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la Bibliothèque royale où elle gisait ignorée, et qui reconnut aussitôt, dans cette tête mutilée et fruste, le grand style de l'école de Phidias1. C'est, suivant M. Lenormant, la tête de la première statue qu'on voyait debout à la gauche de Neptune, de celle que j'ai nommée, avec O. Müller, Thétis. M. Lenormant lui donne le nom de Leucothée. Le nez a été brisé. Cette tête est figurée avec la statue dans le dessin de Carrey, et a probablement fait partie de la collection du marquis de Nointel; on ignore comment elle est venue à la Bibliothèque.

L'autre tête est la propriété de M. le comte de Laborde, l'infatigable et érudit archéologue, qui raconte dans son livre sur Athènes comment il l'a achetée de M. Weber, antiquaire allemand établi à Venise. Elle a appartenu autrefois à San-Gallo, le secrétaire de Morosini. L'histoire de ce fragment est des plus curieuses, et montre par quels périls peuvent passer ces précieuses reliques de l'art qui font l'objet de notre piété esthétique, avant d'arriver aux mains savantes et fidèles qui ne les laisseront plus s'égarer. Cette tête, d'un grand caractère, si j'en juge d'après la photographie, avait été déjà gravée dans un ouvrage de Müller', qui la regardait comme provenant du Parthénon, mais sans la rapporter à aucune figure particulière. M. de Laborde et M. Beulé en font la tête de la Victoire Aptère.

Un fragment de figure drapée a été reconnu par Quatremère pour appartenir à la femme assise qui porte, dans le dessin de Carrey, une jeune fille nue sur ses genoux ; c'est notre Dioné. Il existe quelques autres fragments à Londres parmi les marbres d'Elgin. Athènes possède d'autres débris plus considérables. La figure d'Halirrhotius a été retrouvée telle que le dessin de Carrey la représente, à la tête près qui a disparu. M. Beulé l'a vue dans l'intérieur du Parthénon. « Un boulet vénitien, dit l'auteur de l'Acropole d'Athènes, a probablement fait éclater l'Euryte. Je ne puis m'expliquer autrement la coupe horizontale, qui n'a laissé à sa place que la partie inférieure de cette statue. En montant sur le fronton même, on admirait autour des flancs des plis d'une extrême délicatesse 6. »

Ainsi a été brisée et dispersée l'œuvre... dirons-nous de Phidias?

1. Voyez l'histoire de cette tête dans M. de Laborde, loc. cit., ainsi que les objections produites par M. Raoul Rochette, Journal des savants, année 1851, p. 263. 2. Athènes aux xv, xvi* et XVIIe siècles, t. II, p. 228 et suiv., la note.

3. Denkmäler der alten Kunst, pl. xxvii, no 122.

4. Lettres à Canova, p. 86.

5. Acrop. d'Ath., t. II, p. 92.

6. Ibid.

C'est la question que M. Beulé nous invite à examiner avec lui. Il ne s'agit pas de la conception, ni de la disposition générale, qui appartiennent certainement au maître, mais de la part que le maître lui-même peut avoir eue dans l'exécution. La beauté du fronton oriental, la grandeur et la simplicité du style, l'unité si admirable de la composition, l'habile ordonnance et la perfection savante de toutes ses parties, la vie idéale des figures, nous ont fait prononcer un nom qui est le nom souverain de la sculpture. Ce n'était qu'une hypothèse; mais si le nom de Phidias est, dans l'histoire de l'art, inséparablement uni à l'idée du beau suprême, jamais hypothèse ne s'est offerte avec plus d'autorité intrinsèque, au défaut des témoignages historiques. Faut-il répéter la même conjecture à propos des statues du fronton occidental, ou bien y a-t-il des raisons de les attribuer à une autre main presque aussi habile, mais moins inspirée et animée par un génie moins puissant, comme serait celle de l'élève le plus illustre du chef de l'école d'Athènes?

