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Cœur double, nous dit donc cette préface, se déduit d'une proposition d'Aristote; en substance, ceci : « le drame veut que la terreur soit purgée par la pitié. » Un parfait lieu commun comme vous voyez. Mais l'Aristote de M. Schwob n'est pas celui mis en lambeaux aux disputes de la rue du Fouare ni celui dont s'autorisait cet extraordinaire abbé d'Aubignac pour édicter les préceptes draconiens qui encoléraient Pierre Corneille; ce n'est ni le syllogiste ni le critique mais bien le moraliste.

La terreur, extérieure ou intérieure à l'homme, est d'abord et avant tout un sentiment égoïste. L'homme oppressé par l'ambiance mystérieuse, par ce « Tout effrayant cher à Maurice Maeterlinck ou en proie aux sombres suggestions du rêve que murmurèrent à son âme les légendes et les traditions et parfois la fatalité d'une habitude de pensée natalement mélancolique, l'homme hanté par la terreur se replie sur lui-même ; son cœur s'endurcit; l'idée solitaire le circonvient et l'étouffe; il se heurte désespérément à ce mur de nuit et ne peut plus s'échapper de son Moi tombé malade. Mais les circonstances se modifiant, l'intelligence devenue plus éclairée ou l'âme plus forte, l'homme peu à peu discute sa terreur et s'efforce de la plaisanter, sans parvenir cependant à la dissiper entièrement : elle demeure un orage suspendu qui éclatera peut être encore bien que lutte déjà pour le vaincre, un rire enrayons d'aube blanchissante à l'horizon de la pensée.

Puis la terreur s'objective; d'autres ont peur, d'autres souffrent... S'effrayer à plusieurs est moins sinistre que de s'effrayer tout seul. « Il n'est pas bon que l'homme soit seuf » dit la Sainte Ecriture. Alors la Pitié apparaît : « Homme, parmi ceux qui tremblent comme tor autour de toi, contemple ces faibles, ces misérables plus cinglés par une vie atroce que toimême. Eloignant de toi les fantômes, tu les écarteras d'eux; haussant ton cœur à la compassion tu les consoleras et les sauveras du rêve mauvais qui vous persécutait tous et tu feras une œuvre bonne d'où ton âme sera pacifiée. » Par ainsi puisque la terreur et la pitié se partagent le coeur humain, il faut que la pitié chasse la terreur.

Voilà, brièvement résumée, l'idée fondamentale de Caur double. Hautement nous affirmons qu'il n'en est pas de plus belle.

Dans l'application, M. Morcel Schwob a en général parfaitement réussi. Les différents contes du volume, soit qu'ils déduisent minutieusement les conséquences d'un fait douloureux, soit qu'ils closent d'une inattendue catastrophe l'exposé d'une situation effrayante concourent presque tous, on ne peut mieux à l'eflet total; à peine s'il est une ou deux pages peut-être superflues. M. Schwob doue ses personnages d'une vie intense et supérieure; plusieurs (voir l'homme voile, le Dom, Lilith, Fleur de cinq pierres, etc.) sont des entités tragiques, nimbees dun halo d'irréel, des êtres résumant une part de vie intérieure si grande qu'ils deviennent des symboles c'est-à dire la plus haute expression d'art qui puisse s'obtenir. Il y a aussi cette «Pitié suprême » qui termine le livre, cette Terreur future où des égorgeurs, des justiciers armés d'engins effroyables et futurs procedent méthodiquement au massacre de toute une population mais s'arrèrent, reculent, puis s'enfuient enfin, éperdus et sanglotants, devant le sourire de deux enfants épargnés par hasard. C'est d'un grand effet.

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Quelques contes où l'ironie se mêle à la terreur sont également à retenir. Des individus falots et macabres, d'allure oblique et sentant la fièvre s'y profilent dans une pénombre où grimacent des formes louches. On devant eux aux pense, habitants de Wondervotteimis, au vicomte Allamistakéo, à la famille du roi Peste, à Ebenezer Scrogg des Contes de Noël, à M. Tulkinghorn de Bleak-house. Ce rapprochement s'impose M. Schwob a l'outrance méthodique de la plaisanterie anglaise, le fun coupant et froid commede l'acier. On rit et l'on éprouve un malaise, un frisson bizarre

qui ne manque pas de charme. Lisez notamment les portes de l Opium Ceux qui ont usé de la drogue sublime et mortelle retrouveront dans ce conte leurs hallucinations faites d'effroi voluptueux et de plaisir ténébreux. C'est par où M. Schwob se rattache à Mark Twain, à Dickens (le bon; pas celui des tasses de thé avec beaucoup de rôties), à Edgar Poe surtout à Edgar Poe. Ce qui n implique d'ailleurs pas que M. Schwob imite ces écrivains mais qu'il est d'une classe d'esprit pareille à la leur. Il les a, sans doute aussi, fort pratiqués et a su merveilleusement s'assimiler la quintessence de certaines de leurs qualités.

