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PRÉFACE

Je me propose d'offrir au public une étude complète sur la légende de Don Juan. L'entreprise est nouvelle; non certes que d'innombrables travaux n'aient été publiés sur la matière en Espagne, en Italie, en Allemagne, en France, en Angleterre: mais aucun n'a embrassé le sujet dans sa généralité. La seule étude d'ensemble, celle de M. Farinelli', est un résumé, résumé précieux, d'une richesse et d'une sûreté d'information incomparables, d'une rare valeur critique; elle demeurera toujours le point de départ de tout ouvrage sérieux sur Da Juan. Mais s'il a pour la première fois ouvert la voie des orizines; s'il a indiqué la filiation des différentes pièces, et parfois mème, porté sur quelques-unes d'entre elles (sur le In Juan de Mozart, notamment) un jugement définitif; s'il enfin, avec une patience et une science admirables, recueilli ne façon à peu près complète la liste des œuvres littéres et musicales auxquelles la légende a donné naissance, Farinelli n'a pu, dans le cadre limité qu'il s'était tracé, er jusqu'au fond du sujet et l'épuiser.

Don Giovanni, Note critiche Giornale storico della letteratura italiana, XXVII, fasc. 79 et 80.

D'autres travaux, à en croire leurs titres, annoncent un histoire complète de la légende : ce ne sont que des étud vagues, superficielles, incomplètes, dont aucune n'e remontée aux sources mêmes. On peut les négliger. P contre, un très grand nombre de monographies ont é publiées sur certaines parties limitées du sujet les étud sur le Don Juan de Molière, sur celui de Mozart, ne comptent pas. Quelques-unes doivent être consultées av fruit. En général elles ont le défaut des travaux semblables elles isolent l'œuvre étudiée; elles ne tiennent pas suffisan ment compte, faute de les connaître, des œuvres antérieur qui la préparent, et parfois l'expliquent. Les pièces théâtre écrites sur le thème de Don Juan sont entre elles dar une dépendance manifeste. La légende forme un tissu sam discontinuité, et c'est la suite de cette trame qu'il nous paru tout d'abord intéressant de rechercher et de reconstitu avec précision. Nous pourrons ainsi situer chacune des œuvr dans le vaste ensemble dont elle fait partie et mieux la con prendre. La légende a eu et poursuit encore son évolution; les conditions qui la règlent sont multiples plusieurs so extérieures et tiennent au temps, au pays, au milieu, a idées générales qui influent sur elle. D'autres sont intri sèques, lui sont en quelque sorte personnelles elle s'e développée successivement, suivant une loi naturelle, suiva une force intérieure, comme un corps grandit en vertu d causes de développement qu'il porte en lui. Dans cette évol tion graduelle chaque œuvre a reçu quelques éléments l'œuvre précédente et, à son tour, a réagi sur celle qui suivie.

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Dans quelle mesure s'est exercée cette influence? Quell sont les pièces dont l'action a été plus décisive sur la marc

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tuellement du reste de l'Europe, a beau concevoir un Don Juan très différent de ses modèles, l'influence de son atavisme italien et français persiste chez ce fils de la Restauration.

Et ici, un nouvel objet se présente à l'historien de Don Juan: si la légende évolue conformément à son essence et en développant naturellement les germes qu'elle portait en elle dès le principe, si chaque fruit qu'elle produit naît des rejetons antérieurs, il n'en est pas moins vrai que toute œuvre nouvelle modifie celle dont elle est sortie. Nous devons donc nous proposer d'analyser les conditions de ces changements. Elles sont nombreuses et complexes les unes sont historiques et tiennent aux circonstances particulières dans lesquelles l'œuvre a été conçue; d'autres, à certaines arrièrepensées de l'auteur, à l'état d'esprit dans lequel il écrivait; celles-ci à des raisons d'art, de morale, de philosophie générale; celles-là à une certaine conception de l'amour. Ces conditions varient avec chaque écrivain et lui sont personnelles. Quand l'historien en aura déterminé l'influence sur les transformations de la légende, il aura à rechercher des causes plus générales et plus profondes: ce sont celles qui tiennent au milieu, au climat, à l'état social, politique et noral de toute époque et de tout pays qui a produit un Don Juan. Si en général la recherche de ces conditions est nécessaire pour comprendre les œuvres de l'esprit, dans le cas particulier de notre légende, elle devient indispensable. Don Juan, dès le principe, a représenté non pas seulement une philosophie de la vie qui lui était propre, mais un état de meurs, un ensemble de croyances, communs à un grand nombre de ses contemporains. Il a toujours été l'expression des sociétés qui l'ont conçu. Il faut, pour le comprendre, onnaître ces sociétés et rechercher dans leur vie privée et

