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attendri de son enfant perdu) à je ne sais quel accent plus chaud et plus pénétrant. Mais chercher dans son théâtre une sorte de commentaire dramatique perpétuel de sa vie, mais se le figurer sans cesse en train de se peindre, c'est le défigurer vraiment et commettre le plus caractérisé, le plus prolongé des contresens. C'est le confondre avec des génies d'un autre ordre, avec un Chateaubriand par exemple. Chateaubriand a dit que l'artiste mettait toujours son histoire dans ses ouvrages et ne décrivait bien que son propre cœur, et il a eu raison en ce qui concerne Chateaubriand lui-même. En vain a-t-il promené ses héros en Bretagne, en Amérique, dans la Grèce et dans la Gaule antiques René c'est Chateaubriand, Chactas c'est Chateaubriand, Eudore c'est Chateaubriand; et Amélie, Atala, Céluta, Mila, Velléda, Cymodocée sont également des femmes qui n'ont pu résister à l'attrait tout-puissant et fatal de Chateaubriand. Toujours moi, moi partout! c'est son involontaire devise, comme c'est celle d'un Byron ou d'un Lamartine. Mais ce n'est pas celle d'un Shakespeare, d'un Balzac ou d'un Molière. Ceux-ci savent sortir d'euxmêmes, pénétrer dans les cœurs les plus divers et créer des ames. Il ne faut pas plus chercher Molière dans ses personnages qu'on ne cherche Balzac dans le père Grandet, le père Goriot ou Vautrain, et qu'on ne cherche Shakespeare dans le roi Lear, dans lago ou dans Richard III.

CHAPITRE PREMIER

LA FORMATION ET LES DÉBUTS DE MOLIÈRE
MOLIÈRE EN PROVINCE

Nous avons reconnu que les divers incidents de la vie de Molière ont contribué à la formation de son génie; qu'ils lui ont fourni ce bagage d'observations, de réflexions, sans lequel sa comédie pourrait être amusante ou spirituelle, mais non pas riche comme elle l'est en idées, en tableaux exacts, en caractères vivants; que dans bien des cas enfin ils ont déterminé l'éclosion et la forme de telle ou telle œuvre. I importe donc, sans donner dans les curiosités de l'érudition, de jeter un coup d'œil sur la vie de Molière. Nous nous bornerons dans ce chapitre à la partie qui précède la grande période de sa production littéraire, à celle qui précède l'installation de Molière et de sa troupe à Paris en 1658.

Je me méfie beaucoup des théories soi-disant scientifiques sur l'influence de la race et du milieu; je ne puis m'empêcher de me souvenir que Descartes est tourangeau aussi bien que Rabelais ou M. Courteline, Lesage breton comme Chateaubriand ou Renan. Ce n'est cependant pas tout à fait pour rien que Molière est le compatriote de Villon, de Regnard. de Voltaire, de Beaumarchais, de

Béranger, de Labiche, et il semble qu'il y ait un air de famille entre tous ces Parisiens. Comme la plupart de ces écrivains à l'esprit avisé et au bon sens narquois, il est né dans le quartier des halles; il a pu, dès son enfance, connaître la bourgeoisie, à laquelle il appartenait par sa naissance, et le peuple, auquel sans doute le mêlaient ses jeux. Né en janvier 1622, il a perdu sa mère quand il avait dix ans, et il se peut que le manque d'une tendresse, d'une direction maternelles l'ait amené à se jeter plus librement dans les aventures; son père, quel qu'ait été son caractère, sur lequel nous avons été amenés à nous expliquer, semble, en effet, ne lui avoir pas été attaché par les

liens d'une affection bien tendre.

Ce n'est pas à dire que Jean Poquelin ait manqué à ses devoirs envers son fils, et je me figure, au contraire, que les bons bourgeois, ses voisins, ont crié : « il fait des folies », quand ils l'ont vu envoyer son fils aîné JeanBaptiste au collège de Clermont. Car enfin, Jean Poquelin appartenait à la riche corporation des tapissiers; il habitait une maison à lui, sous les piliers des halles, à l'enseigne de Saint-Christophe; il avait succédé à son frère cadet Nicolas Poquelin comme valet de chambre tapissier ordinaire du roi; mais en était-ce assez pour faire de son fils le camarade de tant de fils de famille et lui donner pour maîtres les jésuites les plus renommés de Paris, ceux que Louis le Grand devait plus tard autoriser à donner son nom à leur collège? Jean-Baptiste suivit pourtant les cours du collège de Clermont pendant quatre ou cinq ans, de 1636 à 1641 environ, et La Grange nous dit dans sa préface : « Le succès de ses études fut tel qu'on pouvait l'attendre d'un génie aussi heureux que le sien. S'il fut fort bon humaniste, il devint encore plus grand philosophe. L'inclination qu'il avait pour la poésie le fit s'appliquer à lire les poètes avec un soin tout particulier; il les possédait parfaitement, et surtout Térence. » Grâce à la

munificence de son père, le jeune homme était ainsi mis en état de lire et d'imiter plus tard ses modèles latins, ceux auquels il devait en quelque mesure emprunter l'École des maris, Amphitryon, l'Avare et les Fourberies de Scapin.

