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comme pour s'emparer des projets médités par les Orlof et Grégoire Papadopoulo.

Cet aventurier, en faisant répandre sous main qu'il était Pierre III, époux de Catherine, ne prenait cependant, dans le protocole de ses édits, que le titre de Étienne, petit avec les petits, bon avec les bons, méchant avec les méchants, et ne paraissait animé que du désir d'affranchir les chrétiens. Toute son ambition consistait à remplir la mission dont Dieu l'avait chargé, en relevant ses autels, et en vengeant son saint nom outragé par les infidèles. Il descendit ainsi du Montenero en 1767, en dirigeant ses premiers pas vers les habitants du Pastrovich, qui sont une colonie grecque anciennement établie entre les bouches de Cataro et le territoire du sangiac (1) de Scodra.

L'Europe, informée des machinations de la Russie, était attentive à la conduite que tiendrait Catherine, à l'égard du faux Pierre III et des chré

netz, qui s'annonça en 1767; il traînait à sa suite les cosaques du Don, qui, ameutés par le clergé, mirent le trône de Catherine. en danger. Le troisième fut un déserteur du régiment d'Orlof, nommé Tchernischeff, qui parut à Kopenka, sur les frontières de la Crimée, en 1770. Les prêtres se préparaient à le couronner, lorsqu'il fut saisi et décapité. Un quatrième imposteur de ce nom se montra dans le gouvernement d'Ousa. Né serf dans une des terres de la famille Woronzof, il réussit à tromper quelques cosaques du Don et du Volga, qui le saluèrent empereur. Il périt sous le knout en 1772. Un prisonnier d'Irkoutsk, qui voulut l'imiter, éprouva le même sort.

(1) Sangiac ou liva, drapeau, dénomination correspondante à celle de province, ou gouvernement militaire.

tiens orientaux, que le cabinet de Pétersbourg a toujours traités depuis comme les victimes expiatoires de ses projets ambitieux. Dans cette circonstance, l'impératrice, qui avait spécialement à cœur d'opprimer les Polonais, fit ce que font tous ceux dont les maximes politiques ne considèrent la religion, la morale, l'honneur et la justice que comme des chimères; tandis qu'elle envoyait des armes, des munitions et de l'argent aux Grecs, elle priait le sultan d'écraser les chrétiens révoltés contre son autorité, et de lui livrer Stephano Piccolo.

Au bruit de l'apparition de cet être mystérieux, qui venait de déployer le labarum russe dans la haute Albanie, les évêques de Sardes, ou Saba, de Pêch, proclamèrent le règne de la Croix ; et les Chimariotes, sortis des monts Acrocérauniens, commencèrent à se répandre dans le Musaché. Le divan, qui avait hésité, comprit qu'il n'y avait plus à temporiser, et tous les musulmans reçurent l'ordre de prendre les armes. Le caziasker (1) de Romélie se rendit à Philippopolis; et le Romili Vali-cy, établi à Monastir, enjoignit aux grands vassaux de son gouvernement de marcher contre les insurgés.

Au lieu d'obéir à l'appel du sultan et de s'unir à Courd, visir de Bérat, pour attaquer les Souliotes et les Acrocérauniens, Capelan pacha, conseillé par

(1) Caziasker, gouverneur général; il y en a un pour la Romélie ou Turquie d'Europe et un second pour l'Anatolie. On les connaît également sous les noms de beylerbeys et de mirmirans. D'Ohsson, État de l'empire Ottoman, liv. vi.

son gendre Ali Tébélen, sans faire ouvertement cause commune avec les insurgés, entrava, par tous les moyens possibles, les opérations des troupes ottomanes, qui parvinrent néanmoins à relancer les Chimariotes dans leurs montagnes. Les Monténégrins, de leur côté, furent battus, et le faux Pierre III se trouva réduit à se cacher au fond des antres de l'Illyrie; mais il fut impossible d'entamer les Souliotes, retranchés dans les météores (1) de la Thesprotie.

