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CHAPITRE IV.

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L'insurrection prend la couleur républicaine. — Possibilité de sauver la royauté. Aveuglement de Louis-Philippe. Concessions tardives. Les républicains révėlent au peuple la portée de la lutte. Agrandissement des âmes. Enlèvement des armes dans les maisons. Postes pris et désarmés. — Casernes désarmées. — Attitude de la garde nationale. Le combat s'engage sur plusieurs points. Résolution du peuple. - Troupes concentrées autour des Tuileries. — M. Thiers au château. Ministère Thiers-Barrot. — Bugeaud, commandant supérieur. — Mauvais effet de cette nomination. Revues passées au Carrousel. Proclamations du général Bugeaud et des nouveaux ministres. Il est trop tard! - L'insurrection s'étend et serpente dans toutes les rues. Démarches de Lamoricière et Barrot sur les boulevards. — Le peuple repousse les endormeurs. — Aspect de la capitale. -Louis XVI et Louis-Philippe. - Démarche de M. Crémieux au château. - Du canon! du canon! pour cette canaille! - E. Girardin conseille l'abdication du roi en faveur de son petit-fils. Les hommes du château comptent sans les hommes de la rue. — Et. Arago et le général Lamoricière. Nous voulons la République! — Combat sur la place du Palais-Royal. — Ses nombreuses péripéties. — Part qu'y prennent les républicains et les gardes nationaux.- Episodes de ce dernier combat. Prise du Château-d'Eau. Le peuple marche sur les Tuileries.

Quoique la journée du 23 février et celle du lendemain semblent se lier entre elles par l'identité des faits et par la nature de la lutte elle-même, il est facile d'apercevoir la différence qui sépare le but respectif de chacun de ces derniers combats livrés par le peuple à un pouvoir antinational.

Si le 23 au matin, ou même dans le courant du jour, la royauté se fût décidée franchement à accéder au vœu public relativement à la réforme électorale, qu'elle eût pris pour ministres quelques-uns des chefs de l'opposition dynastique, et qu'elle l'eût annoncé authentiquement, nul doute que le soulèvement ne se fût calmé en présence de ces fallacieuses concessions le gouvernement eût sauvé ainsi et la monarchie constitutionnelle de 1830, et la famille au profit de laquelle cette royauté bâtarde avait été établie, et même ce qu'on ap

pelait le système, c'est-à-dire la pensée contre-révolutionnaire qui dirigeait le chef du pouvoir depuis le commencement de son règne. L'amour-propre personnel du roi eût seul souffert un instant devant cette violence morale faite à ses répugnances intimes; mais il s'en fût consolé bientôt par l'espoir de regagner le terrain perdu en ce jour néfaste pour lui, et surtout par les nouvelles déceptions que ces combinaisons menteuses eussent fait éprouver au parti républicain pur.

Si ce parti ne se fût pas contenté, ce jour-là, de ce que l'opposition dynastique n'aurait pas manqué de prôner comme une victoire éclatante donnant à la France ce que cette opposition aurait considéré comme de grands bienfaits, il eût vu se tourner contre lui, et toute cette opposition parlementaire qui ne combattait que les ministres, et la majorité de cette garde nationale, si étrangère aux principes et aux formes de la démocratie, et même une partie du peuple, celle dont l'éducation politique était encore incomplète. L'armée, trouvant dès lors un appui dans ces fractions importantes de la population, eût marché avec plus de résolution, et le triomphe de la cause de la liberté eût été encore retardé de quelques années; car, au sortir d'une crise qui bouleverse toutes les notions, il faut du temps à l'esprit public pour se rallier autour du vrai.

La Providence a voulu qu'il en fût autrement. Elle a permis que le gouvernement de Louis-Philippe ne pût jamais bien apprécier la situation des choses, et qu'il ne sût faire que des concessions tardives, propres seulement à révéler au peuple la faiblesse de son ennemi, et à l'encourager toujours davantage dans sa révolte.

L'événement si grave de la soirée; le silence que le journal officiel du soir garda sur le changement de ministère, annoncé d'une manière si captieuse à la Chambre des députés seulement; les paroles arrogantes de M. Guizot en réponse aux interpellations du député Vavin; le résultat si significatif des

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tentatives d'interpellations faites à la Chambre des pairs; tout cela, mieux connu ou mieux jugé dans la soirée, et surtout le lendemain au matin par la lecture des journaux, avait changé complétement l'aspect de l'insurrection parisienne, qu'aucune proclamation pacificative n'essayait de calmer.

Ajoutons que les républicains n'avaient pas été inactifs pendant la nuit. Profitant de l'exaspération excitée par la boucherie du boulevard des Capucines, ils étaient allés de barricade en barricade communiquer aux hommes du peuple qui les gardaient la juste haine dont leur âme s'était nourrie contre un pouvoir parjure à ses serments, traître envers la cause de la liberté ; contre un pouvoir fonctionnant en opposition avec son origine et avec les sentiments généreux du peuple français; contre un système qui avait accumulé tant de honte sur la grande nation.

