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Bien qu'on eût percé l'anonymat qu'il avait gardé pour publier ses premiers chants, il recommandait à Murray de n'y pas renoncer (lettre du 23 août 1819) et en poursuivant la composition du poème il écoutait davantage la voix de l'opinion. Un M. Saunders, résident anglais à Venise, ayant dit que Don Juan était toute la « Grand' rue » (Grub street), la rue des mendiants et des poètes miséreux, - Byron, à qui le mot fut rapporté, en fut si affecté que, pendant quelque temps, il ne put écrire une seule ligne'. Il semble, sans l'avouer, avoir eu des doutes sur la valeur de son œuvre. Il hésita à publier les chants III et IV auxquels il ne trouvait pas l'esprit des premiers et qu'il déclare n'avoir pas écrits «< con amore »2. Il craignait même que la publication de Don Juan ne fit mettre opposition à ses droits sur sa fille. En octobre 1820 il songeait à abandonner le sujet. « Je ne suis pas disposé, écrivait-il à Murray, à m'occuper davantage de Don Juan », et il rapportait à l'appui de sa décision une anecdote récente. Une Italienne, qui avait lu Don Juan dans une traduction française, lui ayant fait des compliments mêlés de réserves, il lui répondit que Don Juan vivrait plus que Childe Harold. « Je préférerais, répliqua son interlocutrice, avoir la gloire de Childe Harold pour cinq ans que l'immortalité avec Don Juan. » De telles boutades le touchaient, bien qu'il attribuât la sévérité de ses lectrices à la trop grande vérité de son œuvre, et au mauvais goût des femmes qui leur fait préférer à la réalité les fantaisies de l'imagination et l'exaltation romanesque des passions. S'il renonça à l'idée de laisser le poème

1. Mémoires, t. II, p. 143.

2. Cf. la lettre du 7 février 1820 à Murray il déclare ces chants aussi convenables (decent) et aussi ternes (dull) que la dernière comédie nouvelle. « Les clameurs, dit-il, ne m'ont pas refoidi, mais blessé. »

3. Cf. lettre du 8 octobre 1820 à Murray.

4. Lettre du 12 octobre 1820 à Murray.

5. C'est ce qu'il dira un peu plus tard, en parlant de l'opinion de la comtesse Guiccioli sur Don Juan: « The reason arises from the wish of all women to exalt the sentiment of the passions, and to kep up the illusion which is their empire. Now Don Juan strips off this illusion and laughs at that and most other things. I never knew a woman who did not protect Rousseau, nor one who did not dislike de Grammont, Gil-Blas and all the comedy of the passions, when brought out naturally. (Lettre à Murray, du 26 juillet 1821.)

D

inachevé, il atténua du moins le libertinage du ton, si bien que Shelley, parlant du IV chant, pouvait affirmer qu'il ne contenait pas un mot que le plus rigide défenseur de la dignité humaine pût désirer supprimer 1.

La censure publique ne désarma point cependant et le poète finit par en prendre son parti. Dans une lettre du 25 décembre 1822 à Murray, faisant allusion à un article du Galignani's Messenger très dur pour son œuvre, il excusait presque le critique obligé de suivre l'opinion de la majorité.

Cette opinion, qui lui fut si sévère en Angleterre de son vivant, ne s'est guère adoucie depuis. Par son attitude, par son affectation à braver les usages dans un pays où le respect de la tradition est considéré comme le fondement de la société, Byron est un isolé, une sorte d'ilote au milieu de ses compatriotes. En outre, son romantisme, ses sentiments factices, sa recherche systématique de l'étrange et du bizarre ne pouvaient être vraiment goûtés par un peuple qui a le culte de la réalité et le mépris des paradoxes.

Pour une raison inverse, le Don Juan de Byron n'eut pas non plus sur le continent le succès de Childe Harold. Le Romantisme français, enthousiaste des héros qui vivent en dehors de la vie, devait être peu touché par les passions encore très matérielles et l'idéal très terrestre du Don Juan anglais. D'autre part, ce poème inachevé et déconcertant, où se mêlent la satire, le lyrisme, le rêve et la réalité, rempli d'intentions obscures, d'arrière-pensées, d'allusions aux aventures privées de l'auteur, et tout inspiré de ses sentiments les plus intimes; cette autobiographie à demi voilée devait être peu intelligible à un public ignorant la vie anglaise et mal renseigné sur un grand nombre de faits qui constituaient la partie la plus originale du sujet.

