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avec des citoyens (cives), la patrie ressuscitée, la Troie nouvelle dont le nom est prononcé par les hommes et les dieux. C'est cette Troie dont les oracles ont marqué l'emplacement fatidique, déterminé exactement, contrairement à la doctrine courante, par le mythe de la truie blanche et de ses trente gorets. Elle s'étend sur l'emplacement de la future Ostie, car les limites de l'ager ostiensis, dans le temps où écrivait Virgile, coïncident trait pour trait avec celles que le poème attribue à l'établissement d'Enée. Là se dressera le temple consacré au dieu du fleuve, et dont celui-ci prédit la fortune et accuse le caractère fédéral dans le vers vi, 65 « Hic mihi magna domus, celsis caput urbibus exit ». Que l'on adopte ou non l'ingénieuse correction de M. Louis Havet (escit erit pour exit) la signification de ce vers n'est pas douteuse, et M. Carcopino la complète heureusement par la vision des lieux. Ce sont bien les villes éparses sur les collines voisines (celsae) qui se rencontrent dans le mème culte, dans le sanctuaire commun érigé dans la plaine. Il ne reste plus qu'à prouver que ce sanctuaire est celui de Vulcain, en d'autres termes que le dieu du Tibre n'est autre que le dieu ostien Volcanus. Il semble que cette identité devrait se manifester d'elle-même. D'où vient cependant qu'elle se dérobe à nos regards? D'où vient que le dieu fluvial se dissimule sous le nom de Volcanus?

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Il faut se rendre compte des conditions dans lesquelles Virgile travaille. Il est obligé, pour se faire comprendre, de se conformer à la mythologie gréco-romaine courante, à une sorte de vulgate ou de xov. Pour cela, il doit opérer dans l'onomastique divine de ces transpositions auxquelles il a recours tant de fois. Or le nom de Vulcain ne pouvait évoquer dans la pensée des contemporains qu'une image appauvrie de son ancien et puissant homonyme. Le seul moyen de laisser au dieu sa vraie personnalité était donc de lui ôter son nom. Et quel nom lui donner? Le nom du fleuve sans doute, bien qu'il y ait à cela une autre difficulté. Les auteurs sont unanimes à affirmer que le nom premier du Tibre a été Albula, qu'il ne s'est appelé Tiberis que plus tard et, dans la version adoptée à l'époque d'Auguste, peu de temps avant la fondation de Rome, puisque c'est du neuvième roi d'Albe, Tiberinus, précédant Romulus de cinq générations seulement, qu'il tiendrait ce nom. Il fallait donc éviter de le prononcer avant l'heure, lors de l'arrivée d'Enée. Ainsi une

double interdiction; ne pas nommer Vulcain pour ne pas dérouter le lecteur, ne pas nommer le Tibre, le Tiberis, pour ne pas le déconcerter par un trop flagrant anachronisme. Tel est le problème qui se pose à Virgile. La solution qu'il imagine est de nature à satisfaire et le grand public et le public savant. Il s'empare d'une tradition consignée par Varron d'après laquelle avant le nom de Tiberis serait venu s'intercaler celui de Thybris, d'origine étrusque comme le précédent, emprunté à un roi de Véies. Dès lors dans le raccourci tracé par Evandre de l'histoire du Latium avant sa propre venue aux lieux où s'élèvera Rome, le roi arcadien peut donner pour le Tibre les deux dénominations successives d'Albula et de Thybris, Thybris étant la dénomination actuelle dont il se borne à annoncer la transformation future en Tiberis. Et l'on remarquera que ce deuxième nom était assez voisin du troisième pour paraître se confondre avec lui, de manière à ne pas choquer le lecteur peu averti. Cette triple succession est d'ailleurs mentionnée par Pline l'ancien. Il est vrai que Virgile emploie quelquefois l'adjectif Tiberinus et une fois le nom de Tiberis, mais ce sont des exceptions dont on trouvera la raison dans les explications que donne M. Carcopino.

