abusé de la méthode positive, en remplaçant le raisonnement par le sophisme et la déclamation? On peut, nous en convenons, reprocher à plusieurs anciens scolastiques d'avoir voulu sonder les secrets de la nature et de celui qui en est l'auteur, d'avoir traité une foule de questions inutiles, frivoles et parfois ridicules, et de s'être forgé un langage barbare, apparemment aussi inintelligible pour eux-mêmes que pour le lecteur. Aujourd'hui encore, un professeur de théologie peut facilement abuser de la scolastique; ce qui arrive, soit lorsque, faute de discernement, il met autant d'importance à l'examen de certaines questions secondaires non contestées qu'à l'examen des questions principales ; soit lorsque, pouvant plus utilement exposer et réfuter en peu de mots les objections des adversaires, il s'arrête à une argumentation souvent stérile et oiseuse, qui ne laisse dans l'esprit que des mots vides de sens; soit lorsque, au lieu de se borner à une simple exposition des opinions de l'École, qu'on peut admettre ou rejeter sans aucun danger, il se livre, au sujet de ces mêmes opinions, à des discussions dépourvues d'intérêt, qui n'ont pas d'autre résultat que de faire perdre un temps précieux aux jeunes gens, et de leur inspirer du dégoût pour la science sacrée. 5. Mais il ne faut pas confondre une chose avec l'abus qu'on en fait. La scolastique est vraiment utile à l'étude de la théologie. Quand on juge sans prévention, on ne peut pas nier que la scolastique ne nous ait rendu un très-grand service: nous lui sommes redevables de l'ordre et de la méthode qui règnent dans nos compositions modernes, et qu'on ne trouve pas dans les anciens. Définir et expliquer les termes afin de prévenir toute équivoque, poser des principes dont on convient de part et d'autre dans une controverse, en tirer les conséquences et résoudre les objections, c'est la marche des géomètres : elle est lente, mais elle est sûre; elle amortit le feu de l'imagination, mais elle en prévient les écarts; elle déplaît à un génie bouillant, mais elle satisfait un esprit juste. Les hérétiques et les ennemis de la religion la détestent, parce qu'ils veulent déraisonner en liberté, séduire, et non persuader (1). « Ce qu'il y a à considérer dans les scolastiques et « dans saint Thomas, dit Bossuet, est ou le fond ou la méthode. « Le fond, qui sont les décrets, les dogmes, les maximes constantes « de l'École, n'est autre chose que le pur esprit de la tradition des • Pères. La méthode, qui consiste dans cette manière contentieuse a (1) Bergier, Dictionnaire de théologie, au mot Théologie. « et dialectique de traiter les questions, a son utilité, pourvu qu'on « la donne, non comme le but de la science, mais comme un « moyen d'y faire avancer ceux qui y commencent. C'est ce qui << est aussi le dessein de saint Thomas dès le commencement de « sa Somme, et ce qui doit être celui de tous ceux qui suivent sa méthode. On voit par expérience que tous ceux qui n'ont pas « commencé par là, et qui ont mis tout leur effort dans la critique, « sont sujets à s'égarer beaucoup, lorsqu'ils se jettent sur les ma<«<tières de la théologie. Les Pères, grecs et latins, loin d'avoir * méprisé la dialectique, se sont servis souvent et utilement de ses définitions, de ses divisions, de ses syllogismes, en un mot, de " a la méthode, qui n'est dans le fond que la scolastique (1). » 6. La théologie est nécessaire à l'Église, comme la jurisprudence l'est à un gouvernement. « Jésus-Christ, dit saint Paul, a donné « lui-même à son Église quelques-uns pour être apôtres, d'autres « pour être prophètes, d'autres pour être évangélistes, d'autres « pour être pasteurs et docteurs, afin qu'ils travaillent à la per«fection des saints (2). » Il est nécessaire que les pasteurs connaissent tout ce qui se rapporte à la religion, comme il est nécessaire que les magistrats connaissent les lois de l'État. « Il faut, dit en« core le même apôtre, que l'évêque soit fortement attaché aux « maximes qui sont conformes à la foi et à la doctrine de JésusChrist, afin qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine, «<et de convaincre ceux qui la contredisent (3). » Mais il n'en est pas de même des simples fidèles; ils ne sont pas plus obligés d'étudier la théologie, que les simples citoyens ne le sont d'étudier la jurisprudence. Dieu a établi dans son Église des apôtres, des prophètes et des docteurs, mais tous ne sont pas apôtres, tous ne sont pas prophètes, tous ne sont pas docteurs: Numquid omnes doctores (4). Ce qui a fait dire à saint Augustin: « Ce n'est point « par la science que se distinguent les fidèles; ils se distinguent surtout par leur foi. Car autre chose est de savoir seulement ce « que l'homme doit croire pour être admis à la vie éternelle, autre (1) Défense de la Tradition et des saints Pères, liv. 1. c. xx. — (2) Ipse (Christus) dedit quosdam quidem apostolos, quosdam autem prophetas, alios vero evangelistas, alios autem pastores et doctores, ad consummationem sanctorum. Epist. ad Ephesios, c. IV. v. 11 et 12. (3) Oportet episcopum sine crimine esse...., amplectentem eum, qui secundum doctrinam est, fidelem sermonem, ut potens sit exhortari in doctrina sana, et eos, qui contradicunt, arguere. Epist. ad Titum. c. 1. v. 7 et 9. - (4) Epist. 