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flots sous le glaive de ses lieutenants, il ne trouva encore que trop de vengeances à exercer contre les prisonniers qui restaient. Pendant huit. jours entiers les exécutions se succédèrent, et, à la lueur des incendies qui dévoraient les villages de la Selleïde, on ne vit que gibets, pals et supplices. On versait à quelques-uns de la poudre dans les oreilles, à laquelle on mettait le feu. Les femmes étaient précipitées du haut des mornes dans les abîmes de l'Achéron; les enfants étaient vendus à l'encan; et comme le dixième des condamnés appartenait aux bourreaux, qui leur sauvaient ainsi la vie, on s'estimait heureux de devenir leur esclave, et leur part dans le butin ne fut pas la moins enviée.

Après ces premiers excès, le visir reprit le chemin de Janina, en traînant à sa suite les débris de la population de Souli, dont il orna son triomphe. Leurs tourments, dans les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, furent aussi variés que les caprices de la soldatesque dont ils devinrent le jouet, sans qu'aucun des Souliotes, auxquels on offrit le moyen de l'apostasie pour se sauver, démentît son courage dans l'agonie des douleurs. On vit des soldats empalés, expirer, en invoquant le nom du Tout-Puissant; un jeune homme, auquel on avait arraché la peau du crâne, fut forcé, à coups de fouet, de marcher sous les fenêtres de Véli pacha, charmé de voir jaillir le sang de ses artères. La ville était transformée en un cirque retentissant des acclamations féroces des barbares, mêlées aux gémissements et aux plaintes des martyrs.

Mais le juste Ciel réservait un triomphe éclatant aux chrétiens, et le spectacle qui ferma les arènes fut illustré par le glorieux martyre (1) de trois jeunes enfants d'une beauté ravissante. Je n'ai pu apprendre leurs noms pour les transmettre à la mémoire du monde chrétien. L'aîné de ces élus avait quatorze ans ; sa sœur, onze, et elle marcha au supplice en conduisant par la main un frère plus jeune qu'elle. On leur avait arraché leurs vêtements!... Une douce sérénité brillait sur la figure de ces prédestinés, entourés d'une troupe de derviches frénétiques, auxquels on les avait livrés. Arrivés sous l'ombrage fatal des platanes de CaloTchesmé, lieu ordinaire des exécutions, la vierge se prosterne en élevant ses mains au Ciel. Elle voit rouler à ses pieds la tête de son jeune frère; et pendant que l'aîné luttait contre un ours auquel on l'avait livré, on n'entendit sortir de sa bouche que ces paroles : Père des miséricordes, Dieu exorable, Dieu des faibles, sainte Reine couronnée, ayez pitié

(1) Certains casuistes ont prétendu que le titre de martyr accordé aux Grecs ne leur était pas applicable, à cause du schisme de l'église d'Orient. A cela nous répondrons que les chrétiens orthodoxes ne sont point morts pour des opinions de dissidence, mais pour confesser la foi de J. C. et sa divinité. Or, comme il est écrit que celui qui donne sa vie pour la vérité du Dieu vivant ne peut la perdre, ni manquer d'avocat devant son tribunal pour la justification de ses œuvres, je crois donc que le titre glorieux de martyr est dû aux Grecs dans toute la latitude de cette expression. Un Catholique, un Russe, un Anglican se dévouant pour la divinité du Christ, sont égaux devant Dieu.

de mes frères; Christ adoré, secourez vos pauvres enfants!.... En achevant ces mots, un des bourreaux frappa la victime sans tache. La rose de la Selleïde tomba sur le sein de la terre, et les choeurs des anges reçurent les ames de ces douces créatures, qui reposent dans le sein de la divinité.

Ce supplice glaça d'effroi les mahométans, les égorgeurs et le satrape, qui se contenta de disperser le restant des familles souliotes dans des lieux agrestes, où quelques-unes se sont soutenues jusqu'à la nouvelle ère de malheurs et de gloire qui a brillé sur la Selleïde.

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LIVRE DEUXIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

Quæque ipse miserrima vidi.

Campagne d'Ali Tébélen dans la Romélie. — Brigandages ocles débris des bandes de Passevend Oglou.

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Ses exploits.

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Murmures

casionés par Composition de l'armée d'Ali. et indiscipline de ses soldats. Chants séditieux. Trait caractéristique de génie par lequel il se sauve. Rentre en Épire. Assassinat du primat d'Étolie, Sousmane, décapité par Véli pacha. - Trait d'héroïsme de Diplas et de Cadgi Antonis. - Disgrace du satrape. Son neveu Elmas nommé à sa place au sangiac de Thessalie. - Meurt bientôt après. - Douleur et rage de Chaïnitza à ce sujet. Mort de Véli Guegas.-Célébrité de Cadgi Antoni.-Sabre de Condoïanis. Faux monnayeurs de Plichivitzas, recherchés et punis. — Origine de la fortune de Vasiliki, jeune fille que le visir fait esclave.

J'AI

'AI écrit jusqu'à présent l'histoire des premiers orages de la Grèce, et celle d'un homme devenu fameux par le secours d'une fortune impie autant qu'aveugle, sur les récits de témoins oculaires et d'après quelques mémoires secrets. Il me reste maintenant à parler de choses qui précédèrent de peu de temps mon débarquement dans l'Épire, et d'évènements arrivés pendant une résidence de dix

années que j'ai passées en qualité de consul général de France auprès du visir Ali pacha de Janina.

Parvenu à cette partie des fastes du satrape de l'Épire, je fus effrayé de la carrière épouvantable qui s'ouvrait devant moi. J'avais à dévoiler tant de perfidies et de crimes; j'abordais un sujet si difficile à traiter, malgré la corruption de nos mœurs politiques, que je craignais, en rejetant des détails que la morale réprouve, de sembler partial à ceux même qui se jouent de l'honneur et du sang des peuples, parce que leurs ames, malgré le mépris qu'ils font de l'humanité, sont encore loin de concevoir à quels excès un tyran sans frein peut se porter pour assouvir ses passions.

Il est pénible, sans doute, en écrivant l'histoire, de se trouver environné de sang et de forfaits; mais ce n'est pas au hasard que celui qui se charge de cette redoutable fonction trace ses tableaux. Préparé à tout, comme il n'a pas de préférence dans le choix, il doit rapporter ce qui s'est passé, ce qu'on a voulu et ce qu'on a souffert. Il n'y a jamais pour lui d'excuse quand il altère les faits, ou lorsqu'il capitule avec les circonstances, parce que ses écrits sont déférés au tribunal de la postérité, qui les livre au mépris s'il a trahi la vérité.

La destruction des Souliotes, qui avaient triomphé depuis plus de cent quarante ans des efforts des mahométans, accrut la célébrité du satrape de Janina; ses exploits étaient chantés dans les Albanies, et racontés d'une extrémité à l'autre de l'empire. Les Turcs le surnommaient le vengeur, et sa

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