En somme le Don Juan de Byron ne répondait pas encore à la conception romantique du Héros. De plus, formé d'éléments jusqu'alors inconnus, tout personnels à l'auteur et à son milieu, il ne se rattachait que très artificiellement à la lignée de ses

1. Lettre du 7 août 1821. Cf. aussi la lettre de Byron à Moore après l'achèvement du IX chant (27 août 1822).

aînés. Byron ne s'est pas contenté de modifier la matière et la forme premières, transformation qui devait nécessairement se faire le jour où la fable parut trop vieillie et trop invraisemblable; il a entièrement changé la nature du sujet. Il a si délibérément rompu avec la tradition; il a donné à son poème un caractère si spécial qu'on ne peut lui assigner une place dans la suite des œuvres issues de la pièce espagnole. Son Don Juan ne se rattache à aucun autre, ni dans le passé, ni même dans l'avenir. Il demeure isolé, unique. Il a franchi les limites où la légende, si modifiée qu'elle puisse être, doit rester enfermée pour continuer à être elle-même.

XII

CONCLUSION

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Coup d'œil rétrospectif sur le développement de la légende. - Les trois causes qui expliquent sa diffusion: 1o intérêt de l'élément surnaturel. · Sa disparition graduelle. - 2o Valeur universelle de la morale. Sa facilité d'adaptation aux temps et aux pays. 3o Le caractère du héros. Les différents ages ont pu s'incarner en lui. Développement de sa personnalité. — Les deux phases qu'elle a traversées: 1° le héros antipathique et dangereux; 2o le héros attirant et sympathique. Don Juan a symbolisé de tous temps la lutte de l'individu contre la société. Raisons de ce symbolisme. Signification nouvelle que lui donnent les temps modernes.

Arrivés au terme de la première partie de cette étude, si nous jetons un coup d'œil en arrière sur les destinées de la légende depuis ses origines jusqu'au jour où le Romantisme en modifie non plus seulement le sens, mais aussi le cadre traditionnel, nous constaterons combien sa diffusion a été rapide et générale. Dès le xvIIe siècle, la plupart des pays de l'Europe l'accueillent et l'adoptent. Chacun la fait sienne, en dépit des caractères locaux très spéciaux qui la constituaient essentiellement à son origine. Elle semble porter en elle des éléments, assimilables à tous les lieux et à tous les temps, qui lui permettent de traverser indistinctement les âges et les peuples, en s'adaptant à chacun d'eux.

Les raisons de ce cosmopolitisme sont diverses. Tout d'abord, la cause initiale de la propagation de la légende, la cause qui l'a fait sortir d'Espagne et passer en Italie, c'est précisément la

présence de l'élément surnaturel, d'origine incertaine et déjà lui-même cosmopolite. Sans doute l'Espagne l'avait modifié et l'avait marqué de son empreinte. Il n'était pas resté chez elle tel qu'il était, avant qu'elle l'eût emprunté au dehors, et il devait se transformer encore en sortant de ses frontières. Mais son étrangeté même lui servit de véhicule à travers le monde, parce qu'il offrait à la curiosité universelle un irrésistible attrait. Les aventures de la statue de pierre étaient de nature à intéresser tous les publics, par elles-mêmes, par leur extravagance, en dehors de la leçon morale qu'elles contenaient. Le merveilleux a tenu dans l'histoire de la légende une place si importante que nombre de pièces reposent sur lui seul et lui empruntent tout leur intérêt, et que dans les autres on le conserve, alors même qu'il est devenu artificiel et accessoire. La statue aura beau n'être plus dans le drame qu'un « Deus ex machina »> consacré par l'habitude et qui sera sacrifié au rôle prépondérant de Don Juan, pendant longtemps ceux-là mêmes qui remplaceront le plus délibérément le surnaturel par une peinture de mœurs et de caractère, continueront à se servir du Convive de pierre comme d'un appât pour les spectateurs, comme d'un personnage nécessaire sans lequel le sujet n'aurait plus ni signification ni raison d'être, et la fable cesserait à vrai dire d'exister. Si avec le Romantisme la légende a fini par rejeter définitivement cette partie d'abord essentielle d'elle-même, elle lui doit cependant l'existence et son extraordinaire développement.

Nous assistons là à un phénomène curieux, sans doute, mais naturel dans une fable qui contient la matière d'une peinture psychologique et morale éternellement variée et riche, qui est comme le miroir où toute une partie de l'humanité peut se réfléchir, c'est précisément l'élément extérieur, factice, étranger à toute vérité et à toute vraisemblance, qui a été la première condition de vie et le support des éléments humains et vrais.

Mais, par un retour nécessaire, si la légende de Don Juan s'est, dès le début, répandue à travers le monde, et si l'histoire de son évolution se perpétue de nos jours encore, c'est parce que le conte fabuleux qui en est comme l'armature a pu se combiner

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