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appartient de marcher dans la voie du progrès et d'y lancer ou même d'y traîner à la remorque les hommes assez malheureux pour n'avoir pu encore apercevoir cette voie salutaire. Ne sommes-nous pas les sentinelles avancées de la civilisation, les missionnaires de la liberté ? Et lors même qu'il serait vrai, comme ils osent le dire aujourd'hui, que la France n'eût pas été préparée pour la République, que la révolution de Février eût surpris certaines parties de la population, serait-ce une raison pour que les destinées de cette étoile polaire des nations fussent remises entre les mains de ceux qui n'ont jamais eu le sentiment de ses nobles instincts? ne serait-ce pas renverser l'ordre de choses le plus simple, et oublier la morale de la fable, que de permettre à la queue de l'ordre social de diriger la tête? >>

Convaincus que le sort de la République et celui du monde était entre leurs mains, les démocrates français ne faillirent pas à ce que le peuple attendait d'eux. Dédaignant d'entrer en lice avec les républicains de la veille, et comptant sur la bonté et la justice de leur cause, les hommes qui avaient préparé l'avénement de la République négligèrent les intrigues de leurs ennemis pour s'attacher à faire des prosélytes à la cause de la liberté.

Ce fut dans les clubs que les républicains se préparèrent à ces élections qui, faites dans les plus mauvaises circonstances, donnèrent au grand parti national tant de cruels désappoin

tements.

Mais en ce moment-là, malgré les manœuvres des contrerevolutionnaires, l'espoir restait encore, et personne n'eût osé douter, en voyant tous ces hommes d'élite, tous ces jeunes gens pleins d'ardeur et d'enthousiasme se précipiter dans ces sociétés populaires, vastes ateliers où s'élaboraient les institutions de la liberté, de l'égalité, où se préparait avec tant de foi le gouvernement de l'avenir! Cent clubs à la parole ar

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dente, à l'agitation fiévreuse de la liberté, se réunissaient, chaque jour, dans cette ville où naguère vingt citoyens n'auraient pu se trouver ensemble sans que l'autorité s'alarmât, 'sans que la police haletante fût mise sur pied et sans que le parquet préparât ses réquisitoires.

Et pourtant cette ville, sans gendarmes, sans municipaux, était parfaitement tranquille et calme au milieu de ces grandes assemblées populaires qui fermentaient partout sans déborder nulle part. Si les intérêts se montraient soucieux, si le travail était tombé, si le peuple souffrait, gardez-vous de répéter ce blasphème des ennemis de la liberté, qui attribuaient les malheurs de cette crise aux agitations populaires; la crise, c'était la désertion du capital conspirateur qui l'avait provoquée et qui la prolongeait; la crise, c'étaient encore les gens timides jusqu'à la lâcheté qui l'avaient amenée. Aucune violence de la part des clubs ne vint alors justifier les craintes des détenteurs de l'argent. Mais ces clubs furent l'un des mille prétextes dont se servirent les réactionnaires pour effrayer le commerce et faire un ennemi de la République de chaque petit trafiquant. Or, comme ces gens-là sont très-nombreux et que leur intelligence ne s'étend pas au delà des affaires de leur détail, on n'eut pas beaucoup de peine à les animer contre un ordre de choses qui semblait nuire à leurs intérêts personnels.

Depuis que la grande manifestation du peuple avait contrarié les projets de la réaction, les contre-révolutionnaires ne pouvaient plus voir le moindre mouvement sur la place publique, sans crier que ces mouvements tuaient le commerce et empêchaient la confiance de renaître. Les habiles du parti savaient bien que la confiance et la reprise des affaires tenaient à d'autres causes, et que ces causes disparaîtraient insensiblement à mesure que la République se consoliderait; mais en déclamant ainsi ils atteignaient le double but de provoquer un chorus de toute la bourgeoisie, et d'exciter à la haine contre

les hommes qui s'habituaient à descendre dans la rue, pour s'habituer à la vie des Républiques.

A cette époque, la population républicaine d'un grand nombre de quartiers s'était livrée avec ardeur à la plantation d'arbres de la liberté, cérémonie à laquelle le clergé des paroisses avait généralement apporté son concours, en même temps que les autorités locales. Pendant près d'un mois, on ne cessa de voir, dans toutes les places, carrefours et promenades de la ville se dresser des arbres de la liberté, autour desquels le peuple allait faire entendre ses airs favoris. On avait vu successivement le ministre de l'intérieur, le préfet de police, les maires des divers arrondissements et les musiques de la plupart des légions se faire un devoir d'inaugurer ces symboles révérés par nos pères; bien de chaleureuses allocutions avaient été prononcées à ces cérémonies chères au peuple. On avait vu le préfet de police et ses montagnards inaugurer, aux sons d'une musique délicieuse, l'arbre de la liberté planté dans la cour du Grand-Opéra, devenu le Théâtre de la Nation. Quelques jours après, on vit le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, assister, au milieu de nombreux ouvriers qui avaient été le chercher, à la plantation de l'arbre de la liberté du Champ-de-Mars. Le ministre, invité à prendre la parole, commença par remercier les citoyens de ce quartier d'avoir eu la pensée de renouveler, sur les mêmes lieux, le grand souvenir de la fédération de 1790. Puis il termina par cette allocution adressée au symbole de la liberté :

