Images de page
PDF
ePub

commune, se laissent aller à croire que toutes les phases du mouvement social doivent se réfléchir dans les études, et sacrifient parfois les besoins permanens du jeune âge à des besoins partiels et variables auquels ils auraient dû bien plutôt préparer des contre-poids.

C'est à redresser nos idées sur la nature réelle de cette grande œuvre qu'on appelle l'éducation, et conséquemment à donner à nos plans individuels et nationaux une base plus large, plus fixe et plus réelle, que le volume que nous analysons est destiné.

Quand je parle d'analyser, le terme est impropre : je ne veux ni extraire, parce qu'il faudrait tout prendre, ni analyser, parce que le plan s'y refuse. Le canevas d'un écrivain de moindre trempe serait de beaucoup plus facile à saisir, car pour lui la forme est principale, souvent elle a précédé le fond: content d'avoir entrevu sur un sujet quelques idées qui le frappent, il les ajuste, et voilà un plan; il les étoffe, et voilà un ouvrage. Mais pour Mme Necker qui écrivait, non pour faire œuvre, mais pour obéir à de vieilles et profondes convictions, à sa conscience, au désir chrétien d'être utile, elle a peu songé à séduire par le plan. Toute au besoin d'inculquer ses principes, elle les pose d'abord théoriquement dans une première partie, puis, passant à leur développement pratique, elle les applique successivement à la seconde et à la troisième période de l'enfance, qu'elle accompagne encore d'un résumé. Ce retour périodique des mêmes sujets, et parfois des mêmes idées, nécessité par l'ordre des temps qu'elle a voulu suivre pour être plus vraie et plus commodément applicable; le rapprochement de chapitres en apparence fort disparates, nécessité par la simultanéité qu'elle exige dans le développement de l'être in

tellectuel et de l'être moral, tout cela ne laisse pas que de donner à l'ouvrage un aspect haché, peu avantageux sous le rapport littéraire. Un plan qui repose tout entier sur la nature des choses, et non sur l'alignement systématique des idées, rend la tâche de l'analiste presque impossible; mais il n'importe au père, et c'est pour le père que Mme Necker écrit. Je me contenterai donc, sans m'astreindre à l'ordre du livre, de donner un aperçu des vues qui le dominent.

La cause de nos perplexités et de nos erreurs en éducation, c'est que nous considérons d'ordinaire l'acquisition de certaines connaissances comme le but, ce qui peut être vrai de l'éducation élémentaire, mais ce qui au-delà cesse de l'être. Pour Mme Necker, au contraire, et je dirai pour la raison, les connaissances ne sont que le moyen ; le but, c'est le développement des facultés de l'enfant, c'est une âme qu'il s'agit de cultiver et de faire grandir. Qu'est devenu le jeune esprit entre nos mains? voilà la question. N'importe ce qu'il ait appris, pourvu qu'il ait acquis la capacité d'apprendre et de produire ; ses facultés, une fois développées, sauront bien l'élever plus tard au niveau de tous ses besoins. Ce n'est donc pas aux résultats matériels, mais aux résultats internes, mais à leur action sur les facultés que nous devons mesurer l'importance relative des études, comme la bonté comparative des méthodes. Premier principe.

Mais la difficulté n'est que reculée: quelles seront les facultés que nous prendrons à tâche de développer? Toutes, répond Mme Necker. L'âme est une œuvre divine; il faut donc suivre aux indications de celui qui l'a faite; c'est à ce prix qu'est le succès. Nulle des facultés de cette âme ne peut être impunément laissée en friche,

car elle produirait des épines, si elle ne produisait des moissons; là comme ailleurs se vérifie cette parole du maître qui n'est pas pour nous est contre nous. Toutes se supposent, s'entr'aident, se servent de balancier mutuel; on n'en peut négliger aucune sans porter atteinte aux autres, sans ébrécher l'édifice de Dieu. Tout le mal qu'on pourrait dire de telle de nos facultés appartient à l'abus de cette faculté, c'est-à-dire à son manque de culture et de sage direction, plutôt qu'à la faculté même. Il n'y a rien de trop dans notre âme; son luxe, comme celui de la nature, est un luxe bienfaiteur et divin.