Il est évident que la part qu'il est permis d'attribuer à Phidias luimême dans l'exécution des sculptures du Parthénon doit être assez restreinte. S'il est certain que le chef de l'école d'Athènes n'a pas dédaigné, quoi qu'on ait dit, de sculpter le marbre', bien que l'immense renommée de ses colosses d'or et d'ivoire ait nui à sa gloire de sculpteur et de statuaire, c'est-à-dire, suivant le langage ancien, de sculpteur en marbre et en bronze; s'il est assez raisonnable de penser qu'il a pu travailler luimême à une partie de la décoration du Parthénon qu'on sait par l'histoire avoir été confiée à sa direction, la renommée de ce nom glorieux ne doit pas cependant nous entraîner à faire du maître athénien un géant aux cent bras de la sculpture, accomplissant à lui seul plus de travaux qu'un homme, même doué d'une activité prodigieuse, n'en saurait exécuter. La décoration du Parthénon offre d'ailleurs des traces, nonseulement de mains, mais d'écoles différentes. Peut-on cependant distinguer deux styles dans les statues des frontons, et l'état même de ces statues permet-il d'y reconnaître la main de deux maîtres? Ici se présentent les remarques délicates et ingénieuses de M. Beulé sur l'observation de certaines lois de perspective dans le fronton oriental, dont il a été question dans l'article précédent. J'ai dit que les mêmes règles n'avaient pas été pratiquées dans le fronton occidental. Ces remarques et un passage de Tzetzès ont servi de base au système qui attribue à Alca

1. Voyez sur ce sujet les réflexions de Visconti (Mémoire cité, p. 3), d'O. Müller (De Phid. vit. et op., p. 46, 47). M. Beulé (Acrop. d'Ath., t. II, p. 96) semble incliner vers l'avis contraire. Voyez aussi le texte de Pline (Nat. Hist., XXXVI, 4).

mène les figures de ce dernier fronton, en laissant à Phidias les statues du fronton de la façade principale.

Tzetzès raconte en effet, dans ses Chiliades, que, Phidias et Alcamène ayant été chargés de faire deux statues de Minerve, destinées à être placées au-dessus de colonnes très-élevées1, Alcamène, qui n'avait pas, comme Phidias, étudié la perspective et la géométrie, « donna à la déesse des formes délicates et féminines. Phidias, au contraire, la représenta les lèvres ouvertes, les narines relevées, calculant l'effet pour la hauteur qu'elle devait occuper. Le jour de l'exposition publique, Alcamène plut et Phidias faillit être lapidé. Lorsqu'au contraire les deux statues furent en place, l'éloge de Phidias était dans toutes les bouches; Alcamène, au contraire, et son ouvrage, ne furent plus qu'un objet de risée 2. »

Pour M. Beulé, les colonnes dont il s'agit sont celles du Parthénon surmontées de l'entablement; les deux Minerves sont celles du fronton oriental et celle du fronton occidental. Ces deux figures sont malheureusement perdues, et il nous est impossible de vérifier les assertions, d'ailleurs sans doute fort exagérées, de Tzetzès, sur le caractère de ces statues rivales. Mais on peut comparer entre elles les figures qui nous restent et s'assurer si elles justifient l'hypothèse de M. Beulé, présentée d'ailleurs avec une réserve très-louable dans un archéologue.

J'ai fait remarquer, à propos du Bacchus et du groupe des divinités marines dans le fronton de la façade, comment le sculpteur avait disposé ces figures pour le point d'où elles devaient être regardées. M. Beulé a fait quelques autres remarques qui me paraissent justes. Sans doute les mutilations du corps du Soleil et de celui de la Lune, qui étaient coupés par le milieu, ces mutilations, vues autrement qu'à distance, auraient pu paraître étranges; mais, à la place qu'occupaient les figures, elles produisaient un effet merveilleux. Le brusque mouvement de la figure d'Iris devait prendre de loin un grand caractère. Les chevaux du Soleil n'étaient point de front, mais sur une ligne oblique, de façon à faire distinguer d'en bas chaque tête. Ceux de la Lune avaient ces lèvres ouvertes, ces narines dilatées et relevées dont parle Tzetzès, « qui devaient, dit M. Beulé, faire saisir, malgré la distance, l'apparence et comme le souffle de la vie 3. »

1. Èπí xióvæv úýnov. Pausanias (II, 17) se sert d'expressions analogues en parlant des sculptures du fameux temple de Junon, près de Mycènes.

