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s'évanouir (oui! oui!), en ne laissant rien de solide, de permanent, de véritablement populaire et d'inébranlable sous les pas du pays; c'est pour cela que je viens appuyer de toutes mes forces la double demande que j'aurais faite le premier à cette tribune, si on m'y avait laissé monter au commencement de la séance, la demande d'un gouvernement de nécessité, d'ordre public, de circonstance, d'un gouvernement qui étanche le sang qui coule, d'un gouvernement qui arrête la guerre civile... >>

(L'un des hommes armés placés dans l'hémicycle, et qui avait paru écouter l'orateur avec une attention soutenue, remet ici le sabre dans son fourreau, en s'écriant: bravo! bravo!)

- « Plus de royauté! ajoutent d'autres interrupteurs.

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«Un gouvernement, reprend M. de Lamartine, qui en ne nous empêchant pas de nous reconnaître pour un seul peuple, ne nous empêche ni de nous aimer, ni de nous embrasser tous comme des frères. » Très-bien! très-bien, s'écrie ce peuple si disposé à aimer et à embrasser même ceux qu'il vient de combattre!

« Je demande, conclut l'orateur applaudi, que l'on constitue un gouvernement provisoire, un gouvernement qui ne préjuge rien, ni de nos droits, ni de nos ressentiments, ni de nos sympathies, ni de nos colères, sur le gouvernement définitif qu'il plaira au pays de se donner, quand il aura été consulté. »

- « C'est cela! c'est cela! s'écrie une partie des assistants. - Et la République! ajoutent quelques voix.

- « La République arrivera à son tour!»>

Plusieurs personnes présentent alors des listes à l'orateur, resté à la tribune, et le pressent de mettre aux voix l'élection des membres qui doivent composer ce gouvernement provisoire. M. de Lamartine réclame un moment de silence pour

indiquer les attributions que le peuple entend donner à ses mandataires immédiats. On entend cette phrase:

« Il convoquera le pays tout entier, afin de le consulter; e consulter la grande nation tout entière, le pays tout enr, tout ce qui porte dans son titre d'homme, les droits du toyen. »>

Les applaudissements prolongés qu'excite cette demande du suffrage universel empêchent l'orateur démocrate d'achever son programme.

Il allait descendre de la tribune, lorsque des coups violents, qui se font entendre à la porte de l'une des galeries publiques, viennent plonger la salle entière dans la plus vive anxiété. Les portes cèdent sous les coups de crosses de fusil; des hommes du peuple, mêlés avec des gardes nationaux, tous en armes, y pénètrent, en criant: A bas la Chambre! Plus de députés

vendus!

Au milieu de ces cris, on remarque un homme qui abaisse son fusil dans la direction du bureau.

- << Ne tirez pas! ne tirez pas! s'écrient avec force tous les combattants placés dans les couloirs; c'est Lamartine qui parle. » L'homme qui veut frapper les députés de Louis-Philippe relève son arme, en criant: Vive la République!

M. Sauzet, resté au fauteuil jusqu'à ce moment-là, réclame le silence, en agitant violemment sa sonnette. Mais le bruit et le tumulte causés par l'arrivée de tant de citoyens, qui tous veulent trouver de la place, troublent encore longtemps cette séance, si remplie d'incidents dramatiques.

<< Puisque je ne puis obtenir le silence, dit alors M. Sauzet, que la gloire attribuée à Boissy d'Anglas touche très-peu, je déclare la séance levée. » M. Sauzet quitte le bureau et la salle furtivement, et entraîne, dans sa très-prudente retraite, bien des membres des centres, heureux de ne pas rester plus longtemps en face de leurs ennemis.

Ainsi tomba, à son tour, deux heures après la fuite de Louis-Philippe, une Chambre des députés élue par des privilégiés, composée elle-même de privilégiés, et si entièrement pervertie, si éhontément corrompue, qu'on lui avait vu tresser des couronnes pour le ministère le plus corrupteur et le plus hostile à la cause de la liberté, à la cause de la sainte humanité et de la justice, que cette Chambre foulait journellement aux pieds.

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TOME 1.

CHAPITRE VI.

Dupont (de l'Eure) préside la séance. · Difficultés qu'éprouve Lamartine pour lire les noms des délégués au gouvernement provisoire.

