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pu porter les fruits que les démocrates et les hommes de bien avaient le droit d'en attendre.

Non, la postérité ne répétera pas ce blasphème : que le peuple français n'était pas assez mûr pour jouir de la liberté, ni assez moralisé pour vivre en république! Non, elle ne calomniera pas ce peuple, comme le font lâchement de nos jours ceux qui essayent de le peindre comme inconstant, frivole, capricieux, renversant, le lendemain, l'idole de la veille! Plus équitable dans ses calmes et froides appréciations, l'histoire de ce siècle de lutte et d'enfantement dira qu'il y eut alors en France, comme dans le reste de l'Europe, deux peuples différents dont l'existence simultanée était devenue impossible; deux peuples ennemis irréconciliables, constamment en présence, constamment en guerre ouverte, parce qu'ils différaient essentiellement dans leurs croyances politiques, et que le but que chacun d'eux voulait atteindre était diamétralement opposé.

Ces deux peuples, ou plutôt ces deux partis si caractérisés dans un même peuple, existaient au sein de la nation française bien avant la révolution de 1789; mais comprimés tous les deux par la main de fer du despotisme, leur hétérogénéité si tranchée ne se révélait que dans les écrits qui échappaient à la censure. Ils ne se dessinèrent fortement que lorsque cette grande révolution eut ouvert aux uns les larges voies de l'avenir et du progrès, dans lesquelles les autres refusèrent d'entrer.

Alors surgirent et se dressèrent ces deux corps militants; alors commença cette lutte inévitable, dont le dix-neuvième siècle ne verra probablement pas le terme, entre les hommes

qui voulaient marcher avec les idées nouvelles, et ceux qui se rattachaient à l'ancien ordre de choses.

L'un de ces partis, dévoué au système monarchique par les priviléges que la royauté lui assurait, par les abus de toutes sortes dont il profitait, par les jouissances de la vanité qu'il en tirait; ce parti, puissant par sa richesse autant que par l'or qu'il puisait incessamment dans le Trésor public, plus puissant encore par les positions élevées qu'il occupait, parles droits qu'il s'était arrogés sur le peuple, se considérait comme étant tout dans l'État, quoiqu'en réalité il ne se composât que d'une fraction imperceptible de la nation française.

Mais il était appuyé par les préjugés les plus enracinės; et, s'il n'y avait en France que cinquante à soixante mille nobles ou anoblis, tenant les fils de la féodalité, la foule des soudoyés que l'aristocratie faisait vivre était considérable. Ajoutons que le parti de la vieille royauté comptait encore dans ses rangs les militaires, tous nobles, ou ce qui est pis, disait l'historien Rabaut Saint-Etienne, prétendant l'être; puis cent mille privilégiés, dont la prérogative consistait à ne pas payer tel ou tel impôt; puis deux cent mille prêtres, inégalement fortunés, mais tous liés par un même système, ne formant qu'un seul tout, dirigeant à leur gré la populace et les femmes, et accoutumés, depuis mille ans, à gouverner l'empire par l'opinion et les préjugés. Ajoutons encore soixante mille personnes vivant de la vie religieuse, et dont plusieurs influaient puissamment sur le monde, auquel elles avaient fait vœu de renoncer. Les fermiers généraux, tous les agents du fisc, et leur armée de

cinquante mille hommes, et cette multitude de gens occupant des emplois jusque dans les plus petites villes, et leurs familles et leurs amis. Enfin la robe tout entière; ces parlements rivaux des rois, c'est-à-dire de leur puissance, défendant ou sacrifiant le peuple pour leur propre agrandissement, et qui, de juges, aspiraient à devenir législateurs; les Cours et les tribunaux inférieurs qui leur étaient soumis, et cette nuée de gens de pratique, qui, tous ensemble, levaient sur la nation un impôt dont l'imagination redoute le calcul,

Cette masse effrayante d'hommes asservis volontairement occupait toute la France; ils s'enchaînaient par mille liens, et perpétuaient le règne des abus, dont ils profitaient tous. Réunis, ils formaient le parti contre lequel le peuple eut à lutter durant notre première révolution, et contre lequel il lutte encore aujourd'hui, à quelques exceptions près.

