J'y ai renvoyé néanmoins parce que cela m'a paru commode pour mes lecteurs. Mais il va sans dire que chacun des passages cités a été très soigneusement vérifié.

Rennes, novembre 1895.

ESSAI CRITIQUE

SUR

L'ESTHÉTIQUE DE KANT

CHAPITRE PREMIER

LA MÉTHODE

I

La première question qui s'impose à nous, en abordant l'examen de l'esthétique de Kant, est la question de la méthode. On a pu dire avec raison que l'originalité de la philosophie kantienne en général, réside plutôt dans la façon dont elle pose les questions, que dans la façon dont elle les résout, que la philosophie critique tout entière n'est en somme qu'une méthode, un moyen d'investigation, que les systèmes les plus différents peuvent légitimement revendiquer. Si donc il est extrêmement important pour toutes les disciplines qu'embrasse la philosophie de Kant, la métaphysique, la logique, la morale, la science de la religion, la science de la nature, l'anthropologie ou la psychologie, -de fixer précisément la méthode, cela doit l'être tout autant, et même plus, pour l'esthétique. Je dis plus, et parce que, pour Kant, l'esthétique a la particularité de n'être pas une science et de ne pouvoir jamais en devenir une, mais est condamnée à rester toujours une critique, et parce que l'esthétique ne saurait s'appuyer sur des corps de doctrine établis et indiscutés, comme certaines parties de la métaphysique et de la morale, auxquelles l'existence de sciences comme les mathématiques, la physique, la morale pratique

(Tugendlehre), la science du droit et les livres sacrés, sert de garantie et comme de contre-épreuve.

Le terme de méthode embrasse plusieurs significations. On peut entendre, par méthode, tout d'abord les voies qui ont amené un savant à se poser certains problèmes, et alors fa méthode peut être dite méthode de découverte. En second lieu, on appelle méthode, - et c'est là, ce qu'en terme de science, on appelle la méthode proprement dite, les voies et moyens particuliers par lesquels ce savant est parvenu à résoudre ces problèmes. Enfin, et subsidiairement, on peut encore entendre par méthode la façon particulière dont le savant expose les résultats de ses recherches, et c'est là ce que j'appellerai méthode d'exposition. Pour juger dans son ensemble de la méthode d'un philosophe, c'est à la fois sous ces trois points de vue qu'il faut l'envisager.

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Pour la méthode d'exposition, c'est par la dernière et la moins importante que nous commençons, celle que Kant a employée dans la Critique du Jugement esthétique est non seulement, tout comme celle des deux Critiques antérieures, des plus compliquées, mais encore des plus fautives. L'œuvre est divisée en deux grandes sections l'Analytique, avec ses deux parties, l'Analytique du Beau et l'Analytique du Sublime, et la Dialectique. Pour que cette division fût légitime, il faudrait évidemment que, comme dans la Critique de la Raison pure à laquelle elle est empruntée, l'Analytique et la Dialectique traitassent, ou bien des problèmes différents, ou bien les mêmes problèmes, mais d'une façon différente, tout en arrivant, bien entendu, à des conclusions identiques. Or, dans la Critique du Jugement, il n'en est pas ainsi. La Dialectique ne fait en somme que reprendre les questions traitées dans l'Analytique, en n'y ajoutant presque aucun élément nouveau, et en arrivant cependant, par une contradiction curieuse, à des conclusions que l'Analytique ne faisait pas tout à fait prévoir'. De plus, après avoir, dans l'Analytique, exposé successivement les quatre moments du Jugement du Goût et les deux formes du Sublime, Kant entreprend, au milieu de l'Analytique du Sublime, la déduction des jugements esthétiques en général, et notamment, des Jugements sur le Beau, - vu que le Sublime n'a pas besoin de déduction, ce qui est une faute évidente de disposition. Ce qui peut servir à l'expliquer, c'est que Kant s'est peut-être rendu compte lui-même que cette déduction, qui semble bien n'avoir été imaginée par lui que par amour de la symétrie, et par une sorte d'attachement superstitieux pour 1. Cf. W. Nicolai, Ist der Begriff des Schönen bei Kant consequent entwickelt, Inaugural-Dissertation, Kiel, 1889.

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