Cette élite du parti de la démocratie, ces jeunes gens si intrépides, sortant presque tous des journaux ou des anciennes sociétés républicaines, n'eurent pas beaucoup de peine à faire comprendre au peuple toute la portée de la révolution qui se préparait, et à l'engager à prendre l'offensive, afin d'en assurer le succès.

Le peuple, c'est-à-dire tous les hommes d'action, de cœur et de conviction se trouvèrent donc prêts à engager la dernière lutte entre la servitude et l'affranchissement, entre le despotisme et la liberté; toutes les âmes se trouvèrent agrandies par l'idée qu'on allait se dévouer et combattre pour le salut de trente-cinq millions d'hommes, pour le bonheur du genre humain. Les forces de la démocratie se trouvèrent ainsi quintuplées.

N'ayant plus de ménagements à garder envers les honteux soutiens d'un gouvernement détesté, d'un gouvernement condamné par toute la partie saine et énergique d'une population formidable qui représente toute la France, les hommes du 24 février mirent à profit le temps. Pendant que les troupes

de ligne, fatiguées d'une journée sans fin comme sans repos, attendaient les ordres pour celle qui commençait, le peuple s'empara sans coup férir de plusieurs corps-de-garde confiés à la ligne partout il se borna à prendre les armes qui s'y trouvaient, sans faire le moindre mal aux soldats, avec lesquels il établit des relations amicales.

En même temps, des colonnes nombreuses d'ouvriers, conduites par des jeunes gens des Ecoles, ou par des hommes appartenant aux professions libérales, parcouraient les rues pour enlever à tous les gardes nationaux qui n'avaient pas osé sortir, leurs fusils et leurs munitions. Bientôt des masses considérables, tout armées, se présentèrent devant plusieurs des casernes de la ligne, gardées seulement par les conscrits ou les dépôts. Ne voulant pas les attaquer, les insurgés engagèrent ces soldats à leur donner les armes et les cartouches qui se trouvaient dans ces casernes. Effrayés par le nombre des assaillants, désorientés par les cris de Vive la ligne! vive la liberté! qui retentissaient autour d'eux, plusieurs de ces bataillons des dépôts finirent par donner leurs propres fusils. D'autres casernes furent successivement désarmées. Le peuple trouva de grandes ressources en munitions, soit dans la caserne du Faubourg-Poissonnière, soit dans celle de la rue de Clichy, soit dans tous les quartiers militaires que l'on avait approvisionnés avec tant de profusion aux approches du grand banquet. Ce fut ainsi que l'insurrection, la veille encore forcée de ne répondre qu'à coups de pierre aux feux de file des municipaux, se trouva généralement armée dès le 24 au matin. Bientôt des gardes nationaux isolés, et même des officiers du cette garde se montrerent, en armes, dans les rangs du peuple.

Les légions de l'ordre public se rassemblaient à leurs mairies; mais le nombre des absents laissait les rangs bien dégarnis: on voyait même des compagnies et des détachements se préparer à faire cause commune avec le peuple.

Enfin les rapports arrivés aux Tuileries dans cette même matinée eurent une teinte si alarmante que le Conseil se vit forcé de délibérer de nouvelles concessions. Le roi fit appeler M. Thiers, comme la veille il avait fait appeler M. Molé.

Cependant le combat s'engageait de nouveau sur plusieurs points du centre et même des boulevards et des rues de l'ouest, où des barricades formidables s'étaient dressées pendant la nuit: la troupe de ligne, lancée contre ces retranchements, ne les abordait qu'avec une certaine hésitation, surtout en voyant sur ces barricades quelques uniformes de la garde nationale. La population entourait partout ces soldats condamnés à tirer sur des Français; elle ne cessait de faire entendre les cris de Vive la ligne! elle conjurait ces soldats de ne plus se servir de leurs armes fratricides, et de fraterniser avec les défenseurs de la liberté.

Tout en défendant les barricades attaquées, le peuple se disposait à en sortir pour prendre l'offensive à son tour. On avait conseillé aux combattants de ne pas aller se faire tuer inutilement à attaquer les grands postes tels que l'Hôtel-de-Ville, gardé par des régiments entiers, ayant avec eux de l'artillerie; ses efforts devaient se concentrer sur deux points seulement, dont la prise pouvait décider le sort de la journée. Aussi voyait-on les masses quitter successivement les quartiers défendus la veille et s'approcher, en combattant toujours, des quartiers du Palais-Royal et des Tuileries. Le peuple avait fort bien compris que, s'il parvenait à effrayer les hôtes de ces deux palais et à les mettre en fuite ou à s'en emparer, la révolution serait accomplie immédiatement; car, lui aussi s'apercevait des fluctuations des troupes de ligne.

Quant à la garde nationale, les hommes des barricades comptaient qu'une partie, celle appartenant à l'opinion démocratique, ne tarderait pas de se joindre ouvertement à eux, et que l'autre partie, voyant ses rangs éclaircis, ne demande

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