Images de page
PDF
ePub

DU

RECUEIL MÉMORABLE

D'AUCUNS CAS MERVEILLEUX

PAR

JEAN DE MARCOUVILLE (1).

[ocr errors]

D'aucunes famines estranges advenues de nostre temps au royaume de France.

Pourceque les misères et calamitez que nous avons expérimentées en nostre temps et de nos ans touchent de plus près au marteau de nostre conscience et nous rendent plus prompts à contempler les merveilleux effects de l'espouvantable fu reur de la justice terrible de Dieu, lequel, irrité contre l'ordure des péchez de son peuple, a accoustumé de lancer en terre son trident et ses trois dards, assavoir: guerre, peste et famine, comme fléaux desquelz il éveille ceux qu'il sent

a

(4) Jean de Marcouville, gentilhomme né dans le Perche vers 1520, écrit plusieurs traités curieux sur la morale et l'histoire. Les extraits suivans sont tirés d'un ouvrage de cet auteur, qui a pour titre : Recueil mémorable d'aucuns cas merveilleux advenuz de noz ans, et d'aucunes choses estranges et monstrueuses advenues ès siècles passez, par Jean de Marcouville, gentilhomme Percheron. Paris, Jean Dallier, 1564, in-8°. Marcoúville était sincèrement attaché à la relígion catholique, ce qui ne l'empêche pas de désapprouver les mesures violentes prises pour obliger les protestans à rentrer dans le sein de l'Eglise. On ignore l'époque de sa mort, mais il est certain qu'il vivait en 1574.

[ocr errors]

la

estre obstinez et enseveliz en leurs péchez, je feray icy récit d'une famine la plus estrange et esmerveillable qui ayt point esté par tous les siècles passez, laquelle, combien qu'elle ayt esté tant doctement, escrite que rien plus par l'autheur des choses mémorables advenues de nostre temps, je ne laisseray néantmoins de la réciter, comme l'un des plus estranges et pitoyables ças qui se trouve point advenue de la mémoire des hommes, qui est que l'an de nostre Seigneur 1528, les hommes laschèrent si bien la bride à toutes sortes de vices et devinrent tant mal conditionnez, pleins d'ordures, villennie et péché, que, ayans mis à nonchaloir et tourné en oblivion les furieux assaux de guerres cruelles et sanglantes batailles, estoyent du tout empirez. Au moyen de quoy bonde de l'indignation divine estoit tellement desbordée sur le pauvre peuple que l'on eust peu juger le monde devoir en bref estre réduict à sa dernière fin et période, car la calamité et désolation fut si grande qu'il n'est nouvelle, par la mémoire des temps passez de telle punition, pource que le ciel vint en telle indisposition et désordre que les saisons de l'an accoustumées se montrèrent toutes perverties et prépostérées, estant le printemps en automne et automne au printemps, l'esté en hyver et l'hyver en esté de sorte que, quand les fruicts furent cueilliz, la plupart ne revenoit qu'à la quantité de la semence et bien souvent à moins. Chose si pitoyable qu'il n'est possible de la pouvoir imaginer sans l'avoir veue, qui fut cause que la charge de bled d'un cheval se vendoit, en plusieurs endroictz de France, la somme de dix-huict livres tournois. Et fut la désolation si grande que plusieurs, qui vivoyent assez commodément de leur bien, furent réduicts à ceste nécessité qu'ilz furent contraincts de méndier leur pain. Et se multiplia le nombre des pauvres gens en telle quantité qu'il

n'estoit possible de subvenir à tous, tant s'estoit augmentée la trouppe des pauvres, souffreteux, mendians et langoureux, du corps desquelz il sortoit une si puante haleine et infection d'air qui s'évaporoit de leurs corps, ressemblans plustost à quelques anatomies seiches et Jarnes bustuaires qu'à corps humains, pource qu'ils n'em · plissoyent leurs ventres que d'herbes tant bonnes que mauvaises, salubres que mortifères et non accoustumées, tellement que grand nombre d'iceux cuisoyent de grandes chauldronnées de chardons, horties et autres herbes sauvages, y meslans du son, quand ilz en pouvoyent recou-yrer, de quoy ilz se remplissoient comme pourceaux, de quoy il s'ensuyvit une infinité de maladies estranges, desquelles les nécessiteux s'infectoyent les uns les autres. Au moyen de quoy le monde fut en grand effroy, voyant grand nombre de pauvres gens ayans la peau enflée, comune tabourins, d'hidropysie, les autres si atténuez qu'à peine ilz pouvoyent desserrer les dents pour exprimer leur nécessité; les autres, couchez sur la dure, tirans les derniers souspirs. Ce fut aussi chose outre l'humain croire pitoyable de veoir faire le pain de fugère, de gland et de faine, comme si le monde fust retourné en sa première enfance, en laquelle les poètes disent que les hommes, ignorans l'agriculture, se paissoyent de glands et autres fruicts sauvages, Mais tel pain pouvoit à bon droict estre appellé le pain d'angoisse et de douleur, car il n'y a personne qui ayt le cœur si diamantin et hors d'humanité qui n'eust eu grande compassion devoir tel spectacle et désolation. Et en cesté calamité de temps les pauvres gens de village furent contraincts avoir recours aux riches pour avoir secours en leur nécessité, lesquelz furent aussi contraincts vendre leurs héritages à vil pris, pource que le malheur et meschanceté de la maudicte avarice des usuriers estoit si grande et desrei

