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musique, le drame et la bouffonnerie, clôt en France la série des pièces foraines sur la fable du Festin de Pierre. Certes, la légende réapparaîtra encore au cours du XIXe siècle dans des pièces moitié tragiques, moitié comiques, dans des pantomimes sans paroles qui continueront la tradition des âges précédents. Mais des influences différentes vont agir sur la manière de concevoir le héros et c'est une nouvelle période de son histoire qui commence dès lors.

VI

SUITE DE L'ÉVOLUTION DE LA LÉGENDE

DANS LES PAYS LATINS

Don Juan à la fin du xvir siècle et au xvII". La Venganza en el Sepulcro de don Alonso Cordova y Maldonado. Le Don Juan de Zamora : No hay deuda que no se pague y combidado de piedra La légende en Italie après Giliberto et Cicognini. Le Convitato di Pietra de Perrucci. Une grande floraison de scenarii; leur double source: le Convitato de Cicognini et le Convitato de Perrucci. — Le Don Giovanni Tenorio, ossia il Dissoluto de Goldoni. Il saggio amico d'Albergati.

La fortune si rapide et si diverse que fit la légende de Don Juan en dehors de son pays d'origine ne pouvait manquer d'avoir son contre-coup sur ses destinées en Espagne même; mais cette action en retour ne fut ni immédiate, ni très sensible, jusqu'à la période romantique, tout au moins. Par un phénomène assez curieux, et imputable sans doute à l'insuccès que semble avoir eu, dans la Péninsule, le drame de Tirso, la fable n'a pas fructifié sur le sol où elle est née. Alors que le Don Juan de Molière est traduit dans la plupart des langues et colporté à travers l'Europe, jusqu'en Portugal', l'Espagne, sans l'ignorer absolument, n'en donne aucune traduction et ne s'en inspire que pour lui emprunter quelques traits du caractère d'Elvire. Et. à vrai dire, le héros sceptique que la France avait imaginé,

1. En 1783 et en 1785, on joua en Portugal une pièce inspirée de la pièce de Molière qui avait pour titre: Comedia nova intitulada O Convidado de Pedra ou Don Jogo Tenorio o Dissoluto.

ne pouvait figurer sur la scène espagnole, où le type du débauché pouvait seul être repris.

Or, sur un thème devenu aussi banal, et que le théâtre de Lope, de Tirso, de Calderon et de tant d'autres avait en quelque sorte épuisé, il était difficile d'innover. Aussi, tandis qu'en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs, les aventures du héros sévillan fournissent au drame, à la comédie, à la musique, une matière inépuisable et toujours goûtée du public, la littérature espagnole du XVIIe et du XVIIIe siècle demeure à peu près étrangère à l'évolution de la légende. Pendant ces deux siècles, elle n'a produit que deux œuvres, deux imitations du Burlador, dont l'une, complètement ignorée du public, n'a jamais été imprimée et dort encore actuellement dans le rayon des manuscrits de la Bibliothèque royale de Madrid.

C'est un drame intitulé la Venganza en el sepulcro, comedia en tres actos de don Alonzo Cordova y Maldonado 1. Cette pièce ne porte aucune date, et on ne connaît de l'auteur que son nom. Elle appartient vraisemblablement aux dernières années du XVIe siècle. Elle est manifestement inspirée du Burlador, et du Burlador seul; mais l'auteur a profondément modifié et dénaturé l'œuvre de Tirso.

Don Juan et le marquis de la Mota se disputent tous deux la main de doña Ana et leur rivalité fait tout le sujet de la pièce. Celle-ci a donc, à l'inverse du Burlador, une unité d'action parfaite. Les multiples aventures de Don Juan sont supprimées ou rapidement résumées au début, dans un récit que le héros fait de sa propre vie. Les nombreux personnages de toutes conditions qui interviennent dans les autres drames, disparaissent. Seuls sont conservés, outre Don Juan, le marquis et doña Ana, le commandeur d'Ulloa, le valet Colochon, une suivante et des gens de justice.

Don Juan ayant, par hasard, rencontré, au cours d'une pro

1. Elle se trouve résumée dans Schoeffer: Geschichte des spanischen national Dramas, 1890, t. II. Elle a été étudiée pour la première fois dans l'Homenaje á Menéndez y Pelayo, t. I, p. 253-268, par José Franquesa y Gomis. J'en ai fait, de mon côté, copier le manuscrit à la Bibliothèque royale de Madrid.

menade, la fille du commandeur d'Ulloa, doña Ana, l'aborde et se fait connaître à elle comme le plus affreux chenapan que l'Espagne ait produit. Après ce séduisant portrait, il offre sa main à la jeune fille atterrée. Doña Ana, déjà fiancée au marquis de la Mota, espère, par une imprudente promesse, se débarrasser de ce dangereux importun. Mais celui-ci la prend au mot et la poursuit jusque dans sa demeure, où il est accueilli par le Commandeur, qui a été l'ami de son père, et où il rencontre le marquis qu'il met au courant de la promesse de doña Ana.

Celle-ci, cependant, se rétracte, l'éconduit et, comme dans son obstination à la posséder cette nuit même, il tente de pénétrer de nouveau chez elle sous un déguisement, le Commandeur lui défend sa porte; un combat s'ensuit, et le vieillard est tué. Le marquis de la Mota, accouru au bruit de la lutte, est, comme dans le Burlador, pris pour le meurtrier, et emprisonné, tandis que le coupable se répand en protestations dévouées et jure à doña Ana de la venger.

La jeune fille n'est pas la dupe de ces mensonges : elle se rend dans la prison du marquis pour savoir de lui la vérité, et lui confirmer son amour. Don Juan, toujours attaché à ses pas, la rejoint peu après; mais à la faveur d'une épaisse mantille, elle peut lui dérober ses traits et se retirer avec sa servante sans avoir été reconnue. Don Juan, dont la méfiance reste en éveil, fait suivre les deux femmes par Colochon; puis il annonce au prisonnier son mariage avec doña Ana pour le lendemain, et l'invite brutalement à lui éviter à l'avenir tout sujet de jalousie.

Cependant doña Ana s'est réfugiée dans une église où Don Juan, averti par Colochon, cherche à la rejoindre. Une des chapelles de cette église se trouve contenir le cénotaphe du Commandeur, avec une inscription empruntée au Burlador:

Aguardo aqui de un traydor

Que Dios vengança me de.

(J'attends ici que Dieu me venge d'un traître.)

Don Juan se moque de la menace et invite la statue à venir

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