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Malgré le vif intérêt qui s'attache à ce drame, aujourd'hui surtout que la question de l'esclavage met en sang toute l'Amérique, je préférerais aux Esclaves fugitifs de M. Ansdell d'autres morceaux plus serrés d'exécution et d'un coloris plus heureux. En fait d'animaux, nous avons encore les délicates peintures de M. A. Cooper (R. acad.). Ses Bestiaux dans une prairie et ses Troupeaux dans une tourmente de neige joignent aux plus exquises qualités du genre tout le charme de paysage supérieurement traités.

Parmi les sujets qui tiennent au genre des marines, nous avons encore à citer une Galiole hollandaise entraut dans le port d'Aberdeen pendant un temps houleux, par M. E -W. Cooke (associé acad.); la Brise croissante de M. A.-W. Williams; une Vue à pic des côtes d'Angleterre de M. C.-P. Knight; et surtout les deux Vues du roc de Gibraltar par M. F.-R Lee (R. acad). Celle de ses vues qui offre le plus d'originalité représente le versant sud-ouest et l'arrête supérieure du roc. Si M. Lee eût emprunté la chaleur du pays pour animer ses couleurs, et la légèreté de l'atmosphère du détroit pour les rendre transparentes, son tableau serait un véritable monument du génie. Tel qu'il est, c'est un chef-d'œuvre de M. Lee. L'autre vue offre le versant opposé de cette montagne, et, quoique assez bien peinte, elle manque plus encore de transparence.

Un autre tableau du même M. Lee, intitulé Une Vallée retirée, nous conduit aux paysagistes proprement dits, à cette légion de peintres qui fait la force et l'originalité de l'art anglais, et dans laquelle M. Lee se trouve en compagnie de Creswick, de Witherington, de Hering, de Linnell, de Max Callum, de Johnson.

Les paysagistes anglais de nos jours peuvent être divisés en trois classes, que j'appellerai les idéalistes par l'impression, les réalistes par l'ensemble, et les photographes par le détail. A la première appartient M. M.-J. Creswick (R. acad.); par ses deux tableaux, les Bords de la Trent et un Paysage dans le Nord, qui sont tout brillants de hardiesse et de liberté, cet artiste nous rend en poésie ce qu'il nous retranche en vérité. Nous pouvons en dire autant de M. W.-F. Witherington (R. acad.), dont surtout l'Ancienne chaussée dans le pays de Galles resplendit aux rayons d'un soleil éblouissant.

Dans la même catégorie doivent être rangés le Mont Rosa de M. J.-E. Hering, et Poilvache sur la Meuse de madame Oliver, deux vues qui sont prises au lever du soleil.

Pour illustrer la seconde, celle des réalistes par l'ensemble, on ne saurait citer de meilleurs exemples que les tableaux de M. W. Linnell. Cet artiste puise exclusivement dans la nature, mais dans la nature vue en grand et en masse. Il nous donne le total en négligeant les fractions; ses œuvres ont le cachet du vrai sans avoir les pattes de mouche de la signature.

Enfin les photographes par le détail sont MM. A. Mac Callum, J.-G. Naish et autres. Mais voilà le moment de réparer un oubli dont j'étais coupable envers M. W. Dyce (R. acad.). Son tableau représentant George Herbert à Bemerton aurait pu être classé parmi les toiles historiques, ou, pour mieux dire, parmi celles du genre élevé. J'ajouterai que le détail prend ici des proportions extraordinaires. Imaginez-vous donc le ministre Herbert en soutane, sa calotte noire sur la tête, sortant de sa modeste demeure pour aller jouir de son innocente récréation, la pêche; il traverse, un livre à la main, une fraiche et verte prairie. La scène est prise à la première heure du jour, quand la vapeur se lève encore au-dessus de la rivière. Figurez-vous des arbres dont le tronc est

revêtu de lierre comme on n'en voit que dans ce pays où la verdure est entretenue si belle par une éternelle humidité; chaque feuille de ce lierre dessinée et peinte comme si la renommée de l'artiste en dépendait; imaginez enfin cette figure de poëte, plutôt laide que belle, mais empreinte d'une bienveillance angélique, contemplant avec une émotion pieuse ce beau réveil de la nature, et levant la main par un mouvement d'admiration. Avec tout cela, que votre esprit se représente le dernier degré de ce qui est frais, doux, tranquille et heureux. Alors, peut-être, vous vous ferez une idée approximative de cette charmante et pénétrante peinture, photographique par le détail, mais tout imprégnée de poésie. Ajoutez que M. Dyce n'est pas seulement un excellent peintre de paysage et de vignette, et que son étude de tête orientale, de grandeur naturelle, est une des piéces les plus importantes de l'exposition.