Sous les apparences du dieu Thybris se découvre la physionomie de Volcanus. Virgile a conçu son Thybris sur le type du Jupiter qu'était le Volcanus Ostien. Il a de Jupiter le costume, le don prophétique. Il est le maître qui commande, non seulement au Tibre, mais à tous les fleuves de l'Hespérie (Hesperidum regnator aquarum), père à ce titre des Nymphes, dispensatrices des eaux. Il est aussi le dieu guerrier à qui Enée consacre des trophées. Les prodiges qui accueillent le héros troyen se réfèrent aux formes de son culte. Le mythe de la manducation des tables rappelle les gâteaux semblables offerts à Volcanus, L'immolation de la truie blanche à la Juno maxima n'est autre chose que le sacrifice rituellement offert à la Terre, à Maïa, la parèdre de Volcanus, assimilée à cette Juno maxima, la plus puissante et la première née des divinités du Latium.

On vient de voir un exemple des procédés de Virgile. Il serait facile d'en citer beaucoup d'autres. Ils abondent dans ce livre qui à tous ses mérites en ajoute un, de nature à le recommander à l'intérêt du lettré non moins que de l'historien. Il renferme en effet

SAVANTS.

II

un curieux essai d'exégèse virgilienne. Le sujet n'était pas neuf assurément, mais il n'est pas de sujet épuisé pour un observateur sagace. On savait depuis longtemps qu'en Virgile le poète était doublé d'un antiquaire. Pourtant je ne crois pas qu'on ait montré encore d'aussi près comment dans ce poème singulier, unique en son genre, l'inspiration poétique s'allie, sans rien perdre de sa spontanéité, de sa fraîcheur, à tous les scrupules de l'érudition la plus minutieuse, à toutes les habiletés, à tous les artifices de la méthode la plus avisée, la plus raffinée. Aux prises avec tant de versions flottantes et contradictoires, Virgile élague, ordonne, combine, et de cette masse confuse de matériaux il tire une œuvre harmonieuse, où tout est réfléchi, où tout se tient et a sa raison d'être.

Pourquoi, libre de fixer la légende à Albe, comme le veut Ennius, à Lavinium suivant la doctrine professée par Denys d'Halicarnasse, a-t-il choisi Ostie? C'est la question que M. Carcopino se pose en

terminant.

Il avait pour cela des motifs divers. Motifs d'ordre politique. Dans cette épopée, consacrée à toutes les gloires de Rome, il mêle constamment, avec un art infini, aux récits du passé héroïque les allusions au présent. Toujours préoccupé de servir les desseins de son impérial patron, il lui plaît de rattacher à un souvenir vénérable et sacré la création du grand port dont l'idée ne devait être réalisée que par Claude, mais avait été conçue déjà par Auguste. N'est-ce pas pour des considérations analogues que, revenant à une version déjà lancée par Naevius et depuis abandonnée, il nous introduit, ̧ dès le premier chant, dans la Carthage de Didon, la Carthage naissante, en opposant par là les deux cités dont la rivalité future hante déjà, sur son bûcher, la reine expirante? C'est sans doute pour célébrer la plus belle des victoires de Rome, mais est-ce trop s'avancer de lui prêter encore une autre intention? Puisque maintenant les haines sont closes et que Carthage doit se relever de ses ruines, la grande pensée de César, reprise par son héritier, n'a-t-elle pas son image anticipée dans le pittoresque tableau où nous voyons s'agiter la foule active et grouillante des travailleurs puniques? La résurrection de la vieille ennemie ne pouvait manquer de soulever des rancunes, des appréhensions, des préventions surannées. Et c'était

encore collaborer à la politique nouvelle de mettre en face, non plus pour les opposer, mais pour les rapprocher dans la même atmosphère épique, les deux villes africaine et italienne destinées à devenir les deux pôles de la navigation méditerranéenne. L'idéal de Virgile est un idéal de paix. Son Enée fait la guerre sans l'aimer. Son rève ce sont les nations réconciliées dans la majestueuse unité de l'Empire.