1a ad Corinth. c. x. chose de savoir comment cette connaissance vient au secours des a gens pieux, et se défend contre les impies (1). » 7. Les vérités qui sont du domaine de la théologie étant fondées sur la révélation, le théologien doit procéder par la voie du témoignage et de l'autorité. Le philosophe lui-même, s'il veut être chrétien, ne doit point perdre de vue les enseignements de la religion lorsqu'il parle de la nature de Dieu, de l'origine et du gouvernement du monde, de l'homme et de ses destinées éternelles. Malgré ses prétendus progrès, la philosophie, qui ne veut pas d'autres Jumières que celles de la raison, rejetant comme inutile le flambeau de la révélation qui éclaire tout homme venant au monde, ne peut que tomber dans de graves erreurs. La raison humaine ne connaît Dieu tel qu'il est que par la révélation divine; elle ne connaît ses mystères, ses décrets, ses desseins et ses volontés, que parce qu'il a bien voulu les faire connaître aux hommes par le ministère de ses envoyés. Il n'appartient qu'à Dieu d'avoir cette connaissance en propre; la science sacrée n'est pour nous qu'une science d'emprunt, qu'une science qui nous vient du dehors. Lactance (2), Arnobe (3). Clément d'Alexandrie (4), Tertullien (5), Théophile d'Antioche (6), S. Justin (7), en étaient bien persuadés. Après avoir consacré leurs travaux et leurs veilles à la recherche de la vraie sagesse, se sentant dans l'impuissance de la trouver en eux-mêmes, surtout à la vue des erreurs et des contradictions des plus grands génies de l'antiquité, ils se déclarèrent pour le christianisme; et, en devenant chrétiens, ils n'ont point cessé d'être philosophes, c'est-à-dire, amis de la sagesse. Ils avaient compris qu'il n'est point indigne de Dieu de parler à l'homme, ni indigne de l'homme de soumettre sa raison à la raison de Dieu. En effet, croire une vérité lorsqu'il est prouvé que Dieu l'a révélée, ce n'est point abdiquer sa raison, pas plus qu'un aveugle-né ne l'abdique en croyant ce qu'on lui dit de l'existence et de la variété des couleurs; pas plus que l'homme n'abdique sa volonté en faisant la volonté de Dieu, en exécutant (1) Qua scientia non pollent fideles plurimi, quamvis polleant ipsa plurimum. Aliud est enim scire tantummodo quid homo scire debeat, propter adipiscendam vitam beatam, quæ nonnisi æterna est; aliud autem scire quemadmodum hoc ipsum piis opituletur, et contra impios defendatur. lib. xiv de Trinitate, C. 1. (2) Voyez Lactance, lib. 1. Divin. Instit. c. 1 et m; lib. IV. c. XXIV. — (3) Voyez Arnobe, lib. 11. adversus gentes. (4) Voyez Clément d'Alexandrie, lib. net m Stromatum. – (5) Voyez Tertullien, de præscriptionibus. — (6) Voyez S. Théophile d'Antioche, lib. 1. ad Autolycum. — (7) Voyez S. Jus. tin, cohortatio ad Græcos et Epistola ad Diognetum. Cette lettre est de S. Justin, ou d'un auteur plus ancien. les ordres de ses supérieurs, en observant les lois de son souverain. « Je commence, dit Fénelon, par m'arrêter tout court en « matière de philosophie, dès que je trouve une vérité de foi qui « contredit quelque pensée philosophique que je suis tenté de sui« vre. Je préfère, sans hésiter, la raison de Dieu à la mienne; et « le meilleur usage que je puisse faire de ma faible lumière, est de « la sacrifier à son autorité. Ainsi, sans m'écouter moi-même, j'écoute la seule révélation qui me vient par l'Église, et je nie « tout ce qu'elle m'apprend à nier. Si tous les géomètres du monde « disaient d'un commun accord, à un ignorant sensé, une vérité de géométrie qu'il ne serait nullement à portée d'entendre, il la « croirait prudemment sur leur témoignage unanime : l'usage qu'il « ferait alors de sa raison ignorante serait de la soumettre à la supérieure et mieux instruite de tant de savants. Ne dois-je point « bien davantage soumettre ma raison bornée à la raison infinie de « Dieu ? Dès que je le conçois infini, je m'attends de trouver en lui << infiniment plus que je ne saurais concevoir. Ainsi, en matière « de religion, je crois sans raisonner, et je ne connais point d'autre règle que l'autorité de l'Église, qui me propose la révélation (1).» 