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Je dois des explications à Votre Excellence sur la modification à laquelle j'ai consenti quant à l'emplacement des douanes dans le voisinage de notre territoire. Le Protocole du 3 novembre s'appuyait du consentement que la France avait donné à l'éloignement de ces douanes au-delà du Jura, pour promettre les bons offices des Puissances afin d'obtenir du Roi une mesure semblable du côté de la Savoie. Les postes devaient être reculés à une lieue au moins de la frontière suisse, et au-delà des montagnes voisines de Genève.

Si cette disposition avait dû être exécutée à la rigueur, la chaine des postes autour de Genève seulement, aurait eu 25 lieues de longueur, parce qu'une fois au-delà des montagnes, on aurait été forcé de s'éloigner beaucoup encore pour trouver d'autres montagnes ou des rivières susceptibles d'être bien gardées. Cependant, ce qui nous importait à Genève était l'arrivage libre, en tout temps, des denrées pour la consommation du Canton. Quant à l'acquit des droits, il aurait été incommode à nos négociants d'avoir à chercher les premiers bureaux à une trop grande distance, pour y remplir les formalités nécessaires au transit ou à l'entrée des marchandises. Un article nous étant promis pour assurer la libre sortie des denrées de Savoie, s'obstiner à imposer au Roi l'obligation de retirer ses douanes au-delà des montagnes, aurait été montrer seulement de la mauvaise volonté, puisqu'aucun motif raisonnable n'aurait pu expliquer cette raideur-là. En fixant la ligne telle qu'elle est déterminée dans le Traité, en affranchissant le lac de tout service de douanes, ainsi que la zone qui nous sépare de la ligne des bureaux; en appliquant par extension au poste Saint-Gingolph une facilité que les termes du Protocole semblaient borner au territoire voisin de Genève, j'ai tiré, je crois, de la promesse des bons offices des Puissances, tout le parti qu'on pouvait raisonnablement en espérer sur ce point.

Avant de rendre compte à Votre Excellence de la manière dont ce qui a rapport à la neutralité a été réglé, je dois placer ici quelques observations générales sur cette extension du bienfait de la neutralité perpétuelle en faveur d'une partie de la Savoie.

Bonaparte avait destiné la route du Simplon à faciliter ses communications militaires avec l'Italie: la Savoie, Genève et le Valais devaient être traversés par les armées de la

France toutes les fois que les combinaisons militaires de ce gouvernement l'exigeraient.

Bonaparte est tombé; la force agressive des Français est réduite; et leur système, aujourd'hui pacifique, cesse de menacer l'Italie; mais cette route du Simplon subsiste. Personne ne peut dire que les Français ne seront jamais en position de l'employer. Déjà l'Autriche nous a montré combien ce passage est commode à ses armées. La seule existence de cette route a changé la géographie militaire de la Suisse, en offrant aux deux grandes Puissances qu'elle sépare un encouragement permanent à passer chez elle.

L'intérêt à l'empêcher est le même pour le Roi de Sardaigne que pour la Confédération; puisque le passage seul d'une armée est une grande calamité pour la Savoie et que cette route militaire offre d'ailleurs aux Français la facilité de tourner le Piémont pour le menacer de deux côtés à la fois. Mais avant le Congrès de Vienne, le Roi de Sardaigne se trouvait sans moyens pour s'opposer à de telles entreprises. La Basse-Savoie est ouverte à la France; et elle a été occupée par les Français toutes les fois que cela a convenu à leur politique.

Un coup-d'œil jeté sur la carte démontre que les armées piémontaises ne pouvaient défendre la partie du Duche de Savoie qui est en dehors des Valleés de l'Arce et de l'Isère. Cette dernière Vallée est séparée des eaux de l'Arte et du Rhône par une haute chaine de montagnes qui court Nord-Est et Sud-Ouest du Valais à Montmélian. Cette chaine qui n'offre pas un seul passage pour l'artillerie, et à peine des routes difficiles pendant quelques mois de l'annee pour d'autres armes, se termine par les Bauges, position qu'on ne peut tourner et qui flanque le Fort de Montmélian, aujourd'hui ruiné, mais qu'on projette de rétablir, et dont le site commande le détroit formant l'entrée commune des routes du Mont-Cenis et du Petit Saint Bernard.