L'écriture de Coeur double est parfaite car tout a fait appropriée aux sujets traités, sans soubresauts de phrases ni problemes de rhétorique et surtout sans trop de points d'exclamations ce qui était difficile à éviter, étant donnée le couleur horrifique de la plupart des contes. En somme, Cour double est un livre de qui l'on peut dire, avec M. Jules Renard, que «< ceux qui doivent le lire, le liront. »

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Voici, sans conteste, un des meilleurs livres de prose qui aient paru en ces derniers mois, un vrai livre d'art, un livre savoureux et original. Ces contes de M. Eugène Temolder, déjà connu par de remarquables critiques d'art et de suggestives transpositions, en litterature, de maitres flamands; ces contes, au nombre de six, se passent à Yperdamme, ville chimérique du littoral flamand où l'auteur transporte Jésus-Christ et où se deroulent dans un cadre flamand, avec un accompagnement de mœurs flamandes, quelques scenes racontees par les Evangélistes: le Massacre des Innocents, la Peche miraculeuse, le Reniement de Saint Pierre la Fille de Jaire. Certains de ces contes alljent à la naïvete, à la bonhomie, à la verve et au mouvement d'un Breughel à la richesse du coloris, à la charnure sanguine d'un Jordaens ou d'un Rubens, le profond sentiment mystique, la poésie intense ei poignante des primitifs, d'un Memlinck ou d'un Van Eyck. Dans la Peche miraculeuse et dans la Fille de Jaire notamment, regne une émotion profonde. La phrase très montée de ton, a des vibrations argentines, des délicatesses caressantes; il s'en dégage un fluile subtil, elle s'élève au plus suave lyrisme des visionnaires et des illumines.

Je citerai de la Péche miraculeuse cette description de Ulissingen et des bouches du Schelde transfigures au reflet de la splendeur de Jésus :

Oh! la douce ville que c'était! Au bord de l'eau apaisée, des tourelles toutes claires, avec des toits d'ardoises, et des clochers blancs qui appelaient des vols de colombes! O Cité on tueuse comme une chasse, derri re des murailles à creneaux! Je distinguais tres bien des personnages qui venaient contempler la mer, en grand equipage, et des femmes, vetues chastement ainsi que des saintes, processionnant le long des remparts. Au-dessus des pignons roses, on devinait des sons d'angélus, et les maisons et les édifices étaient décorés précieusement par quelque architecte maitre aussi en l'art des orfèvres. Des bois de lauriers et de buis ornaient le pays aux alentours, des allées de roses conduisaient à des chapelles dressées sur des près d'un velours caressant, et, par des sentiers que je voyais fuir sur une pente, des seigneurs aux pourpoints de brocart devisaient, portants chiffres à leur poitrine, des aigles héraldiques.

Les bateaux du port dressaient une forèt de mats noirs et quelques grands navires se dirigeaient vers le chenal. Ils avaient des voiles latines, blanches, des croix rouges brodées dessus, et ils voguaient avec une douce majesté. Leur poupe et leur prone paraissaient en vieil or, et leur cargaison était composée sans doute, de myrrhe, d'encens et de cire. Un souffle d'un hero sme mystique enflait leur voilure comme s'ils fussent allés vers une pieuse croisade. >

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La Mer, pièce en trois actes, en prose, de M. Jean Jullien.