Ce manque de succès contre une tribu qui bravait, depuis plus de cinq générations d'hommes, les efforts de la Turquie, et l'avantage incomplet obtenu contre les Chimariotes, furent attribués à la déloyauté de Capelan pacha, que son gendre servait avec l'apparence d'un dévouement sans bornes, en dénonçant secrètement ses intrigues à la Porte Ottomane, dont il lui fit encourir la disgrace. Sa correspondance était un acte formel d'accusation contre Capelan pacha; et quand il vit l'orage formé, il fut le premier à le pousser à sa perte, en lui conseillant d'obéir à la citation du Romili Vali-cy, devant lequel il était mandé juridiquement pour rendre compte de sa conduite. Il employa son crédit et les larmes d'Éminé pour déterminer son beau-père à une démarche qui le conduisait à l'échafaud, où il désirait le voir monter, dans l'espérance de s'emparer de ses trésors et

(1) Météores, lieux élevés. Ce nom est donné par les Grecs aux montagnes dont l'accès difficile est devenu leur asyle contre

les Turcs.

de lui succéder. Capelan, que son innocente fille, étrangère à la perfidie de son époux, sacrifiait, était condamné d'avance, et fut décapité à son arrivée à Monastir (1). Mais, au lieu de récompenser son délateur, on donna pour successeur à Capelan pacha Ali, bey d'Argyro Castron, homme dévoué au sultan, qui ne permit pas à Ali Tébélen de toucher à la succession de son beau-père, dont les biens étaient acquis à la couronne. L'iniquité fut ainsi doublement trompée; et l'ennemi de l'ordre public aurait peut-être reçu son châtiment, si sa mère ne lui eût suggéré un expédient qui le réhabilita en lui procurant des avantages nouveaux.

Ali d'Argyro Castron, qui venait de remplacer Capelan, n'avait point encore choisi d'épouse; et Chaïnitza, fille de Khamco, était en âge d'être mariée. On travailla en conséquence à cimenter une union qui fut conclue sous d'heureux auspices, puisqu'elle réunissait deux familles prêtes à devenir rivales. Mais combien elle était loin d'éteindre le ressentiment de celui qui ne pouvait se consoler d'avoir manqué le poste et perdu l'héritage de son beau-père ! Il formait mille projets, qu'il avait peine à dissimuler, lorsque la mort de Courd pacha appela son attention du côté de Bérat.

Ali Tébélen s'était flatté de pouvoir, au moyen de la polygamie en usage chez les Turcs, être le gendre de Courd pacha, lorsqu'il apprit que ce visir avait donné, en mourant, sa fille unique à Ibrahim,

(1) Monastir ou Bitolia, capitale de la Macédoine.

bey d'Avlone, qui fut en même temps élevé au visiriat de la moyenne Albanie. Cette alliance, ces honneurs, obtenus à son préjudice par un homme recommandable, allumèrent dans le cœur d'Ali une vengeance dont les effets ont produit des résultats qu'il était difficile de pouvoir imaginer.

Le fatalisme, qui est la croyance des tyrans et des esclaves, établit une ligne de démarcation morale entre les Turcs soumis aux volontés d'un maître, et les Grecs subjugués, mais protestant sans cesse contre l'injustice du plus fort. Le christianisme a révélé à ceux-ci que la providence éternelle de Dieu dirige, d'accord avec les bonnes œuvres de l'homme, la courte scène de notre vie vers le bonheur; c'est pourquoi ils n'ont jamais désespéré d'un meilleur avenir. Comment auraient-ils pu penser autrement, puisque, chaque fois que les ministres du Très-Haut leur annoncent sa parole, ils leur rappellent les jours anciens, les générations qui se sont écoulées et la liberté réservée aux enfants de J.-C. (1)! Chez les mahométans, au contraire, tout est réglé; chaque homme porte écrit sur son front le sceau de sa destinée; et, leur sort étant immuablement arrêté, ils peuvent tout oser. Ali, imbu de ces maximes, avait tenté différentes voies, sans trouver encore celle de son horoscope. Les années s'écoulaient; il était un partisan fameux, à la vérité, mais sans titre et sans emploi. Il roulait dans un cercle vicieux, lorsqu'il conçut l'idée de se rendre maître absolu de

(1) Deuteron., V. 7, 12.

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