Toutes les fois qu'il y avait en Savoie une invasion Française, les troupes du Roi qui n'avaient point eu le temps de gagner Montmélian, se trouvaient sans retraite; et leur artillerie était perdue.

Cette position naturellement fausse, qui tient à la constitution géographique du Pays, était de nature à encourager les invasions en Savoie.

Mais si la position militaire de la Savoie était fausse, la position politique du Roi par rapport à ce Duché, ne l'était pas moins. Ce Prince, à cheval sur les Alpes, tourà-tour responsable envers la France et l'Autriche de la garde des passages, présentait à la première de ces Puissances, soit dans l'occupation de la Savoie, soit dans la menace seule de cette occupation, un gage de dévouement à sa cause; et cette possibilité suffisait à la défiance de l'Autriche Or celle-ci ne devait-elle pas naturellement se servir de la nouvelle route du Simplon pour rendre sa défiance utile, et prévenir les Français dans cette même Savoie qu'ils avaient été de tout temps en position d'occuper à volonté?

Neutraliser toute la partie que le Roi de Sardaigne ne peut défendre, était donc la solution la plus heureuse de cette grande difficulté politique, géographique et militaire. La France croyait avoir un intérêt contraire, et elle n'y aurait point consenti sans les circonstances extraordinaires qui accompagnèrent les dernières opérations du Congrès de Vienne et précédèrent celles du Congrès de Paris. C'est contre cette Puissance que la précaution a été prise; mais, par le fait, elle n'était pas moins nécessaire contre l'Autriche.

Les Puissances de l'Europe, en couvrant la Savoie de l'égide de leur garantie, en laissant à la Suisse une pleine liberté de juger des circonstances militaires et d'agir pour le plus grand bien de l'ensemble, en lui donnant la faculté, c'est-à-dire le choix d'occuper ou de ne point occuper la partie de la Savoie neutralisée, les Puissances, dis-je, ont pourvu avec autant de ménagement que de sollicitude aux convenances et à la sûreté de la Confédération. Soit que la Savoie fût menacée de l'Orient ou de l'Occident. elle ne pouvait l'être sans que la neutralité du sol helvétique fût en péril. Il importait de détourner une entreprise quelconque sur la Savoie. par toutes les précautions que les Traités peuvent accumuler. Il fallait que, dans le calcul préalable des chances, soit en France soit en Autriche, sur les avantages et les dangers d'un plan de campagne qui supposait l'occupation de la Savoie, on fit entrer, non-sculement la certitude de se mettre en guerre avec toutes les Puissances garantes de cette neutralité, mais la difficulté d'avoir peut-être à combattre pied-à-pied, dans des positions

redoutables, un ennemi dont la valeur est proverbiale; une nation qui, après avoir repris en Europe le rang qu'on avait semblé méconnaître, ne renoncera point au privilège de ses ayeux d'opposer aux agresseurs une invincible rési

stance.

Eloigner en cas de guerre les troupes Piémontaises de la Savoie, afin qu'on n'eût pas le prétexte de venir les y combattre ou les poursuivre; donner à la Suisse le droit exclusif d'y faire entrer ses troupes, c'était pourvoir le mieux possible à ses intérêts; c'était menacer de grands obstacles la Puissance ambitieuse qui essayerait de braver la garantie de l'Europe, et c'était pourtant respecter avec scrupule les convenances et les maximes fondamentales de réserve et de prudence qui appartiennent aux Etats Fédératifs, et doivent toujours les caractériser.