2. J'emprunte la traduction de M. Beulé, qui a aussi reproduit le texte (Acrop. d'Ath., t. II, p. 100).

3. Ibid., p. 408.

Rien de pareil dans le fronton de l'opisthodome. L'artiste ne s'y est pas senti la hardiesse de traiter chaque partie en vue de l'ensemble, en sacrifiant ce qui était inutile et en dirigeant toute son attention, tout son art vers l'effet à produire, les conditions de l'œuvre étant données. Il n'appartient sans doute qu'à un génie puissant et grandiose d'avoir cette intrépidité de parti pris qui va droit au but, qui ne s'arrête au détail qu'autant qu'il est nécessaire pour l'effet général. Michel-Ange avait aussi ce sentiment de l'ensemble en sculpture ses statues ne sont que des fragments de grandes compositions qui s'agitaient dans son cerveau et qu'il n'a pas toujours réalisées. Dans le fronton de l'opisthodome, il semble que l'artiste, au lieu d'innover avec audace, comme son rival du fronton de la façade principale, se soit contenté de suivre la tradition en donnant à chaque figure toute la perfection dont il était capable. Ses statues gagnent à être vues de près et séparément, tandis que celles du fronton de la façade principale gagneraient, au contraire, à être replacées au lieu pour lequel elles ont été faites. C'est là seulement qu'elles prenaient toute leur valeur dans la riche harmonie de la décoration imaginée par Phidias en l'honneur de Minerve.

Si l'on compare la pose de l'Ilissus avec celle du Bacchus, on voit que cette dernière figure est élevée de telle façon qu'elle a dû se montrer au spectateur en dépit de la saillie de la corniche, tandis que l'autre a dû être cachée en partie. Même remarque de M. Beulé pour la Circé et pour l'Euryte. On ne pouvait voir d'en bas qu'une partie de l'Euryte, comme le prouve le fragment resté à son ancienne place 1. Au contraire, la figure de Circé reposait sur un soubassement qui la portait à la hauteur nécessaire pour qu'elle apparût complète. M. Beulé nous assure que d'en bas il est difficile de comprendre la pose du Cécrops resté sur le fronton, et il a dû, pour s'en rendre compte, monter au sommet du temple. On ne voit point au fronton occidental de figures coupées à mi-corps. Les têtes qui sont à Paris et qui proviennent de ce fronton n'offrent rien qu'on puisse dire calculé en vue de la perspective; mais leur beauté appartient à la tradition la plus pure de l'art hellénique 3.

En attribuant à Phidias le fronton oriental, M. Beulé ne pense pas cependant qu'il ait lui-même mis la main aux statues; mais il croit qu'Agoracrite, le disciple le plus cher et le plus soumis de Phidias, a pu les exécuter d'après ses dessins et sous sa direction immédiate. Sans

1. Acrop. d'Ath., t. II, p. 409.

2. Ibid.

3. Ibid.

doute il n'est pas nécessaire, pour qu'une œuvre de sculpture soit réputée d'un maître, qu'il en ait lui-même sculpté toutes les parties, et Phidias a pu abandonner à ses élèves, à Agoracrite si l'on veut, la plus grande part du travail; mais on a de la peine à renoncer à retrouver la main du maître lui-même dans ces figures du Bacchus et des divinités marines auxquelles rien n'est comparable dans l'art de la sculpture. Quant à Alcamène, plus indépendant du maître qu'Agoracrite, il a pu traiter avec une certaine liberté le sujet donné par Phidias et ne se conformer qu'autant qu'il était nécessaire au plan général de la décoration de l'édifice. L'exécution du fronton occidental doit sans doute lui appartenir tout entière, si l'on admet que ce fronton soit de lui; car il n'est nulle part question, pour lui, comme pour Agoracrite, d'une communauté de travaux avec le maître. J'ai dit jusqu'à quel point de perfection cette exécution était portée dans la statue de l'Ilissus; c'est un prodige de douceur et de finesse qui charme tous ceux qui le contemplent. Certes une telle perfection pouvait ravir les Athéniens et justifier jusqu'à un certain point la méprise que Tzetzès leur attribue au sujet des deux Minerves.

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