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Le comte Olympe Aguado fait encore une plus grande concurrence aux peintres réalistes. C'est dans ses clichés, grands comme nature, que je puiserais au besoin mes plus forts arguments pour plaider la cause de l'idéal, car ses portraits vivent mais ne pensent pas. Quel admirable résultat cependant que le portrait d'une Dame en noir! Elle est debout; ses mains tiennent un éventail et sortent de longues manchettes blanches qui tranchent sur l'austérité du ton général. La tête, légèrement inclinée sur l'épaule, les yeux fatigués, donnent à l'ensemble une mélancolie profonde; on dirait un carton de grand maître massé à l'encre de Chine. Il y a là, sans nul doute, une mine féconde; mais il faut que M. Aguado s'astreigne à des clichés de la plus excessive netteté, et qu'il ne poursuive ses grossissements qu'autant qu'ils ne déforment pas l'original. Le portrait de M. Membrée est peu ressemblant, et, quant à celui de la Dame en noir, une auguste bouche disait avec justesse « qu'il fallait tout le dévouement d'une mère pour qu'une femme se laissât exposer en cet état. »

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Nous avions réservé pour la fin le système de M. Bertsch, qui rapproche d'un degré de plus la photographie de l'art absolu en corrigeant la déviation des lignes qui lui avait été jusqu'à ce jour imposée; mais un fait plus intéressant encore pour son avenir, c'est la durée que lui assure la découverte de M. Poitevin, et l'éternité que lui consacre celle de M. Lafon de Camarsac. On sait que le plus vif reproche qu'on lui adressait, c'était sa fragilité. Passe encore pour les portraits. Ils vivent, hélas! souvent plus longtemps que celui qui l'a donné, que celui qui l'a reçu ! Mais on hésitait à confier à la photographie la reproduction coûteuse des monuments intéressants. M. Poitevin, en substituant aux sels d'argent, si facilement attaqués par la lumière, la poudre impalpable du charbon, a obtenu des épreuves qui n'ont point encore l'exquise transparence des autres, mais qui, par le vernis cohérent qu'elles déposent sur le papier, se rapprochent singulièrement d'une impression véritable.

M. Lafon de Camarsac fait mieux encore : c'est sur un émail, sur la pâte même d'une porcelaine, qu'il imprime son épreuve; en la passant au four, il la vitrifie et obtient ainsi l'analogue de toutes les porcelaines peintes ou de tous les émaux. Il y a là un fait immense. Le modelé atteint une délicatesse dont nous ne connaissons d'équivalent que dans les anciennes plaques daguerriennes, et les demi-teintes sont infiniment plus douces que sur le papier. C'est une miniature dans la plus exquise acception. Enfin, les applications pratiques sont à l'infini. Outre d'admirables portraits sur émail qui ne craignent plus rien ni de l'humidité, ni de la lumière, ni des voyages, M. Lafon de Camarsac a décoré des fonds d'as

siettes; il fournit au commerce des broches, des bracelets; enfin il a reproduit, d'après des émaux de Limoges, des plaques de coffret que ne désavouerait pas Léonard Limosin.

Que conclure de l'avenir d'une science qui, depuis deux ans seulement, a résolu de tels progrès? C'est qu'en fournissant au savant une variété infinie de matériaux, à l'industriel des produits d'une précision absolue, à l'artiste des reflets de cette beauté expansive qui modèle la création tout entière, la photographie a agrandi dans tous les sens le domaine de l'activité humaine, et que, sous la conduite des hommes intelligents qui la dirigent, les pas qu'elle a déjà faits sont, pour l'avenir, des gages certains de plus grands succès encore.

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RECHERCHES

SUR

L'HISTOIRE DE L'ORFÉVRERIE FRANÇAISE

III.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

(SUITE.)

Parmi les causes qui contribuèrent à pousser l'art français dans des voies plus sages, il faut tenir compte de l'influence de madame de Pompadour. Cette proposition paraîtra peut-être malsonnante, car les livres des « bons auteurs » enseignent tout le contraire, et il est d'usage de considérer le règne de la marquise comme une époque néfaste dans l'histoire de notre école. Mais nous croyons pouvoir invoquer à l'appui de notre sentiment l'autorité de quelques faits significatifs. Nous n'enten

dons pas dire que madame de Pompadour ait eu, sur tout ce qui se rap

porte à l'art, un système bien arrêté; qui donc, en ce temps déjà si troublé, avait su se faire des convictions inébranlables? Et comment pourrait-on demander à une femme frivole cette foi robuste qui manqua à plus d'un philosophe et à Diderot lui-même? La politique, les chiffons, les préoccupations d'une situation facilement conquise, mais éternellement menacée, tenaient dans l'esprit de madame de Pompadour une place considérable. Elle avait reçu des dons heureux, elle abondait en qualités charmantes, mais elle eut toujours moins de logique que de fantaisie. De là, dans la protection d'ailleurs très-réelle qu'elle accorda aux arts, des contradictions merveilleuses. Elle applaudissait au succès de Boucher, elle souriait à Carle Vanloo, elle faisait faire sa statue par Pigalle et son portrait par Drouais; c'est-à-dire qu'elle tendait la main à

