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passage,

et chasser avec elle, ou des curieux que la beauté du pays y amène. » Voilà les doubles causes de la prospérité de la ville, ville de ville de tourisme, dirait-on Versailles en petit. On ne s'étonnera donc pas du nombre des hôtels, cabarets, répandus d'un bout à l'autre, ouverts à toutes les bourses. Piganiol n'a que deux lignes sur le bourg « le bourg de Chantilly est beau et il y a de bons. cabarets(*). >>

En 1737, la population de Chantilly s'élevait à 738 habitants répartis dans 87 maisons particulières. Habitants ou propriétaires venaient un peu de partout. Une maison du Petit-Chantilly avait appartenu à un commissaire des guerres demeurant à Lille; une autre à la veuve du sieur de la Prévostière, gouverneur de Pondichéry. Un Suisse tenait, en 1737, l'auberge des Treize-Cantons. Jean Binet, originaire du Berry, acquérait un gros terrain en 1725. Du reste, au xvIII° siècle, comme au Moyen âge, la propriété changeait continuellement de mains, soit à cause des héritages, soit par suite de spéculations malheureuses. Un sergent du bailliage avait reçu un terrain de quelque étendue; il le divisa en trois parties, dont il vendit deux, mais lorsqu'il mourut, sa succession chargée d'emprunts ne suffisait pas aux dettes, le troisième lot passa aux héritières de l'un des créanciers. La population devait être répartie très inégalement, suivant la différence des conditions. En 1734, une maison dans les environs de Quinquempoix contenait 8 ménages 19 personnes; une autre, le propriétaire et 7 locataires (en 1745 même, 12 ménages 47 personnes).

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Pas de grande industrie, car il faut mettre à part la manufacture de porcelaines créée par M. le duc au Petit-Chantilly en 1730 et restée propriété du prince; les ouvriers ou artistes qu'il employait en 1734 venaient de Rouen, de Reims, de Nevers, mème de Hollande. Quant à la manufacture de toiles peintes qu'il s'amusait à faire faire », il l'avait installée dans les caves mêmes du château. En 1756 (les choses n'avaient dû guère changer depuis 1740), un rôle de la taille indique des maçons, tailleurs de pierres (22), des charpentiers,

L'hôtel du Grand-Cerf payait un loyer de 550 livres en 1740, celui de l'Epée, 800.

Piganiol, Description de Paris...,

t. VIII, p. 308. (Il décrit très longuement les Écuries.)

(3) Macon, Les Arts dans la Maison de Condé, p. 81-85.

couvreurs, menuisiers (12), des épiciers, boulangers, bouchers (12), des tailleurs, cordonniers (8), des dentelliers, éventaillistes (4). Les hôtels, auberges sont au nombre de 22. Quelques taillables n'ont pas de profession déterminée, imposés chacun à 20 sous. Les ouvriers sont exemptés de la taille et aussi quelques privilégiés nobles, prêtres, officiers du prince. Cette population paraît avoir vécu assez à l'aise, grâce surtout au voisinage du château qui fournissait du travail. Il est vrai qu'en 1740-1741, on dut venir au secours de 72 pauvres, mais l'insuffisance de la récolte et la dureté de l'hiver avaient amené une situation exceptionnelle ailleurs même qu'à Chantilly, puisque le Parlement de Paris prit des mesures en conséquence. Nous devons pourtant ajouter que le cas se renouvela en 1751, plus grave peut-être.

Sur la moyenne des habitants les impôts ne pesaient pas lourdement aux princes un cens perpétuel sur le sol concédé, mais extrêmement modéré et destiné surtout à constater leur droit, puis une contribution sous une forme indirecte, en vertu de taxes sur les marchandises entrant dans la ville. La taille, impôt royal, resta fixée à 300 livres pour toute la paroisse jusqu'en 1779. « MM. les intendants ont toujours eu égard aux remontrances qui leur ont été faites tous les ans pour ne pas l'augmenter. » La capitation, établie pour la première fois en France en 1695, représentait 109 livres, l'ustensile (pour l'entretien des armées en campagne) 136 livres pour l'année 1744. On était en pleine guerre de la Succession d'Autriche. Ces deux impôts ou au moins leurs chiffres variaient suivant les temps. La perception des contributions se faisait très régulièrement. Le capitaine, au nom du prince, nommait le collecteur et lui remettait un rôle tout fait, de façon à éviter les chicanes dans la perception, l'intervention des agents royaux, les «< garnisons », fléau des petites villes.