publique les causes qui ont modifié les interprétations antérieures du héros. Ainsi, le Don Juan de Molière est un personnage infiniment complexe parce qu'il emprunte sa signification à la fois aux modèles dont il est tiré, à des rancunes personnelles de son auteur, et plus encore au monde des Libertins qu'il incarne. Le héros de Shadwell ne serait qu'une grossière figure, plus répugnante qu'intéressante, si son auteur n'avait peint sous son nom la jeunesse contemporaine de Charles II. Il est donc nécessaire, pour expliquer les modifications que la légende subit d'âge en âge et de pays en pays, de suivre le développement des idées et des mœurs à travers les peuples et les siècles. Le personnage de Don Juan, tout en conservant un certain nombre de caractères permanents, ne cesse de se transformer au gré des milieux qu'il traverse et qu'il représente. Les peuples du Nord ne l'ont pas interprété comme les peuples du Midi, et le XIXe siècle lui a donné une signification très différente des siècles précédents. Rechercher dans ces conceptions si diverses du héros l'âme même des générations et des races qui l'ont conçu n'est-ce pas donner au sujet toute son ampleur historique, er même temps que toute sa valeur morale?

Tel sera notre double point de vue nous chercherons reconstituer les différentes étapes de la légende, à précise les rapports qui unissent les parties multiples de ce vast ensemble, à en renouer les liens. D'autre part, nous retrou verons en chaque œuvre à la fois la personnalité de so auteur, et l'influence prépondérante de son temps et de so pays. En combinant ces éléments et en démêlant la part c chacun d'eux, nous mettrons dans cette étude une certain cohésion et un ordre logique.

Mais, en raison même de la multitude et de la variété d

Euvres qui de près ou de loin se rattachent au thème de Don Juan, une grave difficulté se présente préciser et limiter le sujet. Certes, ce serait en dépasser arbitrairement les bornes et entreprendre une étude à peu près illimitée que de faire entrer dans une histoire de la légende de Don Juan, toutes les œuvres qui présentent quelques-uns des caractères essentiels au Donjuanisme. Ce mot implique une conception de l'amour et même une certaine philosophie de la vie si générale et si humaine qu'elle existe en dehors du héros qui lui a donné son nom et de ses descendants directs. Nous sortirions manifestement de notre sujet, si nous prétendions étendre cette étude à tous les personnages qui par leur moralité se rattachent plus ou moins à la race Donjuanesque. Nous devrions, en France, étudier cette multitude de pièces, de romans et de nouvelles de la littérature galante du xvш° siècle qui nous peignent des mœurs très voisines de celles du héros sévillan. Ces œuvres ont en dehors de la légende leur existence propre ; elles ne dérivent ni ne dépendent à aucun degré de la pièce espagnole. Le critique peut noter entre elles et la fable du « Convive de pierre » certains rapports: en réalité leurs auteurs les ont écrites sans songer à celle-ci. Il n'y a donc pas lieu de s'en occuper.

Il est d'autres œuvres dont le sujet, les péripéties, les personnages ne sont inspirés ni de la pièce de Tirso, ni d'aucun de ses dérivés; mais elles ont été composées avec l'intention de peindre un caractère Donjuanesque et d'incarner sous un autre nom, dans un milieu différent, un représentant nouTau du Donjuanisme. Tout le côté surnaturel de la fable a sparu; les événements humains qui en constituent la trame t été renouvelés, le héros a changé de nom. N'importe; il st manifeste que l'auteur a subi l'influence de la légende.

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