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LXXII

Chambre des pairs.--Séance du 11 juin 1835.

Le projet de loi adopté, le 22 avril 1835, par la Chambre des députés pour l'exécution du traité du 4 juillet 1831 et le payement des 25 millions dus par la France, en vertu de ce traité, aux États-Unis d'Amérique, fut présenté, le 27 avril, à la Chambre des pairs; le rapport en fut fait, le 3 juin, par M. de Barante, et la discussion s'ouvrit, le 11 juin, par un discours de M. le duc de Noailles contre le projet. Je lui répondis, et le projet de loi fut adopté, le 12 juin, par 125 voix contre 29.

M. GUIZOT, ministre de l'instruction publique.-Messieurs, le noble duc qui descend de la tribune s'est prévalu, contre le traité de 1831, de ce qu'il a appelé les antécédents de ce traité. Il a voulu trouver dans ces antécédents, dans l'histoire de la négociation, des motifs de suspicion contre le

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traité même. Je demande à la Chambre la permission de tirer de ces mêmes faits une conclusion directement contraire. La Chambre sait que ce n'est pas le ministère actuel qui a conclu le traité de 1831; elle sait qu'à diverses époques les motifs, ou du moins les prétextes, n'auraient pas manqué au ministère, sinon pour condamner, du moins pour laisser languir ce traité et son adoption. Il a été rejeté une fois par la Chambre des députés; plus tard, une offense politique, des paroles peu convenables employées par le président des États-Unis, ont fourni un prétexte nouveau d'ajourner, de remettre en question. Le gouvernement n'a rien fait de semblable; quels qu'aient été les prétextes, de quelques apparences qu'il eût pu se saisir, il n'a jamais voulu délaisser ou seulement ajourner cette affaire; il l'a soutenue comme si elle eût été son ouvrage propre ; il l'a soutenue comme une œuvre de justice et d'intérêt national. Jamais cabinet n'a été personnellement plus désintéressé dans une question, et jamais il ne s'y est engagé plus profondément, avec plus de persévérance. Cela suppose au moins, de la part du gouver nement, une conviction profonde, un sentiment profond et de la justice du traité et de sa conformité au véritable intérêt national. Loin donc que les antécédents du traité, considéré dans ses rapports avec le ministère, fournissent un argument, une présomption seulement contre son mérite, j'y vois une preuve évidente de l'importance que le gouvernement y attache, et de la conviction avec laquelle il l'a soutenu et vous le présente aujourd'hui.

J'aborde le fond de la question, et j'essayerai de la ramener à des termes simples, suivant le noble duc dans la marche qu'il a lui-même adoptée.

Il y a ici, messieurs, une question de droit, ensuite une question d'intérêt national, enfin une question de gouvernement et de conduite constitutionnelle.

Ce sont là les trois points de vue sous lesquels le traité doit être considéré, et sous lesquels le noble duc l'a considéré lui-même.

Quant à la question de droit, je prie la Chambre de remarquer sur quel terrain s'est toujours placé le gouvernement américain. Il a constamment réclamé, au nom du droit des neutres méconnu, violé, a-t-il dit, par les décrets de Berlin et de Milan; il a constamment attaqué la légitimité de ces décrets, et il professe si obstinément cette opinion que, encore aujourd'hui, dans la répartition de l'indemnité allouée aux États-Unis, il ne ticnt aucun compte de ces décrets, et fait participer à l'indemnité tous ceux de ses sujets qui ont souffert de la violation du droit des neutres. Jamais gouvernement n'a plus fermement adhéré au principe qu'il avait une fois posé.

Je n'entrerai pas, messieurs, dans la discussion de ce principe. Je n'examinerai pas le mérite intrinsèque des décrets de Berlin et de Milan. C'est une question immense, c'est la question de tous les droits des neutres ; c'est la question du blocus continental. Cette question divise les meilleurs esprits, non-seulement entre les États-Unis et la France, mais en Europe et au sein de la France elle-même.

La légitimité du blocus continental a été assez longtemps, assez vivement contestée pour qu'on puisse penser qu'il y avait là matière à transaction, et que la prétention des ÉtatsUnis n'était pas tellement dénuée de fondement, d'apparence de légitimité, qu'elle dût être repoussée d'une manière absolne et soudaine.

Je ne vais pas plus loin, messieurs; je ne concède rien ; je dis seulement qu'il y avait là matière à transaction.