Cette étude me conduit naturellement à vous parler des sujets analogues, et notamment des portraits. Je le ferais longuement, si je ne pensais que vos lecteurs connaissent déjà la valeur de cette branche de l'art traitée par un Grant, un Gordon, un Knight, un Watts, un Richmond, et si je croyais possible de vous intéresser en vous décrivant des portraits de personnages qui vous sont inconnus, et dont le principal mérite échappe à toute analyse. Comme vous le pensez, les fleurs, les fruits, les objets inanimés ont ici une importance proportionnée au culte de la réalité, à l'amour de la nature et à la passion des jardins qui caractérisent en Angleterre les tendances de l'art, tout à fait conformes aux goûts du public. La peinture de fleurs est ici comme partout le privilége des fernmes. Mesdemoiselles Mutrie, A.-F. Mutrie, Collinson, O'Niel, Stamard et Lance méritent que leurs noms vous soient signalés, pour les fleurs et les fruits, comme celu i de M. Duffield pour la nature morte.

Je terminerai ici la revue de l'exposition de peinture; mais je crois vous entendre dire Et les Préraphaélistes, où sont-ils? Pardon, il n'y en a vraiment qu'un qui soit digne qu'on s'occupe de lui, car il est de bonne foi, et toujours conséquent avec lui-même. C'est un des chefs les plus distingués de cette secte; il s'appelle W. Holman Hunt. Il a exposé ailleurs Marie retrouvant son fils parmi les docteurs, et cette page serait tout un thème pour un essai sur le préraphaélisme anglais. Maintenant il nous envoie un tout petit tableau, mais qui contient une assez forte dose du système pour nécessiter de ma part le renouvellement de mes anciennes et fréquentes protestations. Oui, je dois encore une fois exprimer le regret de voir des artistes d'un si rare mérite, des peintres tels que M. Hunt ou M. Millais, s'obstiner à soutenir les parties les plus faibles de leur doctrine. S'ils voulaient seulement envisager le côté sain de la question, de pareils artistes, qui possèdent tant de talent et tant de ressources, enrichiraient certainement leur pays de chefs-d'œuvre.

L'étendue extraordinaire de cette correspondance m'interdit d'en venir aux dessins, aux miniatures, aux gravures; il est aussi un peu tard pour m'arrêter au salon de sculpture, quoique cette exposition comprenne des ouvrages de Munro, de Mac Dowell, de Marochetti, de Foley, de Noble, de Westmacott et de bien d'autres artistes recommandables. J'aimerais mieux, s'il me restait plus d'espace, vous faire des remarques générales, d'ailleurs plus intéressante pour le lecteur, que des nomenclatures incomplètes ou des descriptions tronquées.

De tout ce qui précède vous conclurez, je pense, avec moi, que l'art est en progrès dans ce pays. Naguère on y vivait sous l'empire d'illusions vraiment pitoyables; aujourd'hui, une veritable révolution s'est opérée dans les idées. Les cinq ou six tableaux du Salon de cette année, dans lesquels nous remarquons encore les traces

