Images de page
PDF
ePub

ble pour lui, peut-être, fut de cacher ses craintes à son père, de lui inspirer une confiance, une sérénité, qu'il n'avait point lui-même. « Me résigner à toute « l'horreur d'une longue prison, me résigner au supplice, je sentais que j'en avais la force; mais me résigner « à l'immense douleur qu'en éprouveraient mon père, « ma mère, mes frères, mes sœurs, ah! c'était là ce à << quoi mes forces ne pouvaient suffire: je me prosternai «‹ à terre avec plus de ferveur que je n'en eusse encore senti, et je m'écriai: Ah! mon Dieu, j'accepte tout de «ta main, mais rends la force aux cœurs de ceux à qui <«< j'étais nécessaire! que je cesse de l'être pour eux! que << leur vie n'en soit pas abrégée d'un jour! Oh! bienfait de «la prière ! mon ame resta plusieurs heures élevée à «< Dieu, et ma confiance s'accroissait à mesure que je « méditais sur la bonté divine, à mesure que je médi«<tais sur la grandeur de l'ame humaine, quand elle << dépouille son égoïsme, et qu'elle s'efforce de n'avoir >> plus d'autre volonté que le vouloir de l'infinie Sagesse.»

Dans la nuit du 18 au 19 février, Pellico fut tout-àcoup enlevé de sa prison et mis dans une voiture, qui le conduisit à Venise. On avait refusé de lui dire, en partant, où on le menait. Un moment il s'était flatté qu'on allait le déposer sur la frontière du Piémont, sa patrie; mais quand il vit qu'il prenait une autre route, qu'il sortait par la porte orientale; quand il eut pour la dernière fois mesuré des regards ces lieux qu'il avait parcourus si souvent avec Foscolo, Monti, Brème, Borsieri, et tout ce que l'Italie comptait de plus distingué, il abattit son chapeau sur ses yeux, et pleura en silence. Il fut déposé dans les Piombi, ces fameuses prisons d'état de la république de Venise, situées sous.

le toit de plomb du palais du doge. Ce toit devient brûlant sous l'ardeur du soleil: aussi d'horribles souvenirs de souffrances s'attachent à leur nom, de même qu'à celui du Pont des Soupirs, qui les lie à d'autres prisons. Mais l'opinion trompée croyait que ce supplice prolongé n'avait pu être infligé que par l'esprit jaloux et cruel d'une aristocratie qu'elle a condamné ; on croyait que de nos jours le gouvernement d'un état policé ne se permettrait point tant de dureté. Les Piombi toutefois, et tous les cachots de Venise, sont toujours habités; bien plus, ce fut avec d'amers regrets que plus tard Pellico dut les comparer au Spielberg.

<< Je m'y trouvai, dit-il, bien plus solitaire que dans << les prisons de Milan. Dans les premiers jours, les soucis « d'un procès criminel que m'intentait la Commis«<sion spéciale m'avaient attristé, et il s'y joignait peut<< être ce sentiment pénible d'une plus grande solitude: << d'ailleurs j'étais plus éloigné de ma famille, et je n'en << avais plus aucune nouvelle. Les visages nouveaux que je voyais ne m'inspiraient pas d'antipathie, mais dans << leur sérieux on démêlait un mélange d'effroi. La re<< nommée avait exagéré les trames des Milanais et du <<< reste de l'Italie, pour l'indépendance, et ils me soup<«< connaient d'en être un des promoteurs les plus im

pardonnables. Ma petite célébrité littéraire était connue << du geolier, de sa femme, de sa fille, de ses deux fils, << et même des deux guichetiers; et qui sait si tous ne << croyaient pas qu'un auteur de tragédies était une espèce «< de magicien: aussi étaient-ils sérieux, défians, avides << d'en savoir plus sur mon compte, mais pleins d'égards. «< Ah! oui, dit-il plus loin, les soucis d'un procès «< criminel sont horribles pour un prévenu d'inimitié