Mais Chantilly devait d'autres avantages à sa condition de ville scigneuriale, les Condé ayant intérêt à maintenir contre les agents du Roi ce qui leur restait de privilèges féodaux. L'un des plus considérables, exorbitant semble-t-il, consistait dans l'exemption du droit des aides sur les boissons: vins, eau-de-vie; exorbitant surtout dans un pays de cabaretiers. Déjà sous la Régence, alors que la population commençait tout juste à s'accroître, les intendants faisaient observer

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qu'on établissait à Chantilly de grands magasins de boissons et qu'il en résultait pour les fermes une perte annuelle d'au moins 10 000 écus. Un peu avant, en 1712, « il y eut des procès-verbaux de faits par les commis aux aides sur le refus des cabaretiers de leur ouvrir leurs caves et de souffrir leurs visites. Les dits cabaretiers sont tenus en cela par une possession très ancienne et par les défenses expresses du sieur de Sarrobert (capitaine du château) de leur ouvrir leurs portes. » Sous peine même de cachot, non pour ceux qui résistaient aux ordres des agents royaux, mais pour ceux qui y cédaient. Le prince tint bon, car il lui était « de conséquence de ne pas laisser perdre cette petite franchise et cette distinction unique dans le royaume. » Ces mots doivent être notés. Et ce fut le Roi, non pas le prince, qui attribua aux sous-fermiers une indemnité de 2 000 livres par an. L'état de choses dura pendant le xvII° siècle; il favorisait singulièrement la contrebande, que la police du lieu essayait d'empêcher, sans y parvenir.

Privilèges d'un autre genre, très appréciables pour la population tout entière d'abord l'exemption du logement des gens de guerre, puis celle de la milice. M. d'Argenson, vers 1740, envoya un ordre pour demander un milicien; «< il a été prouvé que c'était une bévue faite dans les bureaux et que M. d'Argenson avait donné sa signature, sans y prendre garde; » ses successeurs « n'en ont jamais demandé depuis. » On ne s'attaquait pas impunément aux Condé, princes du sang de France! Si l'on songe aux abus qu'entraînaient le logement des soldats et le tirage de la milice, on constatera que les habitants de Chantilly pouvaient s'applaudir de dépendre d'un seigneur puissant.

En quoi consistait cette dépendance et quel nom trouver pour le statut de Chantilly? Nous avons vu que les contemporains dataient l'existence de la ville de celle de la paroisse, mais le clergé n'intervenait en rien dans son administration. Rien non plus d'un régime communal, pas même un hôtel de ville, ni maire ni échevins. Chantilly est un bourg seigneurial, administré par les officiers du prince, qui gouverne sans autres institutions que celles qu'il a données lui-même. Gouvernement familial, de père de famille, qui fait parfois songer à certains opéras-comiques du temps ou à certaines scènes des Contes moraux de Marmontel.

L'autorité est déléguée au capitaine du château, qui a sous ses ordres un lieutenant et divers agents. Des règlements princiers ont déterminé ses devoirs. I fixe le prix des denrées, surveille les hôteliers et cabaretiers, réprime les querelles, batteries, empêche les locations à des gens suspects, interdit la mendicité, maintient les privilèges du maître, s'oppose aux innovations. Une ordonnance de 1713 fixait à 2 sous la livre de pain de ménage, à 4 sous le pot de vin ordinaire, à 4 sous 6 deniers la livre de veau, bœuf, mouton, à 5 sous 6 deniers, quand on la vendait cuite, etc. Défense de donner à manger ou boire ou de tenir des jeux de cartes, de dés, pendant le service divin.