L'autre parti, qui était alors la nation, moins les privilégiés et leurs suppôts, se trouvait constitué sous l'humiliante qualification de tiers État. Il comptait dans ses rangs tous ces bourgeois déshérités des droits politiques, et ces millions d'agriculteurs et de travailleurs vivant en misérables ilotes, à côté des castes opulentes qui les pressuraient sans

cesse.

Tous les efforts du gouvernement monarchique à peu près absolu qui pesait sur la France depuis tant de siècles, n'avaient d'autre but que de perpétuer ce déplorable état de choses. Disposant de toutes les forces et de toutes les richesses. de l'Etat, il lui était facile de contenir et la bourgeoisie, tou

jours si timide en matière de réformes, même lorsqu'elle a la conviction de ses griefs, et le peuple, qu'il privait des bienfaits de l'éducation afin de le tenir dans l'abrutissement et la prostration.

En 1789, les privilégiés et le tiers État se trouvèrent en présence pour la première fois. Les abus dont le peuple demandait la suppression, les iniquités dont il sollicitait le terme étaient si nombreux, qu'il fallut détruire tout ce qui existait ('): au lieu de réformes, on opéra une grande et salutaire révolution.

La bourgeoisie se trouvant satisfaite au delà de ses espérances, et le peuple, ayant conquis de grandes libertés, en même temps qu'il était entré dans l'exercice des droits du citoyen, auraient laissé faire l'essai de la monarchie constitutionnelle, si la royauté se fût montrée de bonne foi dans les concessions qu'elle avait faites à l'opinion publique.

Mais il en est des rois comme des enfants : ils ne tardent pas à regretter ce qu'ils ont donné et à vouloir le reprendre. L'astucieux Louis XVI, parfaitement secondé par sa cour, par une grande partie de ceux que la révolution avait lésés, et surtout par les cabinets étrangers, méditait contre son peuple la trahison la plus odieuse dont l'histoire ait conservé le souvenir. Tandis que les forces nationales de la France se trouvaient désorganisées, disséminées, paralysées par les chefs, traitres comme le maître, les cours étrangères faisaient marcher sur Paris leurs nombreuses légions aguerries, auxquelles () Voyez, aux pièces justificatives de ce volume, le document n° 1.

tous les royalistes préparaient les étapes sur le territoire de la France, plus indignée qu'alarmée.

Heureusement, les patriotes de cette grande époque, ayant admirablement profité des libertés consacrées dans la constitution de 1791 pour couvrir le pays de Sociétés populaires, et ces Sociétés, fonctionnant comme autant de foyers de lumière, avaient opéré la plus miraculeuse régénération dans le peuple. Avant 1789, le peuple français n'était partisan de la liberté et de l'égalité que par cet instinct qui lui révélait le besoin d'occuper sa place dans les institutions publiques. Trois ans après, ce même peuple, grandi par l'éducation politique dont il avait puisé les éléments dans les clubs, offrait à la patrie le plus pur de son sang pour faire triompher la cause de la révolution, qu'il reconnaissait hautement être celle de la justice, de la vérité, la cause de l'humanité contre ses oppresseurs.

Un peuple intrépide comme le fut toujours celui de France, spontanément éclairé et régénéré par les louables efforts des hommes d'élite que la révolution avait fait sortir de tous les rangs, devait se montrer dévoué jusqu'à l'héroïsme; il devait vaincre ses ennemis de l'extérieur et de l'intérieur : il les vainquit l'un après l'autre.

Jugeant d'abord que le plus grand des dangers qui l'assaillaient était dans les intrigues de la cour, et que les plus patriotiques efforts resteraient complétement stériles tant que le quartier général de la trahison, auquel aboutissaient tous les fils de la trame ourdie contre la sainte cause de la liberté, siégerait au palais des Tuileries, le peuple, marchant avec les

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