Et certes, il s'agit ici d'une question assez longtemps, assez profondément douteuse, pour que cette assertion soit bien modeste. Je vous prie de vous rappeler, messieurs, le temps où les décrets de Berlin et de Milan, ainsi que tout le système du blocus continental, étaient en vigueur, ce qu'on en pensait, ce qu'on en disait, non-seulement au dehors, mais en France même. Je vous demande si les arguments par lesquels on s'efforce aujourd'hui d'établir la parfaite légitimité de ces décrets, leur parfaite harmonie avec les intérêts de la

France, auraient eu alors la valeur et l'efficacité qu'on essaye de leur donner aujourd'hui.

Évidemment non. Vous n'avez qu'à consulter vos souvenirs ils vous diront que les décrets de Berlin et de Milan et le blocus continental excitaient les plus vives réclamations, les doutes les plus sincères, qu'en un mot, on est fondé à dire que c'était là une de ces questions douteuses sur lesquelles deux gouvernements sensés peuvent fort bien transiger. Eh bien! messieurs, malgré cela, malgré la persévérance avec laquelle les États-Unis ont soutenu leur principe, à vrai dire, il n'y a pas eu de transaction. Les États-Unis ont abandonné, non pas en droit, mais en fait, leurs principes. Dans le traité de 1831, la légitimité des décrets de Berlin et de Milan a été reconnue. Il a été reconnu que c'était seulement l'application irrégulière, illégale, de ces décrets qui pouvait donner lieu, de la part des sujets américains, à des réclamations légitimes. Le principe a été soutenu par le gouvernement français; la légitimité fondamentale des décrets de Berlin et de Milan est la base même du traité.

Bien loin donc qu'on ait fait aux État-Unis une concession excessive, étrange, bien loin qu'on ait abandonné les principes de notre droit public, c'est le gouvernement des ÉtatsUnis qui a été contraint de renoncer à son principe, de le

faire céder devant le nôtre.

Une fois ce point admis, que l'application irrégulière des décrets de Berlin et de Milan pouvait seule donner lieu à réclamation, il y avait là matière à liquidation ; il y avait lieu à rechercher dans quels cas ces décrets avaient été illégalement appliqués.

Ici la Chambre me permettra de négliger les questions de détail, et de ne prendre les faits que dans leur ensemble et dans leur résultat.

. A diverses époques, des chiffres divers ont été proposés par les commissions françaises, ou indiqués par le gouvernement américain, comme éléments de la négociation. Je dist indiqués, car jamais, à aucune époque, le gouvernement

américain n'a donné ni pensé à donner de véritables états de réclamations. Il est inexact de dire que le gouvernement a présenté des états tantôt de 20, tantôt de 30, tantôt de 40, tantôt de 70, tantôt de 90 millions. Le gouvernement américain n'a jamais présenté d'états proprement dits. Dans la généralité de ses réclamations, dans la diversité des négociateurs qui en ont été chargés, différents chiffres ont été énoncés, soit dans des conversations particulières, soit dans des documents écrits; mais il n'y a jamais eu d'états réguliers produits. Ici encore, il y avait matière à transaction; on recherchait des renseignements; on formait des catégories de réclamations. Tous les gouvernements, tous les cabinets qui se sont succédé ont admis tantôt deux, tantôt trois catégories. En 1831, le gouvernement s'est arrêté à l'admission de quatre catégories; il a examiné, d'après les renseignements qu'il avait entre les mains, et non d'après les renseignements américains, les résultats de ces catégories, et les a évalués à 25 millions.

On vous a parlé de diverses évaluations inférieures, faites par différentes commissions; mais toutes ces commissions, messieurs, et notamment M. le duc de Vicence, ont établi qu'elles n'avaient entre les mains que des documents incomplets, et que, probablement, si elles avaient des documents complets elles porteraient plus haut leur évaluation. Or, quand une fois on s'est arrêté à un certain nombre de catégories, et après avoir réuni tous les documents qui s'y rapportaient, on est arrivé à une somme de 24 à 25 millions; et quand on compare ce résultat avec les états que les Américains ont dressés eux-mêmes pour opérer la répartition entre leurs sujets, on trouve que les mêmes catégories s'éleveraient, d'après les documents américains, à 29 millions.

Mais ne vous y trompez pas, messieurs; ne prenez pas cela pour une liquidation. Il n'y a point eu, il n'a pu ni dù y avoir aucune liquidation de ce genre avant le traité. Nous avons éprouvé quels sont les dangers des liquidations, les dangers de principes posés d'une manière générale, et éta

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