8. Toutefois, le théologien ne rejette point l'usage de la raison ; il le regarde comme indispensablement nécessaire, et l'appelle à son secours pour l'examen de ce qui a rapport aux fondements de la religion. C'est par l'exercice de nos facultés intellectuelles qui doivent leur développement à l'éducation, c'est par l'application (1) Lettre iv sur la Religion. — L'auteur de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion, après avoir admirablement établi la nécessité de la foi dans le premier volume, entreprit, dans le second, de fixer le criterium de la certitude en toutes choses sur le SENS COMMUN, dont il poussait trop loin l'application; et il plaça dans le genre humain, en dehors de l'Eglise et des traditions apostoliques, l'autorité qui doit servir de règle aux croyances du chrétien. Ce système a été condamné par l'encyclique Singulari de Grégoire XVI, du 25 juin 1834 : « Il est déplorable, dit ce pape, de voir jusqu'à quel excès se précipitent les délires de la raison humaine, quand quelqu'un se jette dans les << nouveautés; quand il veut, contre l'avis de l'Apôtre, être plus sage qu'il ne << faut l'être, et prétend, par une extrême présomption, chercher la vérité horsTM « de l'Église catholique, dans laquelle elle se trouve sans le plus léger mélange d'erreur, et pour cela est appelée et est en effet la colonne et le fondement « de la vérité. Vous comprenez bien, vénérables frères, qu'ici nous parlons de « ce système trompeur de philosophie introduit récemment et tout à fait blåmable, dans lequel, par un désir effréné de nouveautés, on ne cherche pas la • vérité là où elle se trouve certainement, et, négligeant les traditions saintes ⚫ et apostoliques, on admet d'autres doctrines vaines, futiles, incertaines et non • approuvées par l'Église, doctrines que des hommes légers croient faussement de nos seus et le témoignage des hommes, que nous arrivons à la connaissance des faits qui établissent la révélation, que nous prouvons l'autorité des livres saints et l'existence des traditions qui remontent les unes à Jésus-Christ, les autres à l'origine du monde. Mais une fois arrivée à la révélation divine par une voie naturelle, la raison elle-même, si elle ne se laisse point dominer par une orgueilleuse présomption, si elle n'a pas la folle prétention de s'élever contre la science de Dieu, s'arrête et se soumet au joug de la foi, soit qu'elle comprenne, soit qu'elle ne comprenne pas les choses que nous devons croire, sur la parole de celui qui est la vérité même. 9. Ce n'est pas à dire que l'homme délibère toujours avant de croire, ni que le doute précède la foi dans l'esprit du chrétien. Dans l'enseignement catholique, les motifs de la foi accompagnent les vérités qui en sont l'objet; de sorte qu'en apprenant ce qu'il doit croire, le chrétien apprend aussi, et par le même moyen, quels ⚫ propres à soutenir et à appuyer la vérité. » Les évêques de France ont souscrit à l'encyclique de Grégoire XVI: nous avons été nous-même heureux de la publier comme vicaire capitulaire de Besançon, conjointement avec les autres administrateurs du diocèse. Par cet acte, nous rétractions tout ce que nous aurions pu dire ou écrire dans le sens du système philosophique de l'Essai. Ce système n'avait point été compris de ceux qui l'avaient embrassé ; ils ne se le présentaient pas tel qu'il est ce qui explique la facilité avec laquelle ils l'ont abandonné. On ne peut évidemment se prévaloir de cette encyclique en faveur de ceux qui rejettent la nécessité de la révélation primitive. Le saint-siége condamne le système de M. de Lamennais, non en ce qu'il tend à prouver que sans la révé lation l'homme n'aurait pu connaître les vérités de la religion, mais bien parce qu'en négligeant les traditions apostoliques, on y cherche la vérité hors de l'Eglise, extra Ecclesiam catholicam, sanctisque et apostolicis traditionibus posthabitis. Aussi, dans son encyclique Mirari, du 15 août 1832, le même pape dit aux évêques : « Embrassant dans votre affection paternelle ceux qui s'appliquent aux sciences ecclésiastiques et aux questions de philosophie, « exhortez-les fortement à ne pas se fier imprudemment sur les forces de leur • esprit seul, qui les éloignerait du sentier de la vérité, et les entraînerait dans la voie des impies. Qu'ils se souviennent que Dieu est le guide de la sagesse - et le réformateur des sages (Sapient. c. vш. v. 15), et qu'il ne peut se faire que nous connaissions Dieu sans Dieu, qui, par la parole, apprend aux hom■ mes à connaître Dieu: ac fieri non posse, ut sine Deo Deum discamus, qui per verbum docet homines scire Deum. Il est d'un orgueilleux, on plutôt « d'un insensé, superbi seu potius insipientis est, de peser dans une balanc" - humaine les mystères de la foi, qui surpassent tout sentiment, et de se fier se. notre raison, qui est faible et infirme par la condition de notre nature: nos• træque mentis rationi confidere, quæ naturæ humanæ conditione de ■ bilis est et infirma. » |