«< contre le gouvernement. Quelle crainte de nuire à au<< trui! quelle difficulté de lutter contre tant d'accusa«<tions, contre tant de soupçons ! Et si le procès ne se << termine pas bientôt, combien il est probable qu'il se «< compliquera d'une manière toujours plus funeste par << de nouvelles arrestations, par la découverte de nou<< velles imprudences de gens que, peut-être, vous ne «< connaissez pas, mais qui appartiennent au même parti.... Souvent, après des interrogatoires de plu<«<sieurs heures, je revenais à ma chambre, si aigri, « si irrité, que je me serais tué si la voix de la religion << et le souvenir de parens chéris ne m'avaient contenu. >> Ce sentiment fut cependant ébranlé par l'indignation que lui causait l'injustice, l'amertume que réveillaient en lui les piéges qu'on lui tendait. Pendant quelques jours il abandonna la Bible, il abandonna les prières; il chantait des heures entières avec une apparente gaîté, qui n'était de sa part qu'un effort, pour étouffer des sentimens plus élevés: «Mais, dit-il, quand ces combats <«< eurent cessé, et qu'il me sembla être de nouveau af<< fermi dans l'habitude d'honorer Dieu de toute ma vo<«<lonté, je goûtai quelque temps la plus douce paix. << Les interrogatoires auxquels la Commission me sou<<<< mettait tous les deux ou trois jours, quelque tour<< mentans qu'ils fussent ne me causaient plus d'inquié«<tude durable. Je cherchais, dans cette position déli«< cate, à ne point manquer à mes devoirs d'humanité «< ou d'amitié, puis je disais que Dieu fasse le reste ! » Bientôt on le laissa retomber dans une solitude presque complète. « Voyant alors, dit-il, rarement des « créatures humaines, je m'attachai à quelques four«<< mis qui venaient sur ma fenêtre; je les nourris

:

[ocr errors]

<< somptueusement; elles s'en allèrent, et revinrent avec << une armée de leurs compagnes: ma fenêtre en était << toute pleine. Je m'occupai aussi d'une belle araignée << qui tapissait une de mes cloisons; je la nourris de mou«< cherons et de cousins, et je gagnai si bien son affec<«<tion, qu'elle venait sur mon lit, sur ma main, et

qu'elle saisissait sa proie entre mes doigts. Si du moins «< c'avait été là les seuls insectes qui me visitaient. Mais « dès le printemps les mosquites se multiplièrent d'une « manière effrayante: bientôt les chaleurs commence«< rent, et l'on ne saurait dire à quel point s'enflamma «<l'air de la chambrette que j'habitais, située au franc «<midi, sous un toit de plomb, avec sa fenêtre sur le << toit de Saint-Marc, aussi de plomb, dont la réverbé« ration était brûlante; j'y suffoquai; je n'avais jamais « eu l'idée d'une chaleur si oppressive. A ce supplice «< se joignit celui des mosquites, en nombre si prodi« gieux, que , que combien que je m'agitasse pour les dé<< truire, j'en étais couvert, aussi bien que le lit, la «<table, la chaise, le sol, les cloisons, la voûte, tandis << que l'air en était plein, et que leur bourdonnement << ne me laissait point de repos. La piqûre de ces ani<< maux est douloureuse, et quand on y est exposé du << matin au soir, et du soir au matin, la souffrance et << du corps et de l'esprit en est bien plus grave qu'on ne «<le suppose. »

Mais Pellico, avec cet ardent besoin d'aimer, qui descendait jusqu'aux moindres créatures, avait aussi en lui le pouvoir d'éveiller toujours les affections des êtres intelligens; de mettre en évidence chez ceux qui l'approchaient tout ce qui tenait à une nature relevée; de rendre les bons meilleurs, et les mauvais tolérables.

La famille du geolier l'eut bientôt pris en affection; sa fille Zanze chercha en lui un confident et un consolateur, parce qu'elle avait lu Francesca de Rimini, et que cette lecture lui avait fait verser tant de larmes; et quand il éprouvait son amour fraternel, et qu'il se demandait s'il voudrait passer dans une bonne chambre, à l'abri des mosquites et de l'ardeur des plombs, au prix de ne plus voir cette créature si affectueuse, il n'avait pas le courage de répondre.

Il ne la vit pas long-temps cependant; elle tomba malade, et fut envoyée à la campagne. Déja l'été finissait, et il était délivré des chaleurs suffoquantes de sa prison et des tourbillons de mosquites, lorsqu'au milieu d'octobre il fut transféré dans une chambre froide au nord, exposée à un courant d'air continuel: de nouvelles souffrances l'y attendaient sa poitrine était délicate, de fréquens accès de fièvre affaiblissaient jusqu'à son esprit, et la nuit une sorte de délire le tourmentait par des visions cruelles. En même temps il reçut la nouvelle des condamnations successives de ses amis ou de ceux qui couraient la même chance que lui. « Cepen

dant, dit-il, la vraisemblance d'une mort prochaine « arrêtait tellement mon imagination sur cette idée, << que je la regardais non-seulement comme probable, << mais comme m'étant annoncée par un pressentiment << infaillible. Aucune espérance d'éviter ce destin n'en<< trait plus dans mon cœur, et chaque fois que j'enten« dais le pas ou les clés du guichetier, chaque fois que << ma prison s'ouvrait, je me disais : courage, peut-être << ils viennent me prendre pour entendre la sentence: << écoutons-là avec dignité et tranquillité, et bénissons << le Seigneur. >>

« PrécédentContinuer »