Le capitaine intervient même dans les choses du culte. En 1724, il rédigeait un mémoire sur l'organisation religieuse de la paroisse : <«< Que s'il se fait une augmentation de prestres, il n'y faut point de chanoines; que nous avons cinq ou six chapitres autour du voisinage qui se battent de temps en temps comme des enragés et qui ne veulent point connaître de supérieur... qu'il y en a même qui font une vilaine vie.... Qu'il ne faut à la dite paroisse que des prestres habituez qui ne soient que commissionnés... desquels on se défait quand on n'en est pas content. » La Fabrique n'avait pas à dire son mot; il s'en fallait de 600 livres qu'elle pût entretenir le culte, dépendant par là du seigneur.

Il n'y a plus guère à signaler que le droit de justice que les princes exerçaient sur les terres de Chantilly, Gouvieux, Vineuil, Coye, etc., jusqu'à Verneuil et même au delà de Senlis, et dont le siège resta pendant longtemps fixé dans cette ville en l'hôtel de Tournebus. Un juge châtelain, un procureur, un greffier, des huissiersaudienciers composaient le tribunal, sous la haute direction du capitaine du château. Au Moyen âge, la justice était rendue sur « une place, chaire et siège judiciel, » en plein air. Plus tard on l'établit dans une maison voisine de l'Hôtel-Dieu. En 1692, l'aveu et dénombrement rendu par le duc Henri-Jules, dit : « Nous appartient le fief de Tournebus assis en la ville de Senlis, auquel lieu nous avons haute, moyenne et basse justice... et avons au dit lieu un hostel où se tient la dite justice tous les samedis; et au-devant du dit hostel

(4) Macon, Historique des édifices du culte à Chantilly, p. 7.

est une chaire de pierre, appelée anciennement la chaire du bailli de Montmorency, à présent d'Anguien. » En 1776, la justice fut transférée à Chantilly même".

III

Les recherches si précises de M. Macon permettent de reconstituer le Chantilly du xvII° siècle, comme elles avaient fait pour celui du Moyen âge. On serait presque tenté d'y inscrire le Dessiné sur les lieux que mettait Van der Meulen au bas des estampes où il reproduisait si fidèlement le paysage vu par lui,

Figurons-nous d'abord un immense ensemble de bois, tous devenus propriété du prince, enveloppant entièrement la ville. Une partie en forme le parc, clos de murs sur deux lieues, depuis Saint-Léonard à l'Est, jusque vers Gouvieux, à l'Ouest. La petite rivière de la Nonette transformée en grand canal y coule lentement, bordée des jardins princiers ou de constructions de plaisir. Au centre, à peu près, se dresse le château refait par Jules Hardouin Mansart sur ses anciens soubassements et précédé de la terrasse d'où la << Perspective » de Le Nôtre prolonge la vue du Nord au Sud, sans quitter le domaine des Condé.

La ville s'étend à l'Ouest suivant la grande rue que nous avons vue se peupler continuement; elle est d'apparence aisée. Peu d'ouvriers, sinon locaux, pas d'usine. Le travail et le négoce se bornent à satisfaire aux besoins du pays, dont l'activité économique tient surtout à la présence des princes. En effet, en dehors mème des dépenses considérables de leur maison et domesticité, chaque jour amène au château des hôtes et leur personnel de cochers, valets de pied, serviteurs de toutes sortes répandus partout. Les curieux venus en poste (la poste aux chevaux se trouvait près du château) se rabattaient dans le bourg après une visite des parcs et affluaient dans les hôtelleries. Les chasses journalières couraient tout le pays; les fêtes, les cérémonies renouvelées à toute occasion mettaient en mouvement toute la population, qui y prenait part.

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(1) Macon, Origines, p. 44. La Jus- bus. Comité Arch. de Senlis, année tice de Chantilly et le fief de Tourne- 1905.

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