du style et de la manière du passé, nous font mesurer la distance qui a été franchie. En effet, ce n'étaient guère autrefois que des figures blafardes ou lugubres qui hantaient les expositions; on ne voyait que des têtes échevelées et sans crâne, des yeux exorbitants, des nez à la romaine, des bouches en cœur d'un rouge excruciant, ou des lèvres d'un livide diabolique, des mentons polis au tour ou taillés à l'équerre; chaque personnage affectait les poses tragiques d'un théâtre de foire, ou les grâces les plus minaudières; les corps étaient d'une longueur démesurée et d'une anatomie plus que douteuse; les fonds plus horribles que ceux de l'Averne, ou plus fantastiques que ceux d'une nuit de Walpurgis... Aujourd'hui, à la place de tout ce qui était vague, faux, bilieux, exagéré, improbable, impossible, soit pour la forme, soit pour la conception, nous voyons des sujets traités avec calme et avec étude, des formes choisies, ou du moins qui rappellent la nature, des figures conçues, dessinées et peintes avec conscience, oui, avec conscience, car les artistes anglais de nos jours ont gagné cette qualité. Ils ont renoncé à couvrir leurs toiles par des éclaboussures de couleur crue, ils ont renoncé à l'expression de ces sentiments fades, de ces passions malingres, si hautement admirées il y a trente ans. Sans doute il y avait autrefois de notables exceptions, mais elles ont été rares; aussi, sur le continent, l'école anglaise était-elle estimée à zéro. Que les choses sont changées! Et combien j'ai de plaisir à le constater! Au reste, l'art devait suivre le mouvement de la littérature, et puisque celle-ci a abandonné un idéalisme bâtard pour un naturel sérieux et encyclopédique, il était tout simple que les arts fussent associés à ce progrès. Cependant l'art anglais, il s'en faut, n'est pas arrivé à son apogée, il est seulement en bonne voie; et ceci m'autorise à dire à messieurs les artistes du continent: Si les artistes anglais ne vous sont pas supérieurs, ils sont du moins des antagonistes à respecter, à estimer, peut-être à craindre; c'est pourquoi ne négligez rien.

P. S. Au commencement de ma correspondance, je vous parlais de lord Campbell, grand chancelier d'Angleterre; au moment où j'écris ces dernières lignes, on annonce sa mort. Cet événement m'impose le devoir de ne plus m'occuper de l'opinion émise au dernier banquet de réunion de l'Académie, que pour payer un dernier tribut de gratitude à la mémoire de cet éminent fonctionnaire. En perdant lord Campbell, les arts ont vraiment perdu un de leurs amis les plus chauds et les plus éclairés. Il pénétrait si bien l'âme des artistes, il savait si bien comprendre les nécessités, les susceptibilités de ces pauvres esclaves d'une idée ou d'une mission, que ceux-ci sortaient toujours enchantés d'un entretien avec lui. Or, le nombre des hommes tels que lui est encore si restreint, que j'ai bien des raisons pour dire que la mort de lord Campbell est un deuil public.

R. MONTI.

MOUVEMENT DES ARTS ET DE LA CURIOSITÉ

L'EXPOSITION ET LES FÊTES D'ANVERS.

Nous ne voulons rien exagérer, mais il nous semble que les fêtes splendides auxquelles Anvers vient de convier les artistes et les lettrés de toute l'Europe constituent un fait très-moderne et très-fécond. La pensée glorifiée, l'art célébré sous toutes ses formes, une ville entière faisant accueil à des voyageurs venus de si loin, les plus graves intérêts du sculpteur et du peintre débattus dans un congrès solennel, tant d'hommes, et si divers, réunis autour d'une idée, ce sont là de grands spectacles. A son histoire si glorieuse déjà, Anvers vient d'ajouter une belle page de plus; et nous n'étonnerons personne en disant que, toujours digne de son passé, la ville de Rubens et de Van Dyck, sachant bien quelle est l'importance de l'art dans les sociétés nouvelles, lui a donné la première place dans toutes les fêtes dont nous resterons pour longtemps éblouis et charmés.

Des journaux, qui se lèvent de meilleur matin que le nôtre, ont déjà raconté avec détail ces fêtes heureuses. Nous n'avons pas à redire ce qu'ils ont dit, et comment d'ailleurs le pourrions-nous faire ?... Il serait plus facile de peindre avec le pinceau qu'avec la plume cette procession formidable et chantante qui, le soir de l'arrivée des députations étrangères, s'est dirigée vers le vieil hotel de ville, précédée de musiques joyeuses, et marchant entre une double haie d'hommes portant des torches, à travers cette ville, pittoresque entre toutes, dont les maisons aux pignons aigus profilaient sur un ciel clair leur silhouette brune. C'était fantastique et charmant, et j'ai bien compris ce soir-là que la réalité elle-même a ses féeries.