Parmi les travailleurs de l'Amer (bonjour, M. Willy), il n'en est pas, au Théâtre, de plus sincère et de plus honnête que Jean Jullien, l'auteur de la Sérénade, de l'Echéance et du Maître: des bourgeois de Paris et des

paysans du Perche. Aujourd hbi ce sont des pê

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cheurs bretons. Tels, cet auteur obstinė avait copié, dans la vérité de leur âme et de leur costume, ces bourgeois et ces paysans, tels il nous montre aujour d'hui ses armoricains de la côte. Tous ces gens, il les a vus, il les a observés ; il dit ce qu'il sait de son mieux. Quoi de plus Mais, réplique, avec une belle sincérité, le Figaro (M. Albert Wolff) « il les a vus, ainsi que la mode l'exige, par les vilains côtés; il leur a donné des costumes authentiques, pleins de goudron et de graisse, et il nous les a présentés ainsi apres avoir mis la saleté des vêtements d'accord avec la pourriture des âmes. Le tableau pourrait paraître vrai sans le cadre où la mer immobile est un morceau de toile peinte qui proteste avec éloquence contre la possibilité de faire triompher la vérité dans tous les points au théâtre. » D'où il suit que tout y doit être faux. sentiments, costumes, et même langage, car << quel agacement produisent une douzaine d'acteurs qui, tous, parlent le français avec un fort accent breton ». A quoi, il est facile de répondre (sur ce denier grief), comment s'expriment, dans Molière (un Saint, je pense), Pierrot, Charlotte et Mathurine (Don Juan), Thibaut et Perrier (le Médecin malgré lui), Nérine et Lucette (M. de Pourceaugnac), Martine (les Femmes savantes)? Chacun dans l'accent de son terroir, il me semble. Et les divers Sbrigari et Suisses du susdit Jean Poquelin, comment? Et tous les « clowns » de Shakespeare? Ils abondent, les exemples consacrés. Sur les autres points, est-il besoin d'objecter Est-il quelque tempérament entre la Vérité et la Féerie, le Réel et le Reve?

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Réalisme ou Songe d'une nuit d'été il n'y a pas que ces deux formules, au Théâtre. La honte, l'abjection, c'est de n'y être supérieur ni sincère dans l'une ou l'autre. Quant à l'argument de la toile peinte, il s'en faudrait prendre à M. Jambon, le décorateur. Ce qui serait, d'ailleurs, fort injuste, et à moins d'amener la mer à Paris, ce à quoi nous songeons fort serieusement, on ne peut rien de mieux, de plus illusionniste. La dernière scène, du drame est après le coucher du soleil et, naturellement, « l'astre argenté » de la nuit est figuré par la lumière électrique; alors, après avoir réclamé la Mer, l'éminent critique du Figaro demande la Lune: cet homme est exigeant, vraiment. L'auteur, dit-il, a quelquefois atteint « à une émotion passagere, mais indiscutable; tout le premier acte est vraiment d'un bon mouvement: l'exposition est faite réellement avec beaucoup de talent »; mais tout cela ne rachète pas « le lourd ennui, l'un des plus formidables que j'aie subis dans une salle de spectalle. >>

Le Figars représente le Boulevard, voici le gros Commerce (la rue du Sentier), c'est le bon balourd de père Sarcey (le Temps). Même thème: « la toile de fond, qui représente la mer, changera de coloration à chaque acte, grâce à des artifices d'éclairage; mais les flots en resteront immobiles. On a beau faire, il y aura toujours une limite où.,, », etc. « L'auteur a mís

dans la bouche de ses personnages, le patois du pays... nous ne comprenons que le quart de ce qu'il nous est permis d'entendre. » (Ça, cela ne m'étonne pas; mais quelle belle sincérité, celui là: admirons.) Comme Wolff, Sarcey ne « sait rien de plus insupportable ni de plus agaçant » que ce langage. Et il ne s'est intéressé qu'à ce qu'il croit ressembler à du Dennery, le reste l'a« prodigieusement ennuyé ». Lourd ennui de Wolf, prodigieux ennui de Sarcey se seraient-ils entendus entre eux ? Est-ce un mot d'ordre O Francisque, je viens de parler de votre sincérité. Seriezvous les deux augures qui ne peuvent se regarder sans rire ?

Maintenant, voyons ce que pensent ou affectent de penser la Magistrature et le Professorat; c'est les Débats (M. Jules Lemaitre): « L'œuvre est vraiment belle, et nous pouvons jour alors d'une vérité de transcription qui n'a guère été dépasséc. » Oh! oh! la Plume n'a plus rien à dire alors. Déduisons toujours, d'après cet entier jugement, que les deux Institutions dont il s'agit sont supérieures au Boulevard et à la rue du Sentier ce qui est admissible.

