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Ainz ont écrit une espilace

Desoz cel arbre en une place:

Ci gist Copée, suer Pintain.
(Vers 10121.)

CHAPITRE III.

Du Verbe.

DES TEMPS QUI MANQUENT EN BLAISOIS.

Deux temps manquent à la conjugaison des verbes dans le dialecte blaisois, le passé défini et l'imparfait du subjonctif.

§ I. Au lieu du passé défini, nos paysans emploient constamment le passé indéfini.

J'ai été amené naturellement, pour m'expliquer cet usage, à rechercher les différences qui existent en français entre l'emploi de l'un et l'autre de ces temps. Ce qui m'a frappé tout d'abord, en étudiant les grammairiens, c'est le peu d'accord qui règne entre eux sur le nom que l'on doit donner à ces deux formes du passé. J'attache une certaine importance aux noms ; ils sont un indice de la clarté ou de la confusion qui règne dans les idées. Or, tandis que les uns appellent le passé défini prétérit défini, comme le P. Chifflet, ce qui est après tout la même idée, si ce n'est qu'il est inutile d'employer le mot latin de prétérit, quand nous avons le mot bien plus clair de passé, ou prétérit simple, comme le P. Buffier, parce qu'il envisage uniquement la forme non composée de ce temps, les autres comme Vaugelas, Port-Royal et RégnierDesmarais le nomment prétérit indéfini, ou comme l'abbé Girard, aoriste absolu. En revanche ils appellent notre passé indéfini, les

trois premiers, prétérit défini; le dernier, prétérit absolu. Pour M. Jullien, celui-ci est le parfait; l'autre est le prétérit simple, de sorte que, selon le point de vue différent considéré par les grammairiens, le même temps s'appelle à la fois passé indéfini, prétérit défini et parfait. Et nunc, erudimini.

En compensation, l'accord le plus parfait règne entre eux sur l'usage que l'on doit faire de ces temps. « Le prétérit défini, dit le P. Chifflet, n'est jamais employé quand on parle du même jour, ou du même mois, ou de la même année, ou enfin du même temps qui est encore en course, comme qui diroit: Aujourd'huy matin je fus bien en peine, etc. Un tel langage est inconnu à toute la France. » Et là dessus, Port-Royal copie Chifflet, Régnier-Desmarais Port-Royal, le P. Buffier Régnier-Desmarais, Wailly le P. Buffier, et les grammairiens modernes Wailly. Evidemment la règle remontait plus haut que Chifflet; j'ai consulté Vaugelas, qui n'en parle pas; enfin j'ai découvert dans les Sentimens de l'Académie sur le Cid, au sujet du premier vers de l'acte II: « Il n'a pu dire: Je lui fis l'affront, car l'action vient d'être faite ; il fallait dire: Quand je lui ai fait, puisqu'il ne s'était point passé de nuit entre deux. » Où l'Académie avait-elle découvert cette règle? En remontant jusqu'au XVIe siècle, je finis par trouver dans Henri Estienne la page suivante, où pour la première fois sont déterminés en français, et comme je le démontre plus loin, dans un sens inconnu au moyen âge, les rôles de nos deux passés, ou pour me servir de son expression, de nos deux prétérits parfaits:

<< Quand nous disons: J'ay parlé à luy et lui ai faict response, cela s'entend avoir esté faict ce jour là; mais quand on dit: Je parlay à luy et lui fei response, cecy ne s'entend point avoir esté faict ce jour mesme auquel on raconte ceci, mais auparavant, sans qu'on puisse juger combien de temps est passé depuis. Car soil que j'aye faict ceste réponse le jour de devant seulement, soit qu'il y ait jà cinquante ans passez ou plus, je diray: je luy fei response, ou alors, ou adonc je fei response. Voilà comment par ce prétérit

nous ne limitons point l'usage du temps passé. » Et voilà comment il se fait, qu'adoptant l'interprétation d'Henri Estienne, certains grammairiens ont appelé notre passé défini prétérit indéfini, indéterminé, illimité.

Et ce qui démontre à mes yeux d'une manière péremptoire que c'est dans H. Estienne que le P. Chifflet est allé chercher sa théorie du participe passé, ce sont les lignes suivantes qu'il a copiées en les abrégeant : « De cent estrangers à grand peine s'en trouvera il dix qui ne heurtent, voire choppent à ceste différence de nos deux prétérits... Car d'un homme qui fust venu parler à eux depuis un quart d'heure, voire depuis une minute de temps, ils eussent dict: Il veint icy, il parla à moy. Et mesmes sans qu'il soit besoing de les escouter long-temps pour en donner sentence, ils font quelquefois leur procès eux-mesmes, quand ils disent: Il me veint parler aujourd'huy. Car ce jourd'huy qu'ils ajoutent porte leur condamnation. » (Ap. Livet, p. 440.)

