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la rue Pinon. Mais en apprenant que le peuple entrait dans la rue Lepelletier, les compagnies de cette même légion, qui occu paient la Bourse, accoururent sur les lieux pour défendre l'Opéra, que l'on croyait menacé. Ainsi, par l'effet d'une des singulières anomalies que l'on peut remarquer dans cette soirée, les gardes nationaux de la 2o légion se seraient probablement battus contre le peuple cherchant des armes, tandis que les gardes nationaux des légions du centre marchaient avec le peuple pour lui faire donner les fusils inactifs.

Quand les gardes nationaux de la deuxième arrivèrent à l'entrée de la rue Lepelletier, ils trouvèrent la colonne de la Bastille paisiblement agglomérée sous les fenêtres du National, recueillant avec avidité les paroles de sympathie que le rédacteur en chef, Marrast, adressait au peuple du haut du balcon.

Il ne fut donc pas difficile aux soldats de l'ordre d'engager le peuple à s'éloigner de l'Opéra, et la colonne continua sa manifestation en descendant les boulevards.

Arrivée au débouché de la rue de la Paix, elle fut rejointe par une autre colonne de citoyens et de femmes, qui revenaient de la place Vendôme, où ils avaient été forcer le ministre de la justice de Louis-Philippe, Hébert, à illuminer la façade de la Chancellerie. Comme les gens du ministre s'étaient montrés sourds, les cris des lampions! des lampions! et le vacarme que les enfants faisaient avec leur joyeux refrain, finirent par ouvrir les oreilles des habitants de l'hôtel, et le peuple avait battu des mains, comme en présence d'un triomphe, lorsqu'il eut aperçu des lampes derrière les croisées. C'était s'exécuter de très-mauvaise grâce, mais on s'était contenté de ce semblant d'illumination.

La foule qui revenait de cette plaisante expédition se confondit alors avec la colonne de la Bastille, qui continua sa marche bruyante et ses chants patriotiques en descendant tonjours le boulevard. Le projet des patriotes du faubourg

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Saint-Antoine était d'aller jusqu'à la place de la Concorde et de terminer cette promenade civique par les quais et l'Hôtelde-Ville, après avoir fait illuminer les rues et les maisons qui ne l'étaient pas. Tous ces hommes si gais, toutes ces femmes si folles de joie, dont les voix argentines se mêlaient aux cris poussés par le peuple et aux chants qu'il faisait entendre durant cette manifestation si pittoresque et si retentissante, étaient loin de s'attendre à la sanglante catastrophe qui allait les frapper au milieu de leur démonstration pacifique, car cette colonne était sans armes aucunes.

Déjà, en approchant du boulevard des Capucines, les cris et les chants étaient devenus plus significatifs : on allait atteindre l'hôtel des affaires étrangères !

Tout à coup la colonne aperçut devant elle comme un mur couronné de baïonnettes, avec lequel on cherchait à lui barrer le passage. C'était la garnison de l'hôtel de M. Guizot, rangée en bataille sur toute la largeur du boulevard. L'officier supérieur qui la commandait, entendant les cris du peuple, crut que l'hôtel allait être attaqué, et se disposa à le défendre.

Jusque-là, il ne faisait que remplir les devoirs que lui imposait probablement sa consigne. Mais on se demandera toujours comment la consigne des corps stationnant sur les boulevards par où venait de passer cette même colonne de citoyens, permit à ces corps de la laisser défiler, tandis que la consigne de l'hôtel des Capucines se trouvait exclusive et plus sévère? C'est que ces soldats étaient condamnés à garder l'homme le plus impopulaire de toute la France, le Polignac de Louis-Philippe : tout devait leur porter ombrage.

Cependant la profonde colonne de citoyens, précédée de drapeaux et de quelques éclaireurs portant des flambeaux de résine, s'avançait toujours sans défiance: quand la tête arrivait à l'angle des Capucines, la queue était encore à la rue de la Paix. On ne pouvait pas considérer ces citoyens comme une

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bande d'émeutiers; c'était tout un peuple, hommes, femmes, enfants, se livrant à une joyeuse et inoffensive manifestation. Aussi, ceux qui marchaient à la tête de ce peuple s'approchérent-ils du chef militaire pour lui demander le libre passage, garantissant l'ordre et répondant des intentions pacifiques de tous ceux qui les suivaient. L'officier supérieur refusa; et, comme les pourparlers s'échauffaient, on le vit tout à coup se retirer du front de la troupe, prendre sa place de bataille, et, sans avertissement préalable, sans sommation aucune, commander le feu (1). Deux cents coups de fusil partirent aussitôt, presque à bout portant, sur cette foule compacte et sans armes!