Aurait-on en Suisse des craintes éventuelles sur un tel état de choses? Essayons des suppositions précises, pour y répondre. La France projette la guerre contre l'Autriche: elle recherche l'alliance du Piémont; et l'Autriche la marchande de son côté. Forcé de se décider, le Piémont favorise la France. Les armées de celle-ci passent par le MontGenèvre, le Mont-Cenis et le Petit Saint-Bernard. Elles n'ont nul besoin du sol de cette Savoie neutralisée qui est dans le système militaire défensif de la Suisse, et ce territoire n'est point entamé. Si, au contraire, la Cour de Piémont se décide pour l'Autriche, elle poste un corps d'armée aux Bauges et à Montmélian; elle abandonne la plaine de Chambéry aux Français; mais ceux-ci ayant devant eux la forte position du Chéran, torrent encaissé qui joint les Bauges au Rhône; puis celle de Fiers, qui n'est pas moins bonne, puis celles des Ousses avant d'arriver à Genève, qu'il faudrait prendre ou masquer, puis les défilés de Meillerie et du Valais, avec l'incertitude de réussir et la perspective de mettre contre eux l'Europe entière avant d'arriver au Simplon, qu'ils trouveraient probablement coupé ou garni de troupes Autrichiennes, les Français, dis-je, hésiteraient à mettre ainsi contre eux toutes les chances raisonnables. Ils préféreraient, sans doute, profiter des côtés faibles qu'offre la frontière occidentale du Piémont; ils essayeraient de forcer Montmélian, de pénétrer à la fois par les passages des montagnes de la Maurienne pour arriver en Italie par

le Petit Saint-Bernard, le Mont-Cenis et le Mont-Genèvre, respectant ainsi, pour leur propre intérêt, la Savoie neutralisée, et par conséquent la Suisse elle-même, puisqu'on ne pourrait entrer en Savoie qu'avec le projet de forcer Genève et le Valais.

Les mêmes raisonnements peuvent s'appliquer à l'Autriche qui essayerait une invasion en France avec l'aide du Piémont, ou malgré la résistance de celui-ci. Dans le choix de diriger ses armées par le Simplon et le Grand SaintBernard, ou par le Petit Saint-Bernard, le Mont-Cenis et le Mont-Genèvre, elle ferait entrer pour beaucoup l'alternative de laisser neutres, ou de décider contre elle, la Suisse et le reste de l'Europe.

Il faut remarquer encore que cette supposition se lie très-bien à la topographie militaire de cette frontière. C'est précisément entre le Mont du Chat et la Grande Chartreuse que la France est ouverte à une invasion qui menacerait Lyon. J'ai été témoin des tardifs et inutiles efforts que les plus instruits des ingénieurs Français ont faits dans les premiers jours de novembre dernier. pour que la France conservât cette portion vulnérable de la frontière, et qui en ses mains aurait servi à rendre l'accès vers Lyon difficile. La France menacée, et supposée en mesure de défense, porterait donc son attention sur ce point, et tâcherait probablement d'y prévenir ses ennemis. Mais tout cela est en dehors du système de la Savoie neutralisée, et rien ne conduit à penser que, dans une telle supposition, ce système pût être compromis.

Les dispositions des Protocoles de Vienne ont donc le caractère précieux qu'il serait à désirer qu'on pût donner à tous les Traités, de réunir les intérêts des Etats qu'elles concernent. Elles placent une partie de la Basse-Savoie et la Vallée de l'Arve dans le système de paix perpétuelle de la Suisse; et en même temps elles mettent la Suisse à l'abri des dangers qui naissaient pour elle de la fausse position de la Savoie par rapport aux puissants voisins de celle-ci, et au Pays dont elle dépend.

Prétendrait-on que la partie neutralisée a plus d'étendue qu'elle n'aurait dû en avoir, ou que ses bornes au Sud sont trop vaguement exprimées dans le Traité? Rien à cet égard n'a été fait au hasard, et on s'en convaincra en réflé

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