glée que bien souvent, d'une terre qui valoit cent livres à peine ilz en donnoyent dix. Et voyans, ces exécrables 'usu riers, que le temps leur succédoit à souhait pour emplir leurs bourses, ne voulurent faillir à leur occasion, car ilz avoyent des facteurs de leurs farines attiltrez comme bracques pour faire vendre l'héritage des bonnes gens à bon marché et au mot de ceux qui avoyent des grains, pour l'achapt desquels, pauvres gens exposoyent tout en vente, jusques à engager trippes et boyaux pour avoir à manger. Mais bien pis, la plus part de ceux qui acheptoyent ne voyoient mesurer ce qu'on leur vendoit, et néantmoins estoyent forcez de le prendre tel qu'il plaisoit au vendeur le bailler; finalement, après ces malheuretez l'on ne voioyt que pauvres gens, chassez hors de leurs héritages et possessions et banniz de leurs maisons, mourir ès hôpitaux, desquelz ces larrons usuriers estoyent meurtriers, et leur couppèrent la gorge pour ne les avoir sustentez en leur nécessité. Mais la justice divine, qui ne dort point, leur mesura la peine que leurs crimes avoyent deservie et mérité à la mesure qu'ils avoyent mesuré le grain aux pauvres faméliques, car leur mémoire a esté arrachée et exterminée de la terre et la mémoire d'eux abolie en confusion. Ceste misère et calamité de famine fut de longue et intolérable durée, car elle continua cinq années, durart lequel temps il sembloit que tous les élémens eussent conjurá contre les humains pour exécuter la vengeance de Dieu contre eux. L'on a faict expérience de pareille calamité en l'an mil cinq cens quarante six et cinquante-sept, que le pauvre peuple fut tant affligé en aucunes provinces de ce royaume, spécialement en Normandie, qu'il sembloit que toutes les créatures fussent animées et empeschées pour exécuter l'irre de Dieu.

D'une estrange et merveilleuse contagion d'air qui fut à Aix en Provence l'an 1546.

Ceux qui ont atteint l'aage de quarante ans et courent encores la poste de ceste vie sçavent qu'il n'y a espèce de playe, malédiction, ire et fléau de Dieu que n'ayons expérimenté de nostre temps, et que si ceux qui nous ont précédé ont eu lamentables expériences d'air pestilantieux; nous n'en avons pas eu de moins pitoyables de nostre siècle, comme il se peult vérifier par la contagion d'air qui s'esleva l'an 1546, sur la fin du mois de may, si espouvantable, à Aix en Provence, qui dura près d'un an entier, que le pauvre peuple mouroit en mangeant et buvant; et en mourut en si grand nombre que les cimetières estoyent si pleins des corps des morts qu'il ne se pouvoit plus trouver lieu où l'on les peust inhumer, et ceux qui estoyent affligez de ceste maladie tomboient en une passion frénétique qui les tourmentoit si cruellement que, comme furieux et hors du sens, ilz se précipitoyent dedans les puys. Les autres estoient persécutez d'un flux de sang inestanchable qui découloit par les narines (comme un torrent) jour et nuict incessamment, mais si violentement qu'avec l'effusion du sang la vie se terminoit aussi. Les femmes grosses qui estoyent atteintes de ce mal mou royent avec leur fruict en trois ou quatre jours; et vint la chose à telle désolation que les pères ne faisoyent compte de leurs enfans, ne les enfans de leurs pères; le mary ne tenoit compte de sa femme, ne la femme du mary. Ceste pestilence estoit si subite et cruelle qu'on en trouvoit plusieurs morts ayans le morceau en la bouche, et les autres mouroyent de faim faulte d'estre secouruz, combien qu'ilz eussent l'or et l'argent au poing, mais il ne se trouvoit

« PrécédentContinuer »