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surveiller et d'anéantir une société de faux monnayeurs qui s'était organisée à Plichivitzas, village de la Chaonie.

On accusait les agents d'une puissance alors voisine, d'être intéressés dans cette entreprise, où l'on fabriquait, indépendamment de monnaies au type du Grand-Seigneur, des sequins de Venise si parfaitement imités, que le public, et surtout le trésor impérial, y étaient journellement trompés. Aussitôt Ali, toujours charmé de prouver son zèle au sultan, quand il y avait du sang à répandre, mit ses espions en campagne, et ayant découvert les aboutissants de cette association criminelle, il se transporta en personne sur les lieux, accompagné d'une escorte respectable.

Arrivé sur le terrain au point du jour, il attaque à l'improvisté le village de Plichivitzas, saisit en flagrant délit, faux monnayeurs, distributeurs d'espèces métalliques, fourneaux, poinçons, moules (car dans l'heureux pays d'ignorance, la monnaie du monarque des Turcs se coule comme nos cuillers d'étain); et il confisque ces objets sans les détruire. Moins intéressé à épargner les artistes faussaires, il fait pendre leur chef, ordonne de renverser sa maison; et, sans l'intervention d'une fille âgée de douze ans, la population entière de ce hameau périssait.

Vasiliki, ainsi s'appelait cette faible créature, simple comme une Oréade, et belle de la douceur de son âge, fuyant à travers les soldats, s'était réfugiée, sans le connaître, entre les genoux du

bourreau de son père, qu'elle conjurait de supplier le redoutable visir Ali d'épargner sa mère et ses frères. Seigneur, mon père n'est plus, tiens-nous lieu de protecteur; nous n'avons rien fait pour mériter la colère de ce maitre terrible qui vient de le tuer. Nous sommes de pauvres enfants; ma mère ne l'a jamais offense; je me donne à toi, reçois-nous au nombre de tes esclaves, tu as peut-être quelques enfants de mon âge, une mère.... Saisi d'un trouble involontaire, Ali s'émeut, et pressant l'innocente Vasiliki contre son sein; respire chère enfant, ditil; je suis ce méchant visir. — Oh non, non, vous étes bon, mon maitre! Rassure-toi, ma fille, mon palais sera désormais ta demeure. Montre-moi ta mère, tes frères, je veux qu'on les épargne; tes prières leur ont sauvé la vie. Il dit, et ayant réuni la famille de Vasiliki, femme qui devait un jour présider à ses destinées, le satrape la confie à son connétable, pour la transférer à Janina.

Tels furent, sommairement, les événements qui se passèrent depuis la prise de Souli jusqu'à mon arrivée dans l'Épire le 2 février 1806. Qu'on me pardonne de citer cette date, elle a marqué pour moi une période de dix années d'une lutte, qui ne fut jamais tempérée dans son cours par un seul moment de repos, mais dont un monarque descendant de saint Louis et de Henri IV, son auguste dynastie et le public m'ont récompensé, en honorant mes récits de leur suffrage et de leur unanime approbation.

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CHAPITRE II.

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Arrivée de l'historien dans l'Épire. Portrait d'Ali. Son entourage. Capi-tchoadars, ou agents des visirs près de la Porte ottomane. Condition des Souliotes après leur bannissement de l'Épire. — Envahissements d'Ali. Son lieutenant Jousouf Arabe. Désolation de l'Étolie. Coup d'œil sur l'état militaire de la Turquie. - Origine et institution du Nizam-y-Djédid. Troubles et séditions qu'il occasione. — Soins de Napoléon pour propager sa renommée.— Conduite suspecte des hospodars Constantin Hypsilantis et Alexandre Morousi. Négociations infructueuses de M. Italinski et M. Arbuthnot. Invasion de la Moldavie et de la Valachie par le général Michelson.-Guerre de 1806.-Ali occupe Prévésa.—Indifférence des Grecs. Réunion des armatolis à Leucade. Supplice de Cadgi Antonis et de son frère Georges. Véli nommé visir de Morée. Ismaël-Pachô bey. armements d'Ali. M. Arbuthnot se retire à Ténédos. Expédition de l'amiral Duckworth.