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La République avant tout! Le peuple prend les places des députés absents. Le président lit les noms.Premier cortége se dirigeant à l'Hôtel-de-Ville. — Ledru-Rollin rappelle le peuple à la réflexion. Nouvelle lecture des noms. Observations du peuple sur ces noms.- Deuxième cortége parti pour l'Hôtel-de-Ville. Le peuple brise le tableau représentant le serment de Louis-Philippe. - La scène change de lieu. Réunion des démocrates au National et à la Réforme. — On y délégue à l'Hôtel-deVille et aux grandes administrations. Etienne Arago à l'hôtel des Postes. Marc Caussidière et Sobrier à la préfecture de police. Première proclamation faite au nom du peuple souverain. Elle est considérée comme nulle. - Gouvernement provisoire constitué à l'Hôtel-de-Ville. Les délégués de la démocratie ne sont admis que comme secrétaires. Le peuple veut qu'on proclame la République. Le gouvernement provisoire adopte la forme républicaine, sauf la ratification du peuple. Première proclamation du gouvernement provisoire. — Principes qu'il y pose. Dissolution des Chambres de Louis-Philippe. — Nuit admirable du 24 Février.

-

Le président et la plupart des membres ministériels de cette assemblée de députés qu'on appelait si ignoblement la Chambre, venaient, par leur fuite, de laisser le peuple maître de dicter ses résolutions, et de les faire sanctionner par ceux des députés qu'il pouvait considérer, à divers titres, comme ses amis et les partisans de la liberté.

Le premier soin des citoyens qui remplissaient la salle fut de demander un autre président: mille voix ayant désigné Dupont de l'Eure, il monta au fauteuil, soutenu par le député Carnot et entouré d'un grand nombre de personnes saluant le vénérable patriote.

Cependant le peuple ne cessait de demander la liste des membres désignés pour composer le gouvernement provisoire, et M. de Lamartine s'efforçait vainement d'obtenir quelques

instants de silence. Mais comment se faire entendre, au milieu du tumulte incessant qui règne dans la salle et dans les tribunes, comme dans les corridors et les salons d'attente, où des masses considérables, debout, piétinent sans cesse? Les uns brandissent leurs armes ou agitent des drapeaux, d'autres chantent la Marseillaise; tous crient: A bas les Bourbons! Vive la République ! tous demandent, à grands cris, les noms des membres du gouvernement provisoire, et aucun ne veut se taire pour entendre ces noms. De temps à autre, M. de Lamartine, toujours à la tribune, profite d'un instant qu'il croit favorable pour dire l'un de ces noms : le premier qu'il désigne est Dupont de l'Eure. Aussitôt d'interminables applaudissements couvrent de nouveau la voix de l'orateur, qui, de guerre lasse, parait vouloir descendre de la tribune. On aperçoit alors M. Alexandre Dumas et l'artiste Bocage cherchant à arriver à cette tribune ('). Mais les membres les plus rapprochés du bureau engagent Lamartine à ne point céder la place, et ce député se croise les bras, en attendant la fin d'un tumulte involontaire et inévitable.

« Nous ne demandons qu'un instant de silence pour entendre proclamer les noms des citoyens qui vont composer le gouvernement provisoire! s'écria un homme armé d'un fusil.

Hé, là-haut! ajoute un jeune ouvrier en blouse; voulezvous, oui, ou non, que l'on proclame nos mandataires? - M. Dupont de l'Eure! reprend un garde national.

(1) Combien de chefs de la garde nationale des banlieues, partis de leurs communes, la veille au soir ou le matin même, dans l'intention de soutenir la royauté et la dynastie, s'en retournèrent, dans la soirée du 24, en criant, comme tous ceux qui les accompagnaient : A bas la royauté! Vive la République! On nous a raconté deux scènes bien singulières, qui eurent lieu, l'une, à l'embarcadère du chemin de fer de Saint-Germain, à l'arrivée d'un convoi de gardes nationaux venant de cette ville; l'autre, au même embarcadère, au convoi de retour. A l'arrivée, on voulait tuer tous les insurgés, à la manière du général Bugeaud; au retour, on ne se lassait pas de serrer la main et d'embrasser fraternellement ces mêmes insurgés. O Molière si tu avais été là!

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