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j'ai été assez souvent témoin dans l'hôpital; ce qui ne me permet point de douter qu'ils ne soient l'ouvrage de quelque magicien; j'en ai eu beaucoup d'autres preuves : aujourd'hui même l'esprit a enlevé un pain de devant moi; l'autre jour un plat de fruits, etc. Il se plaint ensuite des livres et papiers qu'on lui dérobe : Mais, ajoute-t-il, ceux qui ont disparu pendant que je n'étais pas chez moi, peuvent m'avoir été pris par des hommes qui, je crois, ont les clefs de toutes mes cassettes; en sorte que je n'ai plus rien que je puisse défendre des entreprises de mes ennemis et de celles du diable, si ce n'est ma volonté, qui ne consentira jamais à rien apprendre de lui ou de ses sectateurs, ni à contracter aucune familiarité avec lui ou ses magiciens..... Tout va de mal en pis, dit-il dans une autre lettre ce diable, qui ne me quittait jamais, soit que je dormisse, ou que je me promenasse, voyant qu'il ne pouvait obtenir de moi l'accord qu'il désirait, a pris le parti de me voler ouvertement mon argent.

Dans la suite l'esprit follet se changea en un démon plus traitable, avec qui le Tasse prétendait causer familièrement, et qui lui apprenait des choses merveilleuses. Cependant, peu flatté de cet étrange commerce, le Tasse en attribuait l'origine à l'imprudence qu'il avait eue dans sa jeunesse de composer un dialogue où il se supposait

en conversation avec un esprit : ce que je n'aurais pas voulu faire sérieusement, ajoute-t-il, quand même cela m'eût été possible.

Qui pourrait se défendre d'une triste réflexion en songeant qu'à trente ans, après avoir produit le plus bel ouvrage qui ait signalé la renaissance des lettres en Europe, l'infortuné Torquato, sans avoir pu jouir de sa gloire, fut choisi pour donner le plus déplorable exemple de la faiblesse de l'esprit humain, et se trouva un objet de compassion quand la nature semblait l'avoir formé pour exciter l'admiration et l'envie?

Représenter un tel homme dans une telle situation, c'était une entreprise hardie. Pour l'oser avec confiance, il fallait que le peintre sentît dans son cœur et dans sa tête tous ses mouvemens passionnés qui avaient assiégé l'âme et l'esprit du malheureux Torquato. Il fallait encore que l'apprentissage de la vie lui eût révélé les mystères de douleurs et de désespoir de l'existence du génie méconnu, rebuté, humilié, réduit au dénûment.

Il fallait en outre que l'artiste fût capable de comprendre le profond penseur, le sceptique Montaigne, qu'il plaçait en présence du poëte devenu, par l'effet de sa sombre mélancolie, crédule et superstitieux.

Le sujet du tableau de M. Gallait est tout abstrait. La pensée seule doit s'y montrer: la pensée révêtant des

formes palpables sans doute, mais toujours dominant la forme. Les passions vives et emportées peuvent produire beaucoup d'effet, même lorsqu'elles ne sont rendues qu'avec un talent ordinaire ; les nuances de sentimens ne souffrent point la médiocrité : pour être intelligibles, elles doivent être rendues dans la perfection.

Notre jeune peintre à apprécié la portée de ces difficultés, il les a surmontées avec toute la puissance d'un talent mûri par les années. Essayons l'analyse de sa belle production.

Le Tasse est dans sa prison (on peut donner ce nom à la cellule misérable qu'il occupait à l'hôpital de Sainte-Anne). Vous le voyez de face, assis sur une mauvaise chaise, auprès d'une table grossière. Il est absorbé dans ses pensées dont rien ne saurait le distraire; il n'a pas entendu ouvrir la porte, il n'a pas entendu les pas du visiteur qui s'est arrêté au milieu de la pièce, laissant tomber ses mains l'une dans l'autre, baissant les yeux, humilié qu'il est pour la faiblesse de la nature humaine. Debout auprès du philosophe, un jeune novice, grave et recueilli, ce Mosti, le neveu du prieur, l'élève, le consolateur du prisonnier. le fond, près de la porte ouverte, un moine guichetier, attendant la fin de la visite, dans un état d'immobilité qui dénote l'insensibilité de son âme.

Dans

Voilà tout ces quatre figures dans un cadre bien étroit; et c'est vers cet espace que se dirigent tous les yeux, c'est de cet espace que partent, pour éveiller les nôtres, tant de pensées, tant de sentimens.

Quel procédé l'artiste a-t-il donc employé pour produire cet effet? D'abord il a eu le bonheur de bien choisir son sujet, et ce bonheur n'arrive pas sans qu'on se donne la peine de le chercher. Un autre peintre l'avait trouvé, l'avait traité avant lui; il suffit d'avoir vu le Tasse de M. Ducis pour comprendre la hauteur de la création de M. Gallait. Ce dernier a longuement médité sur les caractères de ses personnages, et puis il en est venu à une exécution qu'il a faite avec toute la conscience d'un homme qui ne veut éluder aucune difficulté. La nature seule lui a fourni ses modèles, il n'a rien imaginé que sa conception intellectuelle; pour l'exécution, il s'est bien gardé d'inventer. Il n'a négligé aucune recherche : costumes, physionomies, rien ne laisse entrevoir la moindre indécision.

Tout dans la personne du Tasse annonce la folie; sa pose, son regard, le mouvement de ses traits, le mouvement de ses genoux. La vérité est telle que nous avons entendu des médecins assurer que, rien qu'en voyant ces jambes, ils auraient reconnu un aliéné. Cependant, au milieu de tous ces caractères de l'égare

ment d'esprit, l'empreinte du génie reste sur ce front puissant, comme un sceau indélébile. Ces yeux mêmes, tout hagards qu'ils sont, ont conservé une étincelle du feu qui devait les animer quand le poëte chantait les exploits de Godefroid de Bouillon et des pieux compagnons de ses travaux.

Là est réellement l'invention; car le peintre n'a point demandé au modèle qui posait devant lui de prendre l'expression d'un homme de génie devenu fou. C'est dans cette partie que le travail de l'artiste diffère de celui de l'artisan, qu'il devient une véritable création. Le même mérite distingue l'expression que le peintre a donnée à Montaigne. L'état d'abaissement moral où le philosophe trouve le poëte lui inspire moins de pitié que de dépit. Voilà donc, se dit-il à lui-même, où l'a conduit son intelligence supérieure! Voilà donc l'abîme où sa puissante activité a précipité le plus beau génie des temps modernes, celui qui s'était le mieux imprégné de cet antique parfum de la pure poésie ! N'at-il pas de quoi s'applaudir des faveurs de la nature? Quelle reconnaissance ne doit-il pas à cette activité qui l'a épuisé, à ces lumières qui l'ont aveuglé, à cette haute conception qui lui faisait embrasser toute l'humanité, et qui ne lui a pas laissé seulement la simple raison qui guide le vulgaire ; à ce besoin insatiable de

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