<< Salut à toi, glorieux symbole de cette délivrance et de cette liberté ! dit-il. Salut à toi! Je le prédis avec bonheur : à cette place où, il y a soixante ans, on venait fraterniser au nom de la liberté; à cette place nous verrons bientôt se ranger les députations du monde entier; autour de toi viendront s'unir, dans une commune étreinte et dans un commun amour, les membres si longtemps divisés de la grande famille humaine,

que la grande famille française aura associée à sa liberté et à son triomphe!... Retournons à nos travaux, mes amis, et que nos voix confondues répètent ce cri, qui a retenti au cœur du monde : Vive la République! »

Il n'en fallait pas tant pour déchaîner les réactionnaires contre les arbres de la liberté et contre ceux qui, disaient-ils, voulaient ramener les mœurs et les usages de la première Révolution française, en attendant de ramener la guillotine. Ces plaintes, accueillies avec empressement par tous les républicains du lendemain, arrivèrent jusqu'au gouvernement provisoire, dont la majorité, peu soucieuse de voir se renouveler ces fêtes populaires, crut devoir intervenir pour recommander aux citoyens de reprendre leur vie habituelle.

«< Depuis un mois, la France se gouverne par elle-même, sans l'emploi d'aucune force militaire et par la seule puissance de l'autorité morale du peuple. Paris, cette ville d'un million d'âmes, n'a jamais offert à ses habitants plus de véritable sécurité... Il faut que les derniers jours du gouvernement provisoire ressemblent aux premiers...

< Veillez donc, citoyens, à ce qu'une bruyante affectation du patriotisme ne devienne une cause d'alarme et de trouble dans cette cité, maison commune de la République. Dans une ville si remarquable par le calme et la dignité du peuple, on ne saurait ni tolérer ni comprendre le tumulte dans la rue, qui arrêterait les affaires et les travaux, et qui effrayerait les paisibles habitants (1). »

(') Le maire de Paris, le citoyen Marrast, se mit en colère contre ceux qui tiraient des feux d'artifice ou des pétards, et contre les enfants qui chantaient : Des lampions! « De tels désordres ne peuvent durer, s'écriait-il; ceux qui les excitent jettent un défi à ceux que le peuple a élus pour exercer le pouvoir. » Et il ordonna aux patrouilles de gardes nationaux d'arrêter et de conduire à la Préfecture les contrevenants àses ordres.

Ainsi, le gouvernement de la République, après avoir déclaré que jamais Paris n'avait été aussi calme, semblait s'unir à ceux qui affectaient des terreurs au moindre mouvement patriotique, et invitait les bons citoyens à ne pas souffrir ce qui pourrait fournir le moindre prétexte de troubles. C'était autoriser les bons citoyens à intervenir dans les plantations d'arbres de la liberté et à provoquer ainsi les troubles qu'on voulait prévenir. Le gouvernement provisoire ne se doutait guère qu'il devançait ainsi les désirs des réactionnaires : il ne se rendait pas un compte exact des efforts incessants que devait faire un peuple qui se régénère, et il oubliait que les grandes révolutions ne se soutiennent et n'aboutissent qu'autant que les peuples restent dans cet état de salutaire exaltation qui double leurs forces physiques et morales. Dire à un peuple qui travaille à consolider son œuvre de rénovation, lui ordonner de reprendre sa vie habituelle d'ordre et de calme, c'est le livrer, par impéritie, à ses ennemis, qui guettent le sommeil du lion pour le museler. Ce fait, entre mille, prouve qu'avec de bonnes intentions, sans doute, la plupart des membres du gouvernement provisoire furent loin, bien loin d'être, par eux-mêmes, à la hauteur de la révolution qui les avait portés au pouvoir.

S'il en eût été autrement, le gouvernement issu de la révolution aurait-il laissé à la tête des grandes administrations, et surtout à la tête de nos armées des hommes si déplorablement connus pour leur servile dévouement aux dynasties déchues? Ni le gouvernement provisoire, ni les commissaires délégués n'avaient osé toucher à l'institution militaire, la plus aristocratique et la plus illibérale de toutes, parce que, d'un côté, les ennemis de la République cherchaient à répandre dans les rangs des inquiétudes sur l'avenir des militaires, et que, d'un autre côté, le parti légitimiste travaillait à conserver, sous le manteau républicain, la grande influence que les dix-huit

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