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La vérité est que le drame de Jean Jullien, bien exposé, se poursuit logiquement, dans un langage austėrement vrai (pas d'esprit, pas de « mots », puisque les personnages n'en ont pas, n'en font pas chez eux), vers un dénouement simple, tragique, admirable et poétique. Sous le silence placide de la lune, que cette Jeanne Mary jette un beau cri dans la nuit : « Yves! Yves ! » Bravo, bravo, Lucienne Dorsy; on a vraiment pleuré avec vous. La dernière scène est celleci: les gens du village sont sur le bord de la mer et ils regardent au loin un bateau sur lequel sont deux hommes qui se sont embarqués le matin, François (le mari d'Elisabeth) et Yves (le mari de Jeanne). Ces deux femmes, des belles sœurs ennemies, sont également la; le bateau s'est engagé entre deux rochers; quand il reparait, il n'y a plus qu'un homme à bord, il indique de loin par un grand signe de croix qu'un malheur est arrivé. L'un des deux est mort, mais lequel (J'emprunte cette nette analyse à M. de Suttières). C'est François. Mon cher Jean Jullien, c'est exactement la dernière scène de Marie Tudor, drame en trois journées (Porte Saint-Martin, 6 novembre 1833), de feu Victor Hugo. Savez-vous? La tour de Londres, en 1553, la reine et Jane regardant au-dehors: un homme est mené au supplice, est-ce Fabiani, l'amant de Marie ou Gilbert, l'amant de Jane; l'éloignement les empèche de se rendre compte, l'homme est d'ailleurs couvert d'un voile noir; un dernier coup de canon annonce l'exécution. Elles poussent toutes deux le même cri. « Il n'y en a plus qu'un de vivant, dit la reine; dans un instant nous saurons lequel. Mon Dieu, celui qui va entrer, faites que ce soit Fabiani. >> Quelques instants s'écoulent et c'est Gilbert qui paraît. Jane: << Gilbert ! » - Ils se précipitent dans les bras l'un

de l'autre.

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quais et Cornaglia se sont particulièrement distingués.

Maintenant, mon cher Jean Jullien, j'ai, pourtant, un reproche à vous faire, mais ce n'est pas à propos de votre drame; c'est à propos du drame de M. Paul Delair, Hélène, si rapidement tombé au Vaudeville; vous en avez rendu compte trop durement dans ce pé. riodique ci (no 59, 1er octobre): la donnée est assez fausse, concedo, mais, pour la poésie que cela degageait, il y avait lieu d'être un peu indulgent. Ce cimetière de village, sous ces éclairs, sous cette pluie, cette jeune fille sur cette tombe renversée de son père, et le matin gris venant éclairer tristement la scène désolée... Il y avait quelque chose-là d'assez beau, et que je re grette tout de même. -J. CH.

Comédie-Française.

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L'Ami de la maison, par Maxime Boucheron et Raymond.

Pourrait-on m'expliquer la cause occulte des réprobations indignées sous lesquelles nos grands confrères en critique dramatique ensevelirent ces jours derniers la nouvelle pièce de notre excellent Bicoquet et de son copain Raymond.

« C'est un vaudeville » a prononcé M. Wolff, l'austère du Figaro, et nul ne l'a démenti; moi non plus. « Donc, sa place n'est pas sur la scène de la Comédie-Française. »

C'est ici que l'auteur sent ses idées s'embrouiller. Tiens et l'Article 231, et Camille, etc., etc., est-ce du vaudeville, dites, Albert, ou n'en est-ce pas ?

Pourtant vous leur fûtes clément, en avez-vous souvenance:

L'Ami de la maison est un amusant vaudeville. Certaines scènes du premier acte entre la femme et l'ami sont finement observées, le mari est adroitement silhouetté; c'est seulement la coupe de la pièce qui m'a déplu, avec la répétition de scènes un peu naïves entre la jeune fille de la maison et l'ami qu'elle épousera au dernier tableau, et puis les types banals de l'Américain, de sa femme et du domestique raisonneur.

L'interprétation est médiocre M. Le Bargy arbore des cravates que j'admire. M. Prudhon a une affreuse perruque, M. Coquelin cadet est ahuri à souhait. Mlle Ludwig est une exquise mistress, mais de Féraudy bien assommant. Et voilà.

Georges ROUSssel.

CRITIQUE D'ART

EUGENE CARRIÈRE

La Plume a eu la bonne idée, il y a quinze jours, de consacrer son numéro entier à l'étude d'un certain nombre de peintres que particularisent et rendent spécialement intéressants des tendances hardies et leurs manières, pratiques appropriées à des techniques.