4. Voir la Gazelle des Beaux-Arts, t. IX, p. 45 et 82; t. X, p. 14 et 129; t. XI, p. 110.

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la plupart des maniéristes, et le même jour, presque à la mème heure, elle encourageait les débuts de Vien, elle tenait Bouchardon en grande estime, elle faisait de Guay, le graveur en pierres fines, son collaborateur ordinaire, s'associant ainsi aux efforts des artistes qui, bien chancelants encore et bien incertains, se tournaient déjà vers l'art antique et protestaient timidement contre les exagérations de la ligne flamboyante. Lorsqu'elle conçut l'intelligente pensée d'envoyer en Italie son frère le marquis de Vandières, elle lui donna pour compagnons de voyage l'abbé Leblanc, qui n'était pas une tête folle; Cochin, qui avait déjà rompu plus d'une lance en faveur des saines doctrines; Soufflot, qui mettait la géométrie au-dessus du caprice, et qui la marquise le croyait sincèrement portait dans son cerveau l'architecture de l'avenir. La nomination de Bachelier comme directeur de la manufacture de Sèvres répondit à la même pensée, car Bachelier était un homme sage, une manière de professeur, et il s'était acquis je ne sais quel renom d'archéologue, en recherchant, avec le comte de Caylus, les secrets de la peinture à la cire. Sans multiplier ici les exemples, il nous semble donc que, bien que madame de Pompadour n'ait jamais eu sur la question d'art que des aspirations confuses, son sentiment intime l'eût poussée à déserter peu à peu les voies de l'art maniéré, héritage fatal de la décadence italienne. Un fait demeure certain: c'est que, dès que son frère fut devenu intendant des bâtiments du roi, une protection réelle et constante fut acquise à ceux qui, peu à peu, devaient entraîner l'école dans des chemins nouveaux; et, la chose vaut la peine d'être remarquée, les admimistrations des beaux-arts en France n'étaient pas accoutumées à prodiguer leurs sourires aux artistes qui, au lieu de se souvenir, marchent en regardant devant eux.

Quoi qu'il en soit, de 1750 à 1764, c'est-à-dire pendant les dernières années du règne de la favorite, il se produisit dans l'art un mouvement qui, si timide qu'il fût, indiquait pourtant un renouvellement prochain. Chacun eut sa part dans ce travail collectif : on sait les efforts du comte de Caylus; on en peut rire aujourd'hui, on peut trouver qu'il n'a cu qu'une vue bien imparfaite de l'art antique; mais dans l'histoire, les révélations ne sont jamais instantanées, et la science n'arrive à la vérité qu'à la suite de longs tâtonnements. Les recueils publiés par le comte de Caylus durent nécessairement frapper l'attention des orfévres et des joailliers. Dans les Observations sur les antiquités d'Herculanum, que Cochin et Bellicard mirent au jour en 1755, ils avaient fait graver des lampes, des trépieds, des agrafes, vestiges d'un grand art mal compris, mais qui dut surprendre étrangement les successeurs de Meissonier et même ceux de Thomas Germain. De la surprise ils passèrent à l'admiration, et

bientôt ils s'efforcèrent d'imiter, tant bien que mal, les modèles que leur montraient les savants.

Madame de Pompadour vécut assez pour assister à l'aurore de cette renaissance. En 1763, la partie était presque gagnée, et nous n'en voulons pas d'autre preuve que ce passage de la Correspondance littéraire de Grimm: « Depuis quelques années, on a recherché les ornements et les formes antiques; le goût y a gagné considérablement, et la mode en est devenue si générale que tout se fait aujourd'hui à la grecque. La décoration extérieure et intérieure des bâtiments, les meubles, les étoffes, les bijoux de toute espèce, tout, à Paris, est à la grecque... Nos petitsmaîtres se croiraient déshonorés de porter une boîte qui ne fût pas à la grecque... Il n'en sera pas moins vrai que les bijoux qu'on fait aujourd'hui sont de très-bon goût, que les formes en sont belles, nobles et agréables, au lieu qu'elles étaient tout arbitraires, bizarres et absurdes, il y a dix ou douze ans. >>

Il est curieux de rapprocher de ce témoignage littéraire les gravures et les monuments qui nous sont restés de cette époque. Cette comparaison prouve qu'en ce qui touche ce prétendu renouvellement de l'orfévrerie, il y eut, chez les artistes comme chez les lettrés, une grande part d'illusion. Il est risible, il est touchant de voir avec quelle bonne foi nos orfévres s'imaginaient faire de l'antique. Hélas! ils en étaient à mille lieues, et, malgré tous leurs efforts, ces médiocres archéologues ne faisaient que du Louis XV ou du Pompadour, pour laisser à cette période de l'art le nom qu'elle doit porter. Mais s'ils étaient à ce point éloignés de cette Grèce qu'ils croyaient imiter, il est très-juste de dire qu'ils avaient pris au sérieux les moqueries du président de Brosses et de Cochin, et que, renonçant au style rocaille tel que l'avaient compris Meissonier et ses amis, ils s'acheminaient lentement vers un art plus simple, qui, aux approches de la révolution, devait être dans toute son efflorescence.

Ces commencements de sagesse, ces aspirations vers un idéal moins tourmenté sont visibles dans les bijoux du temps de madame de Pompadour, et notamment dans ceux de Jean-Denis Lempereur, le plus illustre joaillier de cette époque. La réputation de cet artiste était déjà faite depuis longtemps, quand madame de Pompadour commença à gouverner la France, car, dès 1716, il avait pris rang parmi les gardes du métier, et, quelques années après, nous voyons le marquis de Calvières acheter à ce << fameux metteur en œuvre une bague bronzée singulièrement, où étoit une agate représentant naturellement un nègre 1. » Telle était la situation

4. E. et J. de Goncourt, Portraits intimes du xvir siècle, II, p. 430.

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