Images de page
PDF
ePub

ne tient qu'à vous, à présent, de vous régaler de la friandise la plus estimée des gourmets les plus délicats. » J'en mangeai une, mais elles m'ont toujours répugné, et je ne pus retenir un signe d'aversion : ils me regardèrent avec surprise. «Mais tout le monde dit, mon père, que les huîtres sont un manger parfait? - Je ne dispute du goût de personne, lui répondis-je: quant à moi, je n'en mangerais qu'à la dernière extrémité: essayez, peut-être les aimerez-vous. » Ce coquillage est si peu attrayant à voir quand on n'en a pas l'habitude que pas un n'en voulut tâter. Cependant Jack, se montrant le plus courageux, avala la sienne comme une médecine, en fermant les yeux, et tous suivirent son exemple; mais tous déclarèrent, ainsi que moi, que l'huître n'était pas un mets de leur goût, et se hâtèrent de plonger la coquille dans le pot pour l'en retirer pleine de bonne soupe; mais ils se brûlèrent les doigts, et ce fut à qui crierait le plus fort. Ernest seul n'avait eu garde de s'y exposer; il sortit sa moule de sa poche, elle était aussi grande qu'une assiette, et plus profonde, il prit avec pré

caution toute sa portion à la fois, et, se moquant des autres, il attendit qu'elle fût un peu refroidie pour la manger à son aise.

<< Tu as bien soin de toi, lui dis-je; mais dis-moi, mon cher Ernest, pourquoi tu ne penses qu'à ta personne, à ton bien-être, et si rarement aux autres. Tu mérites que ton égoïsme soit puni, et que ta soupe, refroidie dans ta belle et bonne assiette, soit pour nos fidèles serviteurs, les chiens. Nous pouvons tous, et toi comme les autres, prendre dans le pot avec nos coquilles d'huîtres, mais les chiens ne le peuvent pas; ainsi ton assiette et ta portion de soupe seront pour nos dogues, et tu auras la bonté d'attendre, et de manger avec nous et

comme nous. »

Mon petit reproche se fit sentir à son cœur; et, tout obéissant, il posa son assiette à terre, où les chiens l'eurent vidée en deux léchées. Nous étions presque aussi affamés qu'eux, tous les regards étaient fixés sur le pot pour voir quand la fumée commencerait à baisser, lorsqu'on s'aperçut que les dogues, après avoir mangé leur soupe, avaient flairé l'agouti de Fritz, et le

pous

déchiraient à belles dents : les enfans sèrent des cris lamentables. Fritz se leva furieux, prit son arme, les frappa, leur dit des injures, leur jeta des pierres, et les aurait tués si je ne l'avais retenu; au point qu'il courba son fusil, à force de leur donner des coups; et, dans sa fureur, il criait si fort que sa voix se répétait entre les rochers.

Dès qu'il fut en état de m'entendre, je lui reprochai très sérieusement sa violence, et je lui représentai combien il nous avait affligés, et comme il avait effrayé sa mère, en poussant des cris si terribles, en gâtant son fusil qui pouvait nous être si utile, et en tuant presque de pauvres animaux qui pouvaient l'être encore plus. «La colère, lui dis-je, conseille toujours mal, et peut conduire à des crimes; pense à celui de Caïn, qui tua son frère dans un mouvement de violence. Mon père!... dit-il avec effroi. Oui, je sais bien que cette fois ce n'étaient que des bêtes; mais on ne raisonne pas dans la colère, on ne sait à quoi on s'attaque; et la preuve est que tu t'en prenais à de pauvres êtres sans jugement, qui

ne savaient point si ton agouti n'était pas là pour eux comme la soupe. Conviens aussi que c'est la vanité qui a excité ta fureur: si un autre que toi avait chassé, et tué l'agouti, tu aurais beaucoup mieux supporté cet accident. » Il en convint, sentit son tort, et me demanda pardon en versant des larmes amères.

Bientôt après notre repas, le soleil baissa vers le couchant; la volaille se rassembla peu à peu autour de nous, en picotant les miettes de biscuit tombées; ma femme prit alors son sac mystérieux, et l'ouvrit; elle en tira des graines de vesce, de pois, d'avoine, dont elle leur donna quelques poignées : il y avait aussi plusieurs autres semences de légumes, qu'elle me montra. Je iouai beaucoup sa prudence, la priant seulement d'être plus économe de cette utile provision qui pourrait nous servir de semailles et nous procurer des récoltes, et de nourrir plutôt la volaille avec le biscuit gâté que nous apporterions du vaisseau. Nos pigeons s'envolèrent dans les rochers voisins; les poules, et le coq à leur tête, se rangèrent en ligne sur le faîte de la tente,

et les oies et les canards allèrent, en caquetant, dans un endroit marécageux et couvert de broussailles, près du rivage. Nous aussi nous fîmes nos préparatifs de repos; nous chargeâmes, par précaution, nos armes, fusils et pistolets, que nous posâmes dans la tente; nous fîmes ensuite nos prières en commun; nous remerciâmes Dieu du secours qu'il nous avait donné; nous nous recommandâmes à sa garde vigilante, et, avec le dernier rayon du soleil, nous en trâmes dans notre tente, où, bien serrés les uns contre les autres, nous nous couchâmes sur la mousse que nous y avions étendue.

2

C'est avec étonnement que les enfans remarquèrent que l'obscurité arrivait si subitement, et que la nuit succédait au jour presque sans crépuscule : « Cela, leur dis-je, me fait soupçonner que l'endroit où nous sommes n'est pas loin de l'équateur, ou du inoins qu'il se trouve entre les deux tropiques, où ce phénomène est ordinaire; car le crépuscule provient des rayons solaires rompus dans l'atmosphère: plus ils tombent obliquement, et plus leur faible lueur s'é

« PrécédentContinuer »