La grandeur de nos facultés, voilà notre gloire; leur équilibre, voilà notre sûreté; leur harmonie, voilà notre paix et notre bonheur. L'harmonie, ce second principe de Mme Necker, est à la fois le caractère distinctif de son talent et de son système, et, il faut l'avouer, cette idée, aussi neuve que belle, est incontestable selon la nature et selon la piété. Une mystérieuse et profonde harmonie n'est-elle pas le sceau dont Dieu a marqué toutes ses œuvres, l'hymne que lui chante l'univers? ce Dieu lui-même, qu'est-il autre chose que l'harmonie souveraine de toutes les beautés et de toutes les grandeurs? L'harmonie est donc l'élément de toute perfection, de tout rapport avec Dieu, partant de toute félicité. La faire régner d'une part entre toutes les parties de notre être, de l'autre, entre nous, le reste de la création et le Créateur, telle est la tâche de notre vie. L'éducation manquerait la sienne, si elle ne préparait, à plus forte raison si elle travaillait comme à plaisir à rompre en nous cette harmonie.

Toutes les facultés de notre âme peuvent se réduire à deux, celle de raisonner et celle de sentir, ou l'élément

actif et l'élément contemplatif. Chacune de ces facultés est bonne et précieuse, à condition de ne pas devenir une tendance exclusive, car, isolée de l'autre, chacune aurait ses dangers. Comme les astres se perdraient dans l'espace si la gravitation ne tendait à les retenir, et se confondraient en un bloc immobile, si une autre force ne tendait à les emporter, de même il faut à notre âme, pour lui faire suivre fidèlement la route qui lui fut tracée, une force qui la meuve et une force qui la retienne, un lest et un élan, la raison pour l'empêcher de devenir extravagante et vagabonde, le sentiment pour la préserver de l'égoïsme et de la stérilité, la raison pour la guider sur la terre, le sentiment pour l'élever audessus. L'homme parfait est celui en qui ces deux tendances richement développées se tempèrent et se balancent par de sages proportions.

Fidèle à son principe, Mme Necker défend d'abord la raison contre ceux qui l'injurient et voudraient la mettre au ban de la chrétienté. Elle nous prouve que ses égaremens ne sont pas les siens, mais bien ceux de nos petites passions, qui s'en font un instrument au lieu de la prendre pour guide. Loin de craindre la raison, elle veut qu'on lui donne carrière, qu'on lui fasse atteindre toute sa portée, certaine que la foi ne peut qu'y gagner, et que l'intelligence la plus haute sera celle qui reconnaîtra le plus tôt ses bornes, et confessera le plus humblement la nécessité d'une raison autre que celle des hommes. Elle consacre donc une grande portion de son ouvrage à nous indiquer les moyens d'amener du cahos à la lumière, et de fortifier graduellement toutes les facultés dont le faisceau constitue la raison, à savoir: la force d'attention, le jugement, l'abstraction, la mémoire.

J'aimerais à la suivre dans ces détails si exigus en euxmêmes, mais qu'elle relève si haut par les pensées d'avenir et de piété qu'elle y rattache, et par tout ce qu'il y a d'ingénieux et de profond dans les procédés qu'elle propose, et en particulier dans ceux qu'elle emprunte à l'étude du langage. J'aimerais à la montrer veillant comme une amie au berceau de nos facultés, guêtant leurs moindres lueurs de vie, analysant avec lucidité leurs symptômes les plus obscurs, écartant avec soin tout ce qui pourrait porter le trouble dans leurs premières opérations, appelant à l'aide de sa tendre sollicitude toutes les ressources de la nature et de son talent. Mais il faudrait faire un autre livre, et le sien est là qui vaut mieux. D'ailleurs ce n'est pas par la négligence du principe raisonnant que notre génération fait défaut.

C'est cette autre partie de nous-mêmes qui sent et crée la beauté que nous avons laissé tomber en désuétude. L'élément rationnel a trop prévalu, il a tout envahi; «<les lumières l'emportent sur les sentimens, l'esprit d'analyse sur l'imagination, et les intérêts matériels sur ceux de l'âme. » L'utile a chassé le beau, comme si le beau n'était pas aussi une utilité. Une vérité triviale est préférée à l'idéal, cette vérité supérieure dont le type est dans l'âme. Tout ce qui ne peut se résoudre en résultats palpables est délaissé; tout ce qui n'est pas susceptible d'une démonstration mathématique est contesté. Le calcul s'est glissé dans les rapports sociaux, et les a glacés; dans les beaux-arts, et les a tués, car ils vivaient de foi et d'enthousiasme. Une sorte d'industrialité s'est introduite jusque dans le pur domaine de l'esprit: merveille réservée à notre temps! on se met à deux pour tisser un livre, une pensée, un sentiment. Il n'y a

« PrécédentContinuer »