La Grange insiste sur la philosophie de son maître et ami, et avec raison. Bien des souvenirs philosophiques très précis sont épars dans ses pièces, et l'on sait qu'il avait composé une traduction de Lucrèce, dont un fragment est devenu une tirade d'Éliante dans le Misanthrope1. Mais ce n'est pas chez les jésuites que Jean-Baptiste Poquelin avait pu se familiariser avec l'épicurien Lucrèce; c'est chez Gassendi, prêtre aux hardis sentiments qui esti

pavtal. mait fort Epicure, combattait l'asservissement à Aristote,

disputait avec Descartes. « O chair », lui disait dédaigneusement Descartes, qui lui-même s'appelait volontiers <«< esprit ». Mais Gassendi lui répondait : « En m'appelant chair, vous ne m'ôtez pas l'esprit ; vous vous appelez l'esprit, mais vous ne quittez pas votre corps. » Gassendi voulait n'oublier ni l'un ni l'autre, et son élève devait faire de même; peut-être même devait-il faire au corps une trop grande place.

Chapelle, qu'il connut chez Gassendi et qui resta toujours son ami (il fut d'ailleurs celui de Racine, de la Fontaine et de Boileau), faisait au corps une place plus grande encore : c'était un goinfre et, disait-on, «<le plus grand ivrogne du Marais », fort spirituel d'ailleurs et judicieux. Bernier, le grand voyageur, et Cyrano de Bergerac, l'auteur du Voyage dans la Lune, de la Mort d'Agrippine, et de ce Pédant joué dont deux scènes

1. Cette tirade d'Éliante (II, 4, v. 711 et suiv.) paraît aussi inspirée d'une comedia de Rojas: la Traicion busca el castigo (I, 1) ou de son imitation française les Trois Dorothées ou Jodelet duelliste de Scarron (1, 1). Voir Martinenche, p. 172, et Huszár, P. 211.

piquantes sont passées dans les Fourberies de Scapin, paraissent avoir aussi connu chez Gassendi le jeune Poquelin. Tous deux firent œuvre plus utile que Chapelle ; mais ils avaient des parties du libertin, quelque sens qu'on donne d'ailleurs à ce mot, sens religieux ou sens moral. Jean-Baptiste Poquelin resta moins Gassendiste que ses anciens condisciples en ce qui regarde la doctrine, et il lui arriva, s'il faut en croire Grimarest, de défendre chaudement Descartes contre Gassendi. Mais, quelque part qu'on veuille faire dans sa philosophie à sa nature propre et à l'enseignement de son maître, il est certain que ce fut un hardi et libre esprit, celui dont sortirent Tartuffe et

Don Juan.

Après la philosophie, le droit, dont, entre autres personnages comiques, le notaire M. de Bonnefoi parle si bien la langue et connaît si bien les finesses dans le Malade imaginaire. Le père. Poquelin l'a fait aussi étudier à son fils, et peut-être lui a-t-il fait prendre ses licences à Orléans. Ainsi se complétaient peu à peu les connaissances du grand peintre de mœurs.

Cependant le valet de chambre tapissier du roi ne renonçait pas à avoir un successeur dans son fils: En décembre 1637, il lui avait assuré la survivance de sa charge; en 1642, il semble qu'il l'ait envoyé à sa place faire ce voyage de Narbonne pendant lequel Richelieu étouffa la conjuration de Cinq-Mars et de de Thou et fit arrêter les deux jeunes gens, bientôt après décapités à Lyon.

Mais que pouvaient les efforts du père, alors que le fils était en proie au démon du théâtre, un des plus malins et des plus tenaces, paraît-il, parmi ceux qui tentent les pauvres humains? Déjà, si l'on en croit Grimarest et la légende, Jean-Baptiste tout enfant aurait été conduit par son grand-père maternel, Louis Cressé, au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne et aux spectacles de la foire Saint

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