A cette sorte de revue, nous avons vu figurer avec plaisir, auprès de jeunes talents nouveaux, les noms de plusieurs artistes, comme par exemple MM.Cézanne et Seurat, dont les œuvres nous avaient attiré depuis nombre d'années. Les uns et les autres y sont groupés sous plusieurs appellations, sans doute excellentes, les chromo-luminaristes, les néo traditionnistes, surtout celle de Indépendants, (mais alors les autres groupes seraient donc formés d'artistes dépendants ?...) et qualifiés Peintres novateurs.

Etant donnée cette qualité qu'on énonçait la qua

lité créatrice par excellence, j'ai lu très attentivement et avec grand intérêt les articles de ce numéro exceptionnel, et je croyais être sûr d'y rencontrer parmi les novateurs, le nom d'un des artistes les plus nouveaux qui soient, le nom d'Eugène Carrière. Je ne l'y ai pas trouvé. Dès lors, puisqu'on a omis de lui donner la place à laquelle il a droit, je demande à la lui faire ici en quelques lignes très insuffisantes et audessous de leur objet.

Il faudrait en effet consacrer une véritable étude à l'œuvre de Carrière composée d'un nombre énorme de dessins essentiels et de toiles en progression continuelle vers la vie pure, c'est-à-dire dégagée autant que possible des contingences indifferentes qu'on a coutume de nommer la réalité. L'émouvant peintre est novateur à un haut degré : il a inventé un trouble nouveau, le trouble d'une pitié intimement liée à une beauté. Il n'a pas inventé, il a une vision du spectre humain nouvelle par une vérité qui participe de l'absolu. Il convoque la figure humaine dans ses cadres, tout illuminée du resplendissement intérieur des

âmes.

Il ne me plairait point de supposer ici un instant que des artistes, jeunes ou non, voulussent mentir à leurs impartiales jouissances et cesser de les affirmer pour le seul motif que le peintre qui les leur donne serait ce que l'on appelle un arrivé. Un artiste ne saurait devenir suspect aux yeux d'aucun artiste réel par le scul fait qu'après une longue pauvreté noblement portée, il a touché la gloire qu'il mérite, et vu l'or couler de ses tubes quand les marottes, sinon les goûts d'un certain public restreint se sont affinés. Soyez sûr d'ailleurs que cet or demeure toujours ennemi, et que ce n'est pas sans dégoût qu'un créateur conscient de son œuvre l'échange contre cet or, et la voit s'en aller en exode chez des philistins. Soyez sûr que Carrière préfère sentir ses toiles chez des amis, dans la précieuse collection d'un délicat artiste écrivain tel que Jean Dolent, ou sous les yeux d'un intelligent comme Gustave Geffroy.

Une faible partie de l'œuvre de Carrière est connue du public. Des toiles ont figuré aux divers salons, à des expositions particulières de Georges Petit, et tout dernièrement la maison Goupil en a réuni quelquesunes Bd Montmartre, où tout le monde est allé les voir. Cette œuvre réclamerait une étude particulière, aussi par sa signification actuelle, si l'on considère une époque intellectuelle comme menée par une centaine d'âmes, Eugène Carrière doit être dit le peintre de ce temps-ci il excelle à traduire les attitudes simples de la vie pensive et consciente. En présence de l'une quelconque de ses toiles, nous nous sentons pénétrés d'une sorte de respect nouveau pour la race humaine, tant d'humanité y afflue sainte et grave. Et d'autant plus royale et sereine, cette humanité, que les actes représentés appartiennent à la vie ordinaire, familiale, et sont agis evidemment dans les milieux restreints et pauvres de habitation démocratique moderne : une mère allaite, la tête, le regard penchés sur son risson, un enfant manie un objet de ménage, une fillette écrit, une autre, les yeux baissés, passe un peigne dans ses cheveux, une femme appuie un linge à son épaule... Toutes ces figures, jetées sur des toiles ou sur des bouts de papier, avec la prodigalité d'un artiste dont la pensée, l'existence elle même se tracent et s'expriment par des lignes et des tons, toutes ces figures sont d'aujourd'hui, ces êtres vivent dans la maison voisine pourtant ils ont toujours vécu, ils pourraient aussi bien avoir eu lieu dans une civilisation antique. Quand un artiste imprime à ses types un tel caractère de perennité, il est novateur, et de ceux qui resteront. Transposer la vie de manière à suggérer l'idée des origines, mettre en reflet ce qui demeure immanent en nous, c'est le grand art.

nour

Le côté le plus spécialement contemporain de l'œuvre de Carrière est ia psychologie, pour employer un mot assez impropre dont la mode s'est emparée. Carrière

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