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contestables de notre gloire littéraire. Puisse l'émotion que ces grands souvenirs font naître dans son cœur l'empêcher de remarquer la mesquinerie de l'hommage que leur patrie leur a rendu! Puisse-t-elle surtout, lui dérober cette épitaphe latine, dont l'auteur ignorait même l'âge auquel Molière cessa de vivre, et que la malignité publique attribue cependant à l'Académie des Inscriptions (12).

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Ici finit notre rôle d'historien; mais il nous reste encore à venger Molière de prétentions injustes et de reproches sans fondement. Déjà nous avons essayé de repousser les attaques que J.-J. Rousseau a dirigées contre lui et qui n'ont rien gagné à être reproduites par Mercier, dans son piquant Essai sur l'Art dramatique; entreprenons encore de répondre à quelques autres de ses détracteurs.

L'envie et la médiocrité, qui, ne pouvant s'élever jusqu'aux hommes de génie, voudraient du moins les rabaisser jusqu'à elles, ont prétendu que ce grand comique n'avait rien créé, et que ses pièces, souvent traduites, étaient le reste du temps imitées d'auteurs français et étrangers. Les Italiens surtout ont revendiqué, pour les imbroglios et les canevas de leur théâtre, l'honneur d'avoir fourni à Molière l'idée, le plan, les caractères et même le dialogue de la plupart

de ses chefs-d'œuvre. Le Misanthrope, à les en croire, est un vol manifeste fait à leur scène '. Ces prétentions ont cela de commode, qu'elles dispensent de les réfuter : « Soyez surtout bien » en garde, a dit J.-B. Rousseau, contre ce que » les Italiens, toujours admirateurs d'eux-mêmes, » nous racontent des courses que Molière a faites » sur leurs terres. Il n'y en a pas au monde de » plus désertes ni de plus stériles que les leurs1».

Nous ne prétendons pas nier cependant que Molière ait emprunté à ses devanciers des idées qu'il a su faire fructifier. Nos vieux écrivains ont été mis par lui à contribution avec un rare bonheur. Il n'a pas dédaigné surtout ce conteur plein de verve et d'originalité, Rabelais, qu'on ne lit plus assez depuis que Voltaire, qui a su faire son profit d'un grand nombre de ses plaisanteries, l'a condamné par un jugement aussi tranchant que superficiel; « comme un gourmand, a dit un >> homme d'esprit, qui crache au plat pour en dé» goûter ses convives. » Mais, qu'on prenne un seul instant la peine de rapprocher Molière des auteurs qu'il a mis à contribution, et l'on verra si imiter de la sorte ce n'est pas inventer.

Un critique dont l'Allemagne littéraire s'enor

1. Voir ci-après la note 41 du livre II.

2. OEuvres de J.-B. Rousseau, édition donnée par M. Amar, t. V, p. 300; lettre à Brossette, du 24 mars 1731.

gueillit avec raison, M. Schlegel, dans son Cours de littérature dramatique, porte sur Molière un jugement plus que rigoureux. Nous nous bornerons à faire observer qu'un poète comique qui peint la plupart du temps les mœurs de son siècle et de son pays, ne saurait être jugé par des hommes d'un autre âge, nés dans d'autres contrées dont les goûts, les penchans, et par conséquent les travers et les ridicules, diffèrent essentiellement. Les brillans marquis du Misanthrope doivent paraître aussi faux à des Allemands que les vers de Goëthe et les noms de ses personnages paraissent barbares et antiharmonieux aux Français qui ne savent pas les prononcer. Mais ce n'est plus contre l'amour-propre rival d'auteurs étrangers, ou contre les erreurs d'un critique récusable qu'il nous faut maintenant défendre Molière. C'est de la sévérité, tranchons le mot, c'est de l'injustice avec laquelle Boileau, qui du reste ne cessa un seul instant de se montrer son ami sincère, jugea trop long-temps ses productions que nous devons chercher à le

venger.

Du vivant de l'auteur du Misanthrope et du Tartuffe, Boileau ne parla guère que deux fois de lui dans ses ouvrages : la première, et c'est celle où l'éloge fut le plus délicat, pour lui demander

...Térence

Sut-il mieux badiner que toi? 1

La seconde, pour lui dire :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.,

Marmontel, qui se montre quelquefois prévenu contre Boileau, témoigne, ainsi que nous l'avons déjà dit, un étonnement spécieux de ce que cette facilité à rimer ait pu être regardée comme le principal mérite de Molière3. Nous n'imiterons pas dans sa fausse bonne foi, le critique de Nicolas, comme l'appelait Voltaire; mais nous prendrons sur nous d'affirmer que notre satirique n'appréciait pas entièrement l'énergie entraînante et le génie profond et observateur de notre premier comique. La pureté du style était à ses yeux la première qualité, ou plutôt une qualité sans laquelle toutes les autres n'étaient rien. Chez lui cette exigence était d'autant plus impérieuse qu'elle se fondait sur l'amour-propre. Nul doute donc que Térence, toujours froid, mais toujours pur, délicat et châtié, n'ait séduit exclusivement Boileau, et ne l'ait rendu injuste envers le rival, envers le vainqueur du successeur de Plaute.

1. Boileau, Stances sur l'École des Femmes.

2. Boileau, épître II.

3. Marmontel, les Charmes de la nature, Épître aux poètes.

En 1674 parut l'Art Poétique. Molière n'y est point oublié; mais, comme le dit M. Daunou dans son Discours préliminaire sur l'auteur de ce poëme, les huit vers qui le concernent mêlent

>>

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» à la louange une si rigoureuse censure, qu'on »> aimerait mieux pour Molière, et surtout pour

» Boileau, qu'ils n'y fussent pas : »

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L'une et l'autre est toujours en modèles fertile.
C'est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,

Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,
Et, sans honte, à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.

Il nous serait doux de penser avec certains commentateurs de Boileau que le poète par le prix de son art a voulu dire la perfection absolue et non pas la perfection relative. Mais, nous le répétons, le législateur du Parnasse nous semble ici, et dans plus d'un autre endroit, donner une préférence marquée au comique latin'. Dire que Molière a, sans honte, à Térence allié Tabarin, c'est dire que, souvent au-dessous de Térence, il l'égale quelquefois, mais ne le surpasse jamais.

1. Le Boloana le dit d'ailleurs formellement, p. 50.

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