Comment peindre la scène de désolation et de terreur dont le boulevard des Capucines fut le témoin en ce triste moment! Un long cri d'indignation et d'horreur retentit dans toute cette foule d'hommes et de femmes qui, en fuyant, refluèrent jusqu'au boulevard des Italiens; et, se divisant ensuite en plu

(') Voici une autre version publiée par une correspondance de Paris, adressée aux journaux des départements, pour expliquer cette déplorable catastrophe :

« M. de Courtais, y dit-on, s'est empressé d'accourir au boulevard des Capucianes pour aller s'informer des causes de l'indigne tuerie de ce soir. Voici la version qu'il nous rapporte :

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<< Il a trouvé le colonel du régiment qui a fait feu, tout consterné de ce qui était a arrivé; et voici comment ce chef de corps explique ce qu'il appelait lui-même « une déplorable imprudence: Au moment où le rassemblement était arrivé, un « coup de fusil, parti par mégarde du jardin de l'hotel, a cassé la jambe du che«val du lieutenant-colonel. L'officier commandant le détachement a cru que c'était « une attaque, et aussitôt, avec une irréflexion coupable, il a commandé le feu. Cet officier a été aussitôt mis en prison. »

Tel est le récit que, suivant la correspondance du National, le colonel du 64° fit à M. de Courtais le soir même. On y voit que si un coup de fusil fut réellement firé, il partit du jardin de l'hôtel de M. Guizot, où se trouvaient en effet des soldats. C'est ce coup de fusil que les royalistes ont exploité avec tant de mauvaise foi, et qu'ils exploitent encore aujourd'hui contre un homme de cœur. Mais je dois déclarer que, malgré tout ce qui a pu être dit à M. de Courtais, je u'ai encore rencontré personne qui ait entendu par lui-même ce fameux coup de fusil, et j'ai pourtant parlé de cette triste affaire avec un grand nombre de citoyens faisant partie de la colonne.

sieurs troupes, allèrent porter dans tous les quartiers la nouvelle de cette affreuse boucherie, en criant Aux armes! on assassine les citoyens! on assassine le peuple!

D'autres, craignant de nouvelles décharges, s'étaient jetés à plat ventre dans la boue de la chaussée ou sur le bitume des trottoirs, servant ainsi de litière à ceux qui les écrasaient en

se sauvant.

Quand ceux qui n'avaient été ni atteints par les balles ni foulés aux pieds osèrent se relever, le boulevard resta couvert de morts et de mourants; ceux-ci se débattaient dans des marres de sang et poussaient des cris déchirants; plus de trois cents personnes, dont un grand nombre de femmes de toutes. classes, gisaient aussi sur le pavé, ayant des membres foulés ou de graves meurtrissures sur toutes les parties du corps (1). Lorsque le boulevard fut de nouveau éclairé par des flambeaux, on releva les victimes. CINQUANTE-DEUX personnes, hommes et femmes, avaient été frappées par les balles des soldats. Plusieurs n'étaient que des cadavres inanimés ; d'autres, blessées plus ou moins dangereusement, faisaient entendre ou le råle de la mort, ou les gémissements les plus propres à arracher les larmes de ceux qui se disposaient à les transporter soit aux hôpitaux, soit chez les voisins qui s'offraient pour soigner les blessés.

« Bientôt après, dit à ce sujet la correspondance émanée du National, nous avons vu revenir à la porte de notre journal un

(') Le lendemain de la catastrophe, je vis arriver, de bonne heure, dans la maison que j'habite, à Batignolles, trois demoiselles, trois sœurs, de vingt-cinq à dixhuit ans, travaillant toutes les trois, comme premières ouvrières, dans des magasins de modes; toutes les trois s'étaient trouvées, avec deux messieurs qui les accompagnaient, à la suite de la colonne; toutes les trois avaient été renversées et foulées aux pieds par la foule terrifiée : elles venaient chez leur mère pour s'y faire soigner des contusions qu'elles avaient reçues, l'une au bras, l'autre aux jambes, la troisième à la figure, qui était toute meurtrie. Ces demoiselles, ainsi que le beau-frère de l'une d'elles, m'ont raconté plus d'une fois l'événement de visu: personne n'avait entendu le fameux coup de fasil.

tombereau portant des cadavres : le tombereau était éclairé par des torches, entouré de braves gens, dont l'indignation étouffait les larmes et qui, découvrant les blessures saignantes, montrant ces hommes naguère chantants et joyeux, maintenant inanimés et chauds encore du feu des balles, nous criaient avec fureur: « Ce sont des assassins qui les ont frappés ! nous les vengerons: donnez-nous des armes !... des armes !... Et les torches, jetant tour à tour leur lueur sur les cadavres et sur les hommes du peuple qui les conduisaient, ajoutaient encore aux émotions violentes que causait ce convoi funèbre.....

« Le tombereau est reparti ensuite, traîné et éclairé de la même manière, ajoute la même correspondance. En portant ces morts dans les quartiers éloignés, les assistants ont fait entendre les mêmes accents de douleur virile et de terrible indignation, et partout l'indignation publique répondait à la leur; elle s'exhalait en imprécations, en malédictions contre ces ministres impies et atroces dont le pays n'était pas encore débarrassé. »

-Les citoyens qu'on massacre ainsi, s'écriait le journal la Réforme, les citoyens sur lesquels on fait feu sans sommation préalable, sont-ils des bêtes fauves, et le peuple de Paris, quand il traverse la ville, inoffensif et sans armes, sera-t-il exposé à tomber sans qu'on daigne même se souvenir, à son égard, des prescriptions d'une aussi triste loi que celle des attroupements?... D

Et après avoir raconté le terrible effet de cette scène lugubre, ce journal ajoutait les détails suivants :

«En moins de deux heures, cet événement était connu dans tout Paris. Nous venons de parcourir les quartiers les plus voisins pour nous assurer de l'impression qu'il a produite. On dirait qu'il n'y a plus de sommeil pour personne. Des groupes animés stationnent au milieu et aux coins des rues : on entend tout le monde répéter: C'est infâme! vengeance! Des barri

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