Robert Estienne me paraît avoir agi bien plus sagement en n'essayant pas de déterminer d'une manière aussi précise l'emploi des deux passés. Il y a, dit-il, deux sortes de prétérit parfaict; « l'une est simple, qui dénote l'action ou passion parfaicte, duquel toutes fois le temps n'est pas bien déterminé, de sorte qu'il despend de quelque autre, comme : je vei le roy lorsqu'il fut couronné; je fei ce que tu m'avois commandé, soudein que je receu tes lettres ; je leu hier les lettres que tu m'avois envoyées il y a huict jours. L'autre est composée du verbe avoir et d'ung participe du temps passé, et signifie le temps du tout passé, ne requérant aucune suite qui luy soit nécessaire pour donner perfection au sens, comme : j'ay veu le Roy, j'ay faict ce que tu m'as commandé, j'ay leu les lettres. » (Ap. Livet, p. 430.)

Ainsi, d'après H. Estienne et l'Académie, il faut l'intervalle d'une nuit pour être autorisé à employer le passé défini. Dire : J'étudiai ce matin « c'est une faute grave. On ne doit se servir de prétérit qu'en parlant d'un temps absolument écoulé, et dont il ne

reste plus rien.» (B. Jullien, p. 40.) Est-ce bien là une raison logique, et si c'est à trois heures du soir que je dis : J'étudiai ce matin, n'est-il pas évident que l'expression adverbiale à l'aide de laquelle je modifie le verbe, indique par rapport à l'action un temps absolument écoulé et dont il ne reste plus rien? A plus forte raison, si je dis : « J'écrivis cette nuit » au beau milieu de la journée, en plein midi? Qu'y a-t-il en effet de plus tranché, de mieux déterminé que la nuit et le jour? Et peut-on prétendre avec Régnier-Desmarais, qu'en disant, même à 10 heures du matin : J'écrivis cette nuit, je marque un temps dans lequel je sois encore renfermé? Notre vieille langue ignorait toutes ces subtilités :

U ala ma dame saves?

Ils respondent: Ele est alée

En ses cambres tout effraée.

(R. de Mah. Burg. I, 287.)

Hui main par un ajornant
Chevauchai ma mule anblant,

Trouvai gentil pastorele et avenant.

(Th. Fr. au moy. âge, Burg. I, 315.)

Hui main je chevauchoie

Les l'oriere d'un bois :

Trouvai gentil bregiere

Tant bele ne vit roys.

(Li Gieus de Rob. Buchon, p. 106.)

Je chevauchai, je trouvai hui main, aujourd'hui matin, c'est-àdire ce matin. L'intervalle d'une nuit, comme dit l'Académie, ou d'un jour, suivant l'expression de M. Jullien, n'était donc pas nécessaire alors pour autoriser l'emploi de ce prétérit.

Le XVIe siècle, jusqu'à H. Estienne, ignora cette règle; il ne manqua pourtant pas de grammairiens. Malherbe, le plus poète des grammairiens, et le plus grammairien des poètes, la viole en plusieurs endroits de ses lettres : « Il y a environ trois ans que je vous écrivis, mande-t-il à M. de Peiresc. » Demandez à M. de

Wailly ce qu'il faut penser de ce passé défini : « Il faut dire avec le passé indéfini, écrit-il dans son livre intitulé Principes généraux et particuliers de la langue françoise (Paris, 1821, p. 263): Il y a deux ans que je ne vous ai vu. Il y a quinze jours que je ne suis sorti. » Du reste Racine ne trouve pas plus grâce à ses yeux que Corneille à ceux de l'Académie: « Racine n'est pas correct, dit-il, quand il fait dire à Théramène :

Le flot qui l'apporta recule épouvanté.

Il aurait fallu qui l'a apporté, parce que l'action vient de se passer. »

J'avais cru jusqu'ici ce vers un des plus beaux de Racine. Il est incorrect!

«Que ne fit point ce premier rayon de votre régence!» (Balzac, à la reine régente, 1643.)

etc.

La régence n'étant point passée, il eût fallu: Que n'a point fait

« Il y a quinze ans de bon compte qu'elles prirent ma protection contre don Rodrigue.» (Balzac, seconde partie, lettre XV.)

Ce passé défini, comme nous venons de voir, n'est pas approuvé par Wailly dans ces sortes de constructions (').

Il n'est pas permis, d'après lui, de dire: J'étudiai cette nuit. Serons-nous donc forcés de condamner ces vers de Corneille :

Nous partimes cinq cents, mais par un prompt renfort
Nous nous vimes trois mille en arrivant au port...

Le flux les apporta, le reflux les emporte ?

(Le Cid, act. IV. sc. 3.)

puisque c'est le récit d'un combat livré la nuit précédente que fait Rodrigue, comme l'indiquent clairement ces vers:

(1) Cf. Cyr. de Bergerac, à monseigneur le duc d'Arpajon : « Il y a près d'un an que je me donnay à vous. » (Epistre, p. 2.)

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