Motifs d'ordre moral. Il s'est fait du monde une conception où la piété sincère envers les dieux traditionnels se concilie avec les théories de la philosophie grecque ordonnées dans un syncrétisme supérieur. Dans ce système les dieux ne représentent, sous des appellations variées, que les émanations de la divinité absolue. Et il était conforme encore aux vues d'Auguste de conférer à ces idées le prestige de l'antiquité en remontant aux sources, c'est-à-dire en accusant le lien de continuité, l'identité latente et foncière entre les hardiesses de la théologie moderne et les plus vieilles croyances. Rien ne convenait mieux pour cette démonstration que les cultes Ostiens. Avec la terre mère, la Maïa épouse de Volcanus, se confondent toutes les Junons et cette Cybèle, plus récemment importée à Rome et à laquelle l'empereur, nous le savons, avait voué une dévotion particulière. On en peut dire autant de Volcanus lui-même, si facilement assimilable et en quelque sorte interchangeable avec Apollon, Apollon, le dieu préféré du vainqueur d'Actium.

au

A un autre point de vue le choix s'imposait. Quand Andromaque se reconstituait sa petite Troie sur les rivages de l'Epire, elle y trouvait un site moins favorable à sa pieuse illusion que ne l'était le paysage d'Ostie. Dans la basse plaine maritime du Latium, pied des montagnes rappelant les sommets phrygiens, coulaient le Tibre et le Numicius, le Numicius se jetant dans le Tibre comme le Simoïs dans le Xanthe. Et comment imaginer la Troie renaissante sans les deux fleuves jumeaux dont les oracles signalaient le cours conjugué comme devant tracer le cadre de l'emplacement prédestiné? En dehors de l'Ostie trovenne, les deux bouts de la chaîne ne se nouaient pas, et l'avenir de la Ville Eternelle n'était pas assuré par l'évidence de sa filiation avec la ville mère dont l'origine se perdait au plus lointain des âges, et à qui déjà les prédictions homériques avaient promis, sous le sceptre dès Enéades, une existence indéfinie

Je n'ai pas voulu rompre cet exposé par certaines objections qui, de temps en temps, viennent à l'esprit et qui d'ailleurs, portant sur des détails, n'entament pas la thèse, laquelle, dans son ensemble, me paraît acquise. Il en est une seulement sur laquelle je crois devoir attirer l'attention de l'auteur. Il nous représente le pontife romain comme un succédané du grand prêtre d'Ostie, le pontifex Volcani. Sur l'étymologie du mot pontifex tout le monde est d'accord, de quelque façon qu'on essaie de s'en rendre compte : Pontifex, pontem facere. Or, s'il y avait à Rome un pont, et qui a joué un grand rôle dans son histoire, le pont Sublicius, nous n'en connaissons point à Ostie. Donc c'est Ostie qui tiendrait son pontife de Rome, et non Rome d'Ostic, et par suite le pontife de Volcanus ne serait pas primitif, ne serait pas antérieur à l'influence romaine. Peut-être s'est-il appelé originairement d'un autre nom. C'est l'explication que suggère M. Carcopino, sans paraître s'en douter. Il a été frappé du fait que voici. A Rome le flamine de Jupiter, le Flamen Dialis, le premier de tous, supérieur protocolairement au Pontifex Maximus, lui est cependant subordonné effectivement, et est d'ailleurs nommé par lui, ce qui implique subordination. De ce fait il cherche la raison. Il croit l'avoir trouvée en présupposant l'identité originelle du Pontifex Maximus et du Flamen Dialis, lequel n'aurait pas été d'abord un flamen dialis, mais un flamen Volcanalis, devenu flamen dialis quand la divinité suprême de Jupiter se fut substituée à celle de Volcanus, et de plus se serait trouvé placé sous l'autorité du Pontifex Maximus, quand par une sorte de dédoublement, de sisciparité la présidence du collège pontifical se fut détachée du flaminat. La conjecture est laborieuse, et, sans être gratuite, assez fragile, mais M. Carcopino cût été conséquent avec lui-même en utilisant l'analogie pour supposer la même succession dans la titulature du prêtre Ostien. C'eût été en tout cas une solution, telle quelle, à une difficulté sur laquelle on est surpris qu'il ne se soit pas arrêté. ·

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