Le lendemain et les jours suivants, le caprice intelligent de nos hotes nous a entraîné de fête en fête : les feux d'artifice, les concerts, les illuminations, les inaugurations de statues, la promenade historique du Géant, toutes ces réjouissances, si bien inventées pour complaire aux enfants et aux journalistes, ont conservé un caractère local, abondant, robuste. Et ce n'a pas été, je vous le jure, un médiocre spectacle que ce banquet pantagruélique où douze cents fourchettes battaient à la fois la mesure sur un rhythme joyeux, car Anvers est toujours la ville de Jordaens, la ville des longs repas et de la vie exubérante. Toutes les écoles européennes étaient assises à cette table immense. Les coloristes des Flandres, les mystiques de la blonde Allemagne, les successeurs des maîtres hollandais, les préraphaélistes de Londres, les paysagistes et les peintres familiers de la France s'étaient donné rendez-vous et se mêlaient aux poëtes, aux conteurs, aux écrivains de tous les pays et de toutes les nuances. Nous par

lions ce soir-là toutes les langues; mais alors même que le mot restait obscur, nous nous comprenions du regard et du geste, et fels étaient notre bon vouloir et notre mutuelle sympathie que, de beaux discours ayant été prononcés, nous les avons applaudis sans les entendre.

Dans l'élaboration de ce grand programme, Anvers avait bien voulu songer aux cri tiques. Une exposition de peintures modernes, organisée par les soins de la Société royale pour l'encouragement des beaux-arts, nous conviait à étudier, dans un de ses centres les plus actifs, le mouvement de l'école belge contemporaine. Il n'est pas besoin de dire que nous avons tout de suite répondu à l'invitation; mais, bien qu'elle réunisse un grand nombre de tableaux, il s'en faut de beaucoup que l'exposition soit d'un intérêt suprême. Anvers devrait laisser à Paris le monopole de ces solennités où quatre à cinq mille objets d'art se disputent, non sans la lasser, la curiosité du passant. Cent tableaux bien choisis nous en eussent appris bien plus que cette profusion d'œuvres douteuses ou infimes qui, par leur détestable voisinage, compromettent les productions bien venues: toutefois, nous avons appris quelque chose à Anvers, et c'est notre devoir de le dire.

A peine entré au Salon, on s'aperçoit qu'en Belgique, comme ailleurs, il y a une école qui s'en va. Elle se distingue si c'est là une distinction par une manière affadie et pauvre qui diminue la couleur comme le dessin, et qui n'a qu'un faible souci de la pensée. Cette école a pour représentant principal le directeur de l'Académie d'Anvers, M. N. de Keyser. Nous sommes loin de nier les qualités de convenance et de sagesse, et la longue expérience dont on retrouve les traces dans les compositions modérées de ce maître si froidement habile. Le Christ au tombeau, tableau destiné à l'église de Santvliet, s'arrange assez bien dans ses lignes générales; mais l'exécution est des plus débiles, et nous en devons dire autant des autres travaux de M. de Keyser, qui se montre fadement doucereux dans sa Jephte, vulgairement dramatique dans son Charlemagne. Nulle accentuation dans les formes, nulle vigueur dans les colorations, nul effet dans la distribution des lumières. Tout est effacé, banal, impersonnel. M. de Keyser ne croit pas au génie de l'école flamande; il corrige par un sentiment académique les exubérances de Rubens; il a regardé du côté de la France, et il a été ébloui par la gloire de M. Signol. Les résultats qu'il obtient diront à ceux qui seraient tentés de suivre son exemple combien il est fatal de renier sa nationalité et ses dieux. M. F. de Braekeleer, dont la réputation est faite depuis bien des années, est moins un peintre qu'un conteur d'anecdotes. Il enveloppe ses petites historiettes familières d'une tonalité d'un gris jaunâtre dont la parfaite monotonie permet de reconnaître de loin ses tableaux; il est plein de bonnes intentions, qui n'aboutissent pas. M. Madou, dont Paris a déjà vu le Trouble-Fête, cherche davantage la physionomie; mais son coloris n'est pas moins insuffisant et artificiel.

Aussi, sans nous attarder davantage devant des œuvres d'une signification si indécise, est-il bon d'aller tout de suite à celles qui doivent nous montrer, ou le talent des maîtres parvenu à toute sa force, ou les aspirations nouvelles des jeunes gens qui essayent de les suivre. A ce point de vue, l'intérêt de l'exposition se concentre presque tout entier sur les tableaux de M. Leys, et sur ceux, bien peu nombreux d'ailleurs, de quelques peintres dont nous aurons à dire les noms.

Il y a longtemps que M. Leys marche à la tête de de l'école, et, si ce rang lui avait jamais été contesté, il ne saurait plus lui être refusé aujourd'hui en présence des trois nouvelles compositions qu'il expose, la Publication de l'édit de Charles Quint éta

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