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nelles. Énergie des Turcs. Retraite des Anglais. proposition du Mouphti. - Entreprise des Anglais contre l'Égypte. Ses résultats.

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Noms de quelques chefs turcs destinés à figurer dans l'histoire de la Grèce. La Porte déclare la guerre à l'Angleterre. Moustapha Baïractar. Astuce de Molla pacha.-Entrée en campagne du grand-visir. Révolte de Cabakdgi Oglou. — Déposition de Sélim III. — Avènement au trône de Moustapha IV. Intrigues d'Ali en faveur des Anglais.

Ma première entrevue avec Ali pacha fut suffi

sante pour détruire une partie des illusions dont on m'avait abusé. Ce n'était ni Thésée, ni Pyrrhus, ni un vieux voldat couvert de cicatrices; et mes rapports journaliers me fournirent dans la suite le

moyen de tracer, d'après sa pose morale, le portrait (que je conserve tel que je l'écrivis alors) d'un de ces tyrans destinées à flétrir jusqu'aux annales des oppresseurs du monde.

Ali Tébélen avait dépassé sa soixante-deuxième année, lorsque je fus reconnu à Janina en qualité de consul général; et, à cet âge, il portait l'empreinte d'une vieillesse prématurée, suite de la véhémence de ses passions, dont l'ambition était le mobile principal. Sous le masque d'une douceur factice, je ne tardai pas à démêler le soupçon et l'inquiétude ordinaires aux hommes élevés en dignité dans l'Orient. Jamais d'épanchement avec les siens; toujours en scène ou sur ses gardes, parce qu'il se croyait constamment observé ou menacé de ceux qui l'approchaient; la confiance était bannie même de ses entretiens familiers, parce qu'il était l'homme caressé de la fortune, et non pas l'homme heureux (1). Séduisant avec ceux qu'il voulait tromper, superbe envers ses subordonnés; le passage. brusque de l'arrogance aux manières affectueuses, en donnant quelque chose de louche à sa physionomie, n'y laissait jamais apercevoir le calme ordinaire aux impassibles et fourbes mahométans. Comme eux, cependant, s'il lui arrivait d'être libéral, c'était dans un but intéressé ; et s'il recevait des présents, c'était sans reconnaissance, persuadé qu'on les offrait avec un sentiment caché d'intérêt. Scrutateur cauteleux, ses questions étaient insidieuses,

(1) Hérodote, Clio, ch. xxxII.

ses réponses vives et toujours fausses, quoique vraisemblables. Fertile en prétextes, il déguisait habituellement le motif véritable qui le faisait agir, alors même qu'il n'avait pas intérêt à le cacher. Delà les parjures, les promesses, la perfidie déguisée sous le charme apparent de ses discours, et les larmes même, qu'il répandait à volonté pour réussir dans ses projets.

Si ce caractère, qui est celui du sauvage artificieux, était loin de prouver ce que le nom trop fameux d'Ali pacha promettait, il ne me parut pas justifier entièrement l'importance qu'on avait voulu lui donner, lorsqu'on le crut propre à parvenir à l'empire, ou à se rendre indépendant. La précipitation avec laquelle il avait abandonné les environs de Philippopolis, lorsqu'il pouvait lutter contre le sultan, démontrait qu'il n'avait nullement songé aux grands desseins qu'on lui prêtait, mais à s'enrichir en pillant, et à se maintenir dans l'Épire où il était né. Il savait, et aucun visir ne l'ignore, que les Turcs trempent souvent leurs mains dans le sang de leurs empereurs, sans qu'il soit jamais venu dans la pensée des régicides de changer une dynastie, à laquelle ils livrent aussi stupidement leurs têtes, qu'ils osent brutalement en égorger les princes. Il n'y a point, dans ce cas, d'usurpation possible, parce que, pour monter au trône, il faut être du sang des rois. Ainsi Ali, pénétré du principe que l'hérédité est immuable dans la famille d'Otman, ne pensa jamais à changer